Ficelle de tablier de cuisine bien serrée autour de la taille, mèches en arrière et manches retroussées, Angelo s'est mis derrière les fourneaux pour préparer un plat de chef pour sa sœur. Un peu plus d'un mois s'est écoulé depuis son retour sur Brisbane, mais ils n'ont pas eu réellement le temps de se retrouver pleinement tous les deux. Entre les funérailles de la grand-mère, les réunions de famille et les soirées "rattrapage de temps perdu" entre copains qui se sont enchaînées, les jumeaux ne se sont encore jamais retrouvés en tête à tête.

Il aurait très bien pu commander des pizzas et se contenter du pack de bières, mais c'aurait été presque irrespectueux de sa part du fait qu'il squatte chez Rina depuis son retour. Non, ce soir, il a été "ambitieux" pour son niveau (nul) en cuisine. Ce soir, il teste des gnocchis saumon épinard, et il prie fort pour ne pas cramer le loft tout entier.

Les clés tournent dans la serrure et dès lors que le visage si familier pénètre dans l'entrée, un sourire se trace sur le sien. "Eh beh, tu te fais attendre toi !", annonce-t-il en guise de salutations, avant de lancer un bisou en l'air. Le retard ne le dérange pas réellement puisqu'il se fait lui-même toujours désirer au minimum dix minutes à chaque rendez-vous. Et puis, la bouffe n'est pas encore prête.

Il fourre trois chips dans sa bouche et boit une gorgée de vin rouge, puis se remet à mélanger son plat qui ressemble davantage à de la bouillie qu'à un plat gastronomique. Finalement, ils vont peut-être finir par se commander des pizzas. "J'ai déjà quasiment fini le paquet en t'attendant", il surenchérit sur un ton sérieux alors qu'il ne l'est pas le moins du monde, un coup de tête en direction de l'apéritif bien entamé. "Ça va, longue journée ?" Il n'était pas au salon de thé aujourd'hui, Angelo. Il avait son jour off et il a donc pu flâner dans les rues si familières de Brisbane en profitant des doux rayons de soleil qui commencent à se faire de plus en plus rares en cette saison.

Même s'il a passé les neuf dernières années à vadrouiller partout dans le monde, la dynamique des jumeaux n'a pas changé pour autant. Même s'ils ne se sont pas vus pendant plusieurs mois, même s'il pouvait mettre des jours avant de répondre à un SMS ou à un appel, quand ils se retrouvaient, c'était comme s'ils ne s'étaient jamais quittés. Loin des yeux, pas loin du cœur. Leur lien est spécial malgré le sang différent qui coule dans leurs veines. Il ne l'a jamais considéré autrement que comme sa jumelle, sa sœur préférée, celle avec qui il a partagé tant de confidences (et de conneries aussi). Alors bien évidemment que c'est chez elle qu'il a atterri quand mamie est morte. Bien évidemment que c'est dans son salon de thé à elle qu'il bosse en attendant de se remettre un peu d'argent de côté afin de rembourser ses multiples prêts. Et bien sûr qu'il veut la remercier, à sa façon. Parce qu'il n'a pas eu besoin de demander ces services. Non, Rina, elle lui a proposé son canapé et une place au boulot sans poser de questions.

À peine rentrée qu'il charrie et elle rétorque. Habituel.

"Tant que tu m’as laissé du vin…
- 'Reste la moitié de la bouteille encore, ça va." Il avait bien entamé le rouge mais une deuxième bouteille les attendait bien sagement dans le placard. Elle se sert et il lui tend son verre pour qu'elle le remplisse également. "Me r'garde pas comme ça, tu peux pas me faire trinquer avec un verre vide voyons." Sourire de gosse sur les lèvres, il tapote le cul de son récipient sur la table, tel un prince attendant son dû.

Elle soupire quand il lui demande comment s'est passée sa journée, elle va certainement poursuivre dans sa lancée quand il va aborder les sujets fâcheux concernant la sienne. Flâner dans Brisbane, ça c'est cool, mais passer la moitié de son après-midi au cimetière en parlant à mamie, ça l'est moins. "T'as besoin de quelqu'un en plus ? J'suis pas assez suffisant au salon ?" Elle l'avait embauché quelques semaines plus tôt et il était encore à moitié en formation par l'autre mec en temps partiel, mais il avait du temps libre et serait ravi de pouvoir l'aider davantage. "Enfin... Je sais que je suis pas encore full performant, mais j'peux bosser à 100% en me faisant payer pareil que maintenant tu sais ? Ça compensera le loyer que je te paie pas." Elle était toujours trop gentille avec lui, Rina, et ça lui paraissait injuste. Surtout après les révélations de l'héritage de la grand mère. Oups, sujet fâcheux en vue ça aussi. On va sans doute y venir tiens : « Et toi, hon’ t’as fait quoi aujourd’hui ? » Elle lui retourne la question et il essaie de garder son calme. Haussement d'épaules et hyper-focalisation soudaine sur les épinards "trop cuits". "Merde, ça va être amer je pense..." qu'il tente pour essayer d'esquiver la question. Il sait que sa tentative est vouée à l'échec, elle le connait mieux que personne, Rina. Alors il capitule, cherche à donner un semblant d'informations pour essayer de la convenir. "Boh, pas grand chose à vrai dire." Absolument pas ressemblant de ses journées, cette réponse. Pour quelqu'un qui a autant la bougeotte que lui, ne "rien faire", c'est sacrément compliqué. Il s'en rend compte et cherche à étayer. "J'ai fait mon footing puis je suis allé chercher des sushis et j'me suis promené en bord de mer." Et c'est vrai. Ce qu'il manque de dire par contre, c'est qu'il est allé au cimetière dans l'après midi, qu'il y a passé trois heures à pleurer sur la tombe de mamie.

C'est qu'il a du mal à faire le deuil, Angelo. Ça ne fait qu'un mois et demi, certes, mais la douleur est toujours aussi présente. Elle ne s'atténue pas, il a toujours l'impression que le vide qu'elle a laissé est trop grand. Sa culpabilité parle beaucoup aussi. Il n'a pas été très présent pour elle ces dernières années et il s'en veut terriblement. Il aurait voulu l'accompagner dans les derniers mois de sa maladie, partager les derniers instants en regardant les photos de famille et en lui caressant la main. Mais Angelo n'a rien fait de tout ça. A la place, il était en vadrouille en Asie, découvrant de nouveaux paysages aux côtés de Yara, sans la moindre pensée triste pour mamie. Et ça, c'est d'autant plus dur pour lui de l'accepter. Et en même temps, c'est dur d'en parler avec Rina. Parce que la mamie, elle a fait du favoritisme avec les enfants biologiques Welch. La mamie au fond, c'était pas quelqu'un de si bien.

Les larmes veulent monter mais il les ravale d'une déglutition forcée et d'une mâchoire serrée. Il se concentre sur son saumon trop cuit lui aussi, mélange une dernière fois et sert deux assiettes généreuses. "J'ai pas gagné en talent de cuistot en voyageant..." se justifie-t-il, tentant un rire, mais globalement, assez peu convaincant.

Elle n'a pas l'air de vouloir approfondir sur le sujet du salon de thé, elle ne veut pas se prononcer sur le manque de personnel. Angelo est-il si nul pour qu'elle fasse presque autant abstraction et s'intéresse uniquement à sa journée à lui ? Il ne cherche pas à en savoir plus, a trop peur de la réponse qu'elle pourrait lui apporter : elle ne fait ça que pour le dépanner mais au final, il met son compte encore plus dans le rouge par son incompétence. Et comme elle sait qu'il a besoin d'argent, elle n'oserait pas le foutre à la porte, hm ?

Une brève expression triste traverse son visage mais il se raccroche à la cuisine, se focalise sur ce qu'il peut lui répondre pour éviter d'aborder le fait qu'il est allé rendre visite à mamie sur sa tombe. Il essaie tant bien que mal de faire comme si de rien n'était mais c'est Rina face à lui. Immanquablement, elle remarque sa tension. Il sait qu'il ne tiendra pas longtemps dans le mensonge puisque : un, c'est Rina, et deux, il sait pas mentir, alors trois, mentir devant Rina est encore plus inconcevable. "Hm, j'avais pas vraiment prévu d'en parler ce soir, j'voulais qu'on profite de la soirée." Eh bravo, en voilà une belle façon d'amorcer les sujets fâcheux. C'est certain maintenant, il ne pourra pas se défiler et elle va demander davantage de détails. Il cherche à se rattraper sur les conseils cuisine de sa soeur : "Hm, je tenterais la prochaine fois...", mais bien vite, il crache le morceau, "J'suis allé voir mamie cet après-midi."

C'est dur pour lui de l'avouer car il a toujours été le petit chouchou de mamie. Au fond, il s'en doutait un peu qu'elle préférait les enfants biologiques, mais au fond aussi, il se voilait la face. Parce que mamie a été vraiment présente pour lui, elle a été son échappatoire pendant de nombreuses années, elle a été celle chez qui Angelo se réfugiait quand il n'en pouvait plus de sa mère. Elle était celle qui le laissait vivre sa vie sans rendre de comptes après ses sorties improvisées avec les copains, celle qui l'attendait simplement avec ses gâteaux riches en calories juste pour le plaisir de voir son petit fils les engloutir dans ses années adolescent-affamé. Elle était celle qui lui racontait ses histoires de jeunesse, celle qu'il admirait. Oui, elle a été sa mamie rien qu'à lui pendant plusieurs années malgré les cinq autres enfants Welch. Alors c'est dur pour lui de savoir que Rina n'a jamais été considérée comme sa "vraie petite fille". C'est dur pour lui de se dire qu'effectivement, la différence de traitement pouvait être rabaissant, blessant pour celle qu'il considère pourtant comme sa jumelle. Mais c'est plus fort que lui : sa mamie, il l'aime plus que tout et il a du mal à entâcher son image, encore plus après sa mort. Surtout après sa mort.

"J'ai passé une bonne partie de l'après-midi sur sa tombe. J'suis désolé Ri..." poursuit-il, la culpabilité le prenant dans la gorge. C'est dur pour lui d'assumer, parce qu'il en veut à sa grand mère mais il n'y arrive pas autant qu'il le voudrait du fait qu'elle soit morte aujourd'hui. Et il s'en veut aussi terriblement de ne pas avoir réussi à donner la moitié de ce qu'il avait touché à Catarina. Parce qu'il n'a pas un seul sou en poche, le petit dernier Welch. Il a surtout des dettes à rembourser, et l'héritage qu'il a touché lui a donné un sacré coup de pouce. Alors, égoïstement, il n'avait proposé d'offrir qu'un seul tiers à sa soeur.

Le sujet Mamie est plutôt fâcheux pour Angelo. Il n’est toujours pas très à l’aise d’aborder le fait que leur grand-mère lui manque beaucoup, malgré le fait qu’elle n’ait jamais vraiment accepté les enfants adoptés. C’est assez contradictoire comme sentiment, puisqu’il lui en veut mais culpabilise de lui en vouloir. En même temps, c’est difficile d’en vouloir à des morts. Surtout à celle qui lui a donné beaucoup de son vivant, mais aussi depuis l’autre côté. L’héritage, il en a touché une belle partie. Cat et Minho, eux, n’ont rien eu du tout. Rien de significatif par rapport aux enfants biologiques en tout cas. Alors il s’excuse, Angelo, il s’en veut d’avoir passé tout son après-midi à pleurer sur la tombe de Mamie.

Et Rina, elle ne lui en veut même pas. Non, Rina, elle vient le rassurer, presque même l’engueuler. “Ouais, m’enfin y’a préférences et préférences quoi.” Là, la grand-mère avait été plutôt radicale dans ses choix. Elle avait bien mis en évidence le fait que les enfants adoptés, elle ne les portait pas vraiment dans son cœur. “Et j’sais bien que nous deux on a un lien spécial, mais ça n’empêche que c’était pas top de sa part, à mamie.” A croire qu’il lui en veut plus que Catarina. “J’veux bien que tu te dises qu’on t’a accueillie et qu’on t’a donné une famille, mais en même temps t’avais rien demandé non plus. T’as été abandonnée et tu méritais des gens qui t’aiment.” Alors oui, au sein des frères et soeurs et des parents, il n’y avait pas de différence de traitement, mais ça pouvait être pesant de se sentir rejeté par les grands-parents.

Il boit une nouvelle gorgée dans son verre de vin, et déplace les assiettes pour les installer sur la table à manger. “Enfin bon, on mange ?” qu’il demande, cherchant à changer de sujet parce qu’il savait qu’ils étaient en désaccord. Elle est trop gentille, Cat, et ça l'énerve au plus au point. Comme si elle ne se faisait jamais passer en premier. “T’as quoi de prévu pour le week-end ?” Elle avait prévu de lui laisser gérer le salon de thé pour aller voir les parents, mais il n’en savait pas plus.