Alice Springs, 2009.


Les doigts de Cleo sont collants de sucre. Elle les maintient en l’air, hésitante. Impossible de les essuyer sur le canapé, même discrètement, ou de les lécher : ni l’un ni l’autre ne serait poli. Elle aimerait se lever pour aller chercher une serviette dans la cuisine, mais elle est visée sur le canapé, les yeux rivés sur l’écran de la télévision, presque paralysée, son cerveau qui tourne à toute vitesse. Depuis le début du film, elle les a repérées, les deux personnages secondaires et les regards, les sous-entendus, elle retient sa respiration à chaque scène, espère qu’elle se trompe, espère qu’elle a raison. Elle ne sait pas pourquoi elle ne veut pas quitter le canapé : parce qu’elle ne veut rater aucune miette du moment où ça pourrait basculer, ou parce qu’elle a peur d’avoir l’air suspecte - de quoi ? - en attirant l’attention d’Harleen, assise à côté elle ? Elle pourrait presque espérer qu’Ollie débarque et les dérange, que le moment se brise.

C’est toujours comme ça, pour Cleo, lorsque le sujet est évoqué, dans un film, dans un JT TV, un clip de musique, à table, par ses parents. Elle a l’impression qu’on va remarquer quelque chose chez elle, elle ne sait pas vraiment quoi, elle retient sa respiration, elle sent une paranoia étrange à l’idée qu’on la prenne la main dans le sac - mais quel sac ? Peut-être celui qui fait rougir ses joues quand Bailey, à l’école, complimente sa tenue, ou celui qui contracte son estomac quand elle voit une jolie mannequin un peu trop dénudée sur une publicité. Alors elle inspire, attend patiemment que le moment passe, se fait remarquer le moins possible. Elle écoute ses parents et leurs remarques sur ces gens-là et hoche la tête, comme si on lui demandait son avis. On ne lui demande jamais son avis. Surtout pas sur ce sujet. Tant mieux, au fond. Elle ne saurait pas quoi dire.

Elle plonge sa main dans le saladier rempli de bonbons - qu’elle suspecte Ollie d’avoir chipé dans un supermarché - et porte un marshmallow à ses lèvres. C’est à cet instant que le film décide de basculer, une main qui se glisse dans une autre, deux femmes qui s’embrassent (!!) et rient ensemble, et très vite, la scène passe à autre chose, parce que ce ne sont pas les héroïnes. Ces personnages ne le sont jamais. Les oreilles de Cleo tintent légèrement, elle déglutit sa bouchée avec trop de difficulté pour ne pas être étrange, peut-être qu’Harleen va le remarquer ?! Alors elle toussote, et dit d’un ton dégagé : « C’est bizarre de montrer ça à la télé, non ? » Une copie, beaucoup plus polie et douce, de ce que son père aurait dit.


@Harleen Honeywood

Alice Springs, 2009.

Harleen s’emmerde. Pas parce qu’elle passe l’après-midi avec Cleo, au contraire, c’est bien ce qui la sauve d’un ennui mortel et fatal. Mais elle a finit de se vernir les ongles, et Ollie n’est pas là pour lui dire que la couleur est affreuse, qu'elle a choisi la pire teinte, qu'elle est laide maintenant et que grâce à cela la vie est tellement plus fun maintenant. Ollie n’est pas là et habituellement son absence rend les heures plus longues, les journées plus beiges. Harls le regarde avec des grands yeux brillants même si elle ne se gêne pas pour redresser le menton et piquer avec ses insultes de bac à sable lorsqu’il lui fait mal avec ses gestes ou avec ses mots. Un jour, elle comprendra qu’elle était déjà amoureuse de lui à peine après avoir appris à faire du vélo à ses côtés. D’ici là, elle le catégorise comme sa moitié d’un tout plus marrant quand il lui tire les tresses ou qu’il vole sa saveur préférée de crème glacée au supermarché.

« C’est bizarre de montrer ça à la télé, non ? » soufflant ses ongles distraitement avant de passer à ses orteils, Honey lève les yeux vers la télé au même moment où les bouches se quittent. Lèvres luisantes, regards complices, la blonde et la brunette sortent du cadre au même moment où une pause publicitaire vient casser l’ambiance. Naïvement, Harls hausse l’épaule, avant de reporter son attention sur les bouteilles de laque éparpillées au sol tout comme elle. « Moi je les trouve trop belles. » elle vient tout juste de décider qu'elle souhaite apprendre à se faire une jolie queue-de-cheval comme l’actrice principale. C’est sa nouvelle mission de vie. Harleen sait que ce sera joli, surtout si elle y glisse des fleurs sauvages qu’elle passera des heures à chercher dans une ville faite de béton, de désert et d’acier. « Elles s’aiment, c’est normal de faire ça quand tu aimes. » les sermons de la messe ne l’ont pas encore atteinte. Ils ne risquent pas de sitôt, chaque seconde qu’elle passe sur les bancs d’église viennent avec leur lot de grimaces qu’elle renvoie au frère de Cleo. Quand on aime, on embrasse, on regarde, on sourit. Son attitude détachée contraste avec celle de l’autre gamine partageant le salon avec Harleen ; mais Harleen n’en a pas le moindrement conscience. Elle roule sur le dos, attrape les yeux de Cleo des siens, lui lance comme de rien deux vernis à ongles et une question en plus.

« Tu préfères rose ou bleu pour toi? »

Le double-sens est tellement loin d’être quelque chose auquel Honey pense qu’elle se lève déjà pour rejoindre Cleo sur le canapé, se blottir près d’elle et attraper l’une de ses deux mains en prévision d’une future manucure.

Les émotions de Cleo sont confuses, changeantes. Elle se sent soulagée d’avoir établi sa position en une seule remarque, persuadée qu’elle est hors de danger maintenant qu’elle a fait comprendre que, comme toutes les personnes normales, elle ne pense pas que ces choses-là le soient. Elle déglutit pour ravaler l’immense amertume qui est collée à l’arrière de sa gorge et dont elle ne comprend pas exactement la provenance ; l’impression peut-être d’avoir dû sacrifier quelque chose pour se protéger, de ne pas être exactement soi-même, sans être capable de connaître non plus ce fameux soi-même. Elle a l’impression qu’une petite tornade fait des ravages en elle, mais elle reste impassible sur le canapé, observant à la dérobée Harleen, toujours un peu plus agitée qu’elle. Elle est comme Ollie, Harleen : elle ne sait pas tenir en place. Cleo, elle, maîtrise l’immobilisme comme personne.

« Moi je les trouve trop belles. » La réponse d’Harleen surprend tellement Cleo qu’elle se demande si elle a mal entendu. Elle évite son regard, les rouages de son cerveau enclenché à toute vitesse. Elle ne peut pas répondre la même chose, elle, qu’elle les trouve belle - parce qu’elle sait qu’elle ne voudrait pas dire la même chose qu’Harleen, pas vraiment, et que cette pensée lui donne la nausée. Alors elle reste silencieuse, le coeur battant, se demandant ce qui a bien pu passer par la tête d’Harleen pour dire ça à voix haute. Elle est pourtant à l’église avec Ollie et Cleo, parfois, et ses parents sont comme comme les leurs. Pas du genre à dire que ces gens-là sont beaux. Ils ne méritent, à la limite, que la rédemption, pour les chrétiens les plus généreux. Le père de Cleo et Ollie n’est pas généreux. « Elles s’aiment, c’est normal de faire ça quand tu aimes. » Si Harleen et elle ont presque le même âge, Cleo la perçoit comme une fille plus âgée, plus cool, presque un modèle qu’elle admire. Face à sa réaction, donc, Cleo se sent encore plus déstabilisée.

Mais Harleen semble parfaitement à l’aise, loin d’être coincée dans des spirales de pensées et battements de coeur, comme Cleo. Elle lance à Cleo deux vernis à ongles, et escalade le canapé pour attraper les mains de la rouquine, qui sent son estomac se contracter. « Tu préfères rose ou bleu pour toi? » « Rose », elle répond immédiatement, comme s’il s’agissait d’une question qui la testerait. « C’est mieux pour les filles », elle rajoute avec l’impression de réciter une leçon, à la recherche d’une bonne note. Il faut qu’elle se tienne bien, que personne ne remarque que son coeur bégaye de ses deux filles à l’écran, ou des mots d’Harleen. Elle a du mal à regarder Harls dans les yeux, l’angoisse lui donne envie de ronger ses ongles qui vont pourtant être joliement vernis. Elle attend quelques secondes, et malgré elle, se sent obligée de dire, « Elles pourront pas se marier à l’église », d’un ton qui se veut être un jugement mais qui sonne plus triste qu’elle ne l’imaginait, « Les filles, à la télé », elle murmure, pour remettre le contexte.


@Harleen Honeywood

« Rose » Harleen sourit, secoue vivement la bouteille entre ses doigts en contemplant les paillettes qui dansent à travers le vernis rosé que Cleo a choisi. « C’est mieux pour les filles » plutôt que de froncer les sourcils ou de sauter aux conclusions féministes qu’une Honey engagée dix ans plus tard aurait très facilement brandies pour faire tenir son point, la Harls de 2009 est simplement curieuse. « Ah ouais? Pourquoi? » s’appliquant sur le pouce de Cleo, Woody s’attend à une réponse logique. Après tout, elle reste une gamine qui ne laisse jamais ses parents s’en sortir avec un simple “parce que”. Harls est incapable d’accepter qu’on lui cache quelque chose, qu’on la laisse en suspens, qu’on ne lui donne pas toutes les pièces et tous les morceaux du puzzle pour qu’elle se fasse sa propre idée. Cleo ignore dans quel piège elle s’est elle-même glissée.

Honey peint l’index de Cleo maintenant, lorsqu’elle entend la voix de son amie renchérir, pensive. « Elles pourront pas se marier à l’église » ce serait ironique, si Harleen répondait qu’elles sont donc bénies? Dans ses rêves les plus fous, elle imagine qu’Ollie et elle se marieraient sur un volcan. Ou dans l’espace, ou sur un bateau de pirates, ou dans un fort avec une vue sur le bout du monde. Jamais dans une église et certainement pas dans celle que ses parents la forcent à visiter au moins une fois par mois. « Les filles, à la télé » Cleo insiste, Harls déteste cette conversation même si elle n’arrive pas à mettre de mots sur le sentiment d’inconfort qui gratte à l’intérieur de son ventre. Elle déteste si rarement, il faut dire. « C’est une bonne chose, ça pue une église. » Honey pouffe de rire, ce serait un sacrilège pour lequel on la punirait vivement si elle répétait ce qu’elle vient d’articuler devant n’importe quel adulte d’Alice Springs. Ses rires la font dépasser de l’ongle de Cleo, elle barbouille un peu son doigt au passage. Oups. L’odeur d’encens, de vieux vin de messe, d’eau bénite pourrie et de confessions pathétiques n’est absolument pas le parfum préféré de Woody. Ça lui donnerait de l’urticaire que même la plus jolie des robes de mariée n’arriverait pas à cacher. « Elles pourraient se marier sur la plage à la place. » et ça, c’est mieux. N’importe où sauf à l’église, en somme.

Cleo réfléchit depuis trop longtemps, Harls décide de jouer. « J’alterne. » la bouteille de vernis rose refermée, elle force son amie à avoir maintenant deux de ses ongles peints de bleu royal. « T’as déjà été amoureuse, toi? » c’est peut-être ça, qui trotte dans la tête de la soeur d’Ollie. L’amour avec tout ce que ça implique. Discrètement, Honey croise les orteils en espérant très, très fort que Cleo ne lui rende pas sa question. Elle ne sait pas comment elle réagirait, de s’entendre dire que si elle tombe un jour amoureuse, elle voudrait que ce soit de Ollie.

Harleen met presque mal à l’aise Cleo. Pas parce qu’elle n’est pas gentille, au contraire. Mais parce qu’elle ne se comporte pas comme les autres enfants autour d’elle, et surtout, qu’elle n’attend pas de Cleo qu’elle soit la petite fille parfaite habituelle. Pourtant, c’est ainsi qu’on la construite, qu’on lui a demandé d’être ; c’est donc un sentiment étrange lorsqu’elle a l’impression qu’il faudrait être autre chose, ou du moins, qu’Harleen n’a que faire des convenances. Alors que Cleo récite son rôle, le rose c’est pour les filles, Harleen ne semble pas tout à fait convaincue. « Ah ouais? Pourquoi? » Cleo marque une pause, réfléchissant. C’est peut-être ça la plus grande différence entre elles deux : Harleen se questionne. Cleo, elle, préfère accepter. C’est plus simple. Pour l’instant, en tout cas. « Euh… » Elle commence, un peu incertaine. « Je sais pas, c’est ce qu’on m’a dit », elle avoue, un peu gênée. « Mais c’est joli le rose, non ? » Elle propose, cherchant désespérement l’approbation d’Harleen.

Elle continue d’ailleurs à chercher un script parfait qu’il lui ferait avoir des bons points. Mais étonnemment, relever que les jeunes filles n’auront pas le droit à un mariage à l’église ne semble absolument pas fonctionner sur Harleen - c’est pourtant ce que leurs parents pourraient dire. « C’est une bonne chose, ça pue une église. » Cleo écarquille les yeux, et ressent une affreuse culpabilité, comme si elle venait d’entendre une calomnie ou un blasphème. Elle a l’impression qu’elle devra s’excuser auprès de Dieu, ce soir, pour la prière du coucher qu’elle fait avec sa mère avant de dormir. « C’est chouette d’être aimée de Dieu, non ? »  Une nouvelle fois, elle cherche l’approbation, elle n’arrive pas à affirmer, simplement à questionner. « Elles pourraient se marier sur la plage à la place. » Cleo s’imagine sur la plage, vêtue de blanc, une fille face à elle, et sent un vertige horrible. « Je crois pas qu’elles aient le droit de se marier », elle dit d’une voix plus triste qu’elle ne l’aurait voulu, et baisse la tête, de crainte qu’Harleen remarque quelque chose que Cleo ne saurait pas expliqué. Les filles ne peuvent pas se marier entre elles, ni à l’église ni ailleurs, elle l’a entendu dire, elle le sait.

Harleen suit son inspiration, et prend à nouveau le vernis à ongle bleu. « J’alterne. » Cleo accepte, évidemment. « C’est joli comme ça », elle admet, persuadée que sa mère va la gronder. Elle n’a déjà pas vraiment le droit de mettre du vernis à ongles. « T’as déjà été amoureuse, toi? » Cleo se crispe, essaie d’avoir l’air naturelle. Ce n’est pas la première fois qu’on lui pose cette question. « J’aimais bien un garçon de ma classe l’année dernière, mais il était amoureux d’une copine à moi, dommage », elle dit avec le ton de quelqu’un qui récite une leçon. Elle ne précise pas qu’elle a choisi d’être amoureuse de ce garçon spécifiquement parce qu’il était amoureux de quelqu’un d’autre. Cleo marque, une pause, hésite, et murmure, avec l’impression de trahir quelque chose ou quelqu’un : « Tu crois que tu pourrais aimer quelqu’un d’autre qu’un garçon ? »


@Harleen Honeywood

« Euh… » la pause que met Cleo entre toutes ses phrases agace Harleen. Elle le montre en soupirant, en précipitant l’activité, en secouant plus vivement les bouteilles de vernis, en prenant de la place. « Je sais pas, c’est ce qu’on m’a dit » les sourcils froncés, la brunette relève la tête vers la soeur d’Ollie avec des points d’interrogation sur le visage. C’est vrai, que les parents sont du genre à dresser des listes et des règles, des manières de faire et des limites. Mais Woody les écoute à peine, ne les suit pas parce que c’est ce qu’on lui a dit justement. Cleo lui donne soudainement envie de briser quelque chose ici. Pas pour lui faire du mal à Cleo, mais pour faire du mal à ceux qui décident à sa place. « Mais c’est joli le rose, non ? » « Les gens disent n’importe quoi et le rose est joli. » Harls fait ni d’une ni de deux et grimpe sur le canapé aux côtés de son amie. À peine dérangée par le fait que la gamine est mille fois plus docile et bien élevée qu’elle, il y a une petite pointe d’inquiétude qui illumine le regard de la plus vieille. « Ils disent quoi d’autre? » qu’elle s’envole, qu’elle s’émeut, qu’elle se fâche et qu’elle démentisse tout ce que Cleo se fait avaler jour après jour par ses parents.

L’église pue, apparemment. Harleen le dit en souriant, un poil plus fort au cas où Ollie rôde autour d’elles et qu’il l’entende être si blasphématoire. « C’est chouette d’être aimée de Dieu, non ? » elle prend un moment pour y réfléchir, Harls. « Ça doit être sympa, ouais. » évidemment, elle ne fait pas partie des favorites du curé ni des hautes instances du paradis. Petite peste au parfum de chewing gum à la cerise, Honey ne peut qu’imaginer comment la vie doit être facile, comment les choses doivent tomber tout cuit dans le bec de ceux et de celles que Dieu aime. « Et donner pleins de passe-droits. » ses parents seraient peut-être plus aimants, eux aussi, si le grand patron l’avait dans ses bonnes grâces.

« Je crois pas qu’elles aient le droit de se marier » les yeux concentrés sur les ongles vernis de Cleo sur lesquelles elle souffle, Harleen concède le point. Elles savent toutes les deux que ce ne serait pas quelque chose qui arrêterait Harls si elle décidait de marier une fille. Probablement même qu’elle le ferait strictement pour défier la loi et pas par envie. Cleo se rattrape, casse le nouveau plan qui germait dans la tête de son amie d’un « C’est joli comme ça » qui ravit Woody. Oui, le rose et le bleu lui vont bien et c’est amplement pour alléger l’air. « J’aimais bien un garçon de ma classe l’année dernière, mais il était amoureux d’une copine à moi, dommage » arf, évidemment. Les garçons sont idiots, Harls l’aurait sûrement confronté, elle serait entrée dans ses baskets le temps qu’il l’aime mieux et plus qu’il aime l’autre. « Il te l’a dit? » elle tente de trouver les failles, échafaude un nouveau plan pour que Cleo brille sous le regard de ce garçon-là dès le lendemain. « Tu crois que tu pourrais aimer quelqu’un d’autre qu’un garçon ? » le changement de sujet ne la choque pas. Elle se vernit les orteils, maintenant. « Je sais pas, peut-être, pourquoi pas? » s’il y a bien un trait qu’Harls a développé jeune, c’est cette curiosité. Cette incapacité à donner une seule réponse, à se contenter des cartes qu’elle a, de ce à quoi on s’attend d’elle. Elle veut tout voir et tout goûter, tout vivre et cela se transfère autant dans ces histoires-là. Naïve, elle se demande aussi si son coeur pouvait battre autant pour Ollie s’il était une fille. La réponse est un grand oui. « J’ai de la difficulté avec ça. “Aimer”. » elle ment, elle aime tout trop vite et trop fort, elle aime autant qu’elle déteste. Mais Harleen ne sait pas encore que cette boule constante dans son ventre, c’est de l’amour pur et simple.

Harleen s’agite, et Cleo est douloureusement consciente qu’elle n’est pas assez bavarde et réactive, pas assez drôle, pas assez cool. Elle tient la discussion comme elle peut, même si l’angoisse prend toute la place, assise à côté des deux enfants sur le canapé. Cleo aimerait être comme Harleen, exhubérante, extravertie, assurée. Mais chacune de ses phrases est ponctuée d’un bredouillement. « Les gens disent n’importe quoi et le rose est joli. » Une nouvelle fois, l’assurance d’Harleen rebondit contre la timidité de Cleo. « Ils disent quoi d’autre? » Les joues de Cleo rougissent, parce qu’elle sent l’agacement, qu’elle a peur de dire trop de mal de ses parents, de leurs règles, leurs idées, qu’Harleen les critique. « Qu’il faut que tous les ongles soient vernis de la même couleur », elle glisse, devant la créativité d’Harleen, « mais moi j’aime bien comment tu fais. » Même si c’est original, même si sa mère va sûrement la gronder en rentrant ce soir.

La discussion dérive sur Dieu, et cette fois-ci, Harleen prend un peu plus de temps à répondre. « Ça doit être sympa, ouais. Et donner pleins de passe-droits. » « Dieu aime tout le monde », ajoute Cleo fasse au conditionnel qu’utilise Harleen, parce qu’elle veut que la brune sache qu’elle aussi, elle est aimée, même si elle rigole pendant la messe. « Enfin, je suppose que ça dépend des pêchés, parfois. C’est pas toujours très clair », avoue Cleo en baissant les yeux. On lui dit que Dieu n’est qu’amour, mais qu’elle pourrait brûler en enfer si elle regardait de trop près une fille, alors elle ne sait pas forcément toujours ce qu’on attend d’elle.

« Il te l’a dit? » Demande Harleen quand Cleo parle de son amour contrarié. « Il l’a dit à mon amie. Mais c’est pas grave », elle dit d’un ton dégagé. « Enfin, j’étais triste, hein », elle rajoute, qu’on ne croit pas qu’elle s’en fiche totalement. Elle a l’impression de répéter, un rôle, un texte. Pourtant, elle dévie de sa réplique, quand elle demande à Harleen si elle pourrait aimer quelqu’un d’autre qu’un garçon (elle n’arrive pas à dire fille, pas à voix haute) « Je sais pas, peut-être, pourquoi pas? » Le coeur d’Harleen s’emballe, et elle essaie de rester normale, mais la confession d’Harleen la surprend. Elle n’a jamais entendu ça, encore moins d’un ton si dégagé, comme si ce n’était pas grave. Cleo inspire, agite ses mains pour que le vernis sèche, et ne dit rien, parce qu’en cet instant, elle se demande ce qu’elle dirait, si elle ouvrait la bouche.  Moi aussi ? Trop dangereux. « J’ai de la difficulté avec ça. “Aimer”. » Cleo lève un sourcil, surprise. « Ah bon ? » elle demande un peu bêtement. « Pourtant je trouve que t’as l’air… » Elle marque une pause, hésite. « Que les choses ont l’air facile. Tu ressens, tu vis. J’trouve ça trop cool », murmure Cleo, les yeux baissés, pour ne pas trahir son admiration pour Harleen.


@Harleen Honeywood

« Qu’il faut que tous les ongles soient vernis de la même couleur mais moi j’aime bien comment tu fais. »

Harls se moque des autres, Elle ne serait pas là, avec Cleo, si elle avait envie de discuter des derniers potins ou des potes qui ne sont pas présents. Elle les aurait invités si elle voulait les entendre bavasser eux aussi. Que Cleo s’attarde à ce qu’ils peuvent dire ou penser l’ennui, l’emmerde même. Et fidèle à son habitude, Harleen ne le cache pas du tout. Et si Cleo le remarque? Tant mieux. « C’est ça qui compte. Ce que t’aimes. » ce dont t’as envie, ce que tu veux, tout ça. Honey réalise qu’elle en connaît bien moins sur Cleo que Cleo en sait sur elle. Ça l’agace. Pas contre son amie, non, mais contre elle-même. La note mentale de poser plus de questions se broche à son cerveau, elle se jure d’être moins bavarde et plus curieuse.

« Dieu aime tout le monde » ça prendrait toutes les forces d’Honey pour ne pas rouler des yeux et elle préfère garder son énergie pour faire chier Ollie s’il débarque dans la même pièce qu’elles. Alors Woody roule des yeux comme personne. Ricane aussi. Dieu n’aime pas tout le monde, il est sélectif, élitiste. Si on ne respecte pas une seule de ses règles ou qu’on saute une prière, il se venge. Ce n’est pas de l’amour, ça. C’est de la manipulation pure et dure. Harleen l’adolescente en devenir a déjà des opinions très arrêtées sur la question. On passera ça sur son incapacité à suivre ce que toute forme d’autorité lui demande. « Enfin, je suppose que ça dépend des pêchés, parfois. C’est pas toujours très clair » « Dieu complique tout. » Cleo démontre ce qu’Honey croit dur comme fer : à la seconde où ce n’est pas clair et évident, c’est suffisant pour que la gamine décroche. Harleen aime les choses simples et les gens honnêtes. Cleo devrait arrêter de tout compliquer, elle aussi.

Les histoires de garçons arrivent toujours à distraire Harls le temps qu’elle sorte de ses grandes envolées rebelles et revendicatrices. « Il l’a dit à mon amie. Mais c’est pas grave » quel lâche d’aller bavasser aux autres plutôt que de l’annoncer à la principale intéressée. Harleen détestera les garçons pendant la prochaine minute. « Enfin, j’étais triste, hein » ses doigts pianotent sur le revers du canapé, signe qu’elle pense déjà à venger Cleo. Comment est-ce qu’elle pourrait humilier le gamin qui lui a fait du mal? La question de Cleo, sur l’amour, la prend pourtant au dépourvu. Harls rougit, derrière ses mèches brunes et emmêlées. « Ah bon ? » menteuse, menteuse. Elle est amoureuse d’Ollie depuis qu’elle l’a vu. L’aimera probablement toujours et de plus en plus fort. Quel gâchis de ne pas le réaliser, de le nier si tôt. « Pourtant je trouve que t’as l’air… » elle se mord l’intérieur des joues, Honey. Il ne faut absolument pas que la soeur d’Ollie trouve qu’elle a l’air amoureuse de - « Que les choses ont l’air facile. Tu ressens, tu vis. J’trouve ça trop cool » et elle souffle, soupire, relaxe. Tout va bien Harleen. Personne ne le sait. Pas même toi.

« Je peux te montrer si tu veux. » qu’elle bondit, dans ses mots et du canapé. Harleen a retrouvé son grand sourire de gamine, les étincelles dans ses yeux. « Dieu aime tout le monde, de toute façon. » elle se moque, elle pique, mais elle est surtout enthousiasmée que Cleo puisse dire oui à sa proposition : qu’elle la suive dans ses folies au nom de rendre les choses faciles. De ressentir.