Une toute nouvelle comédie musicale était en production.
Le script, les musiques et les chorégraphies étaient écrits. Les comédiens, déjà castés, avaient d’ors et déjà entamé les répétitions, se mettant progressivement dans la peau de leurs personnages et se les appropriant. Les décors et les costumes demandaient encore un travail colossal. Notamment pour l’équipe des costumes. Ils avaient déjà en tête tous les concepts, récoltés toutes les mensurations des comédiens. Tout le travail préalable à la fabrication des costumes avait été fait. Ils manquaient la plus grosse partie du travail.
Être costumier, ce n’était pas que coudre des costumes. Oh, ça faisait belle lurette que les choses ne se faisaient plus exclusivement comme ça ! Être costumier, c’était savoir chiner un peu partout pour trouver la pièce qu’il fallait. En boutiques, en friperie ou en ligne. Être costumier, c’était être pendu au téléphone ou sur l’ordinateur à contacter les agences de location de costume et négocier. Être costumier, c’était parfois accepter de faire appel à quelques prestataires quand les compétences ou le temps manquaient à l’appel.
L’équipe des costumes avait pris un retard non négligeable à la fabrication des costumes. Un retard auquel Jesse, costumier de profession depuis un peu moins de dix ans, était accoutumé. Les costumes, c’était un peu comme le BTP. Il ne fallait pas s’attendre à ce que les délais soient toujours respectés. Tant que les comédiens ne jouaient pas nus sur scène lors de la Première, ça passait. Sauf que là, ça risquait peut-être d’arriver s’ils ne se hâtaient pas.

Pour palier au manque de temps, Jesse avait dû se résoudre à faire appel à une prestataire. Or, leur prestataire habituelle pour les broderies et les travaux de détails n’étaient pas disponibles avant quelques semaines. Jesse s’était alors mis en quête d’une autre personne capable de faire le job jusqu’à tomber sur un profil Instagram intéressant. Il avait contacté la personne, lui avait expliqué la situation, et il lui avait donné rendez-vous au théâtre pour qu’ils puissent en discuter.
Jesse était chez lui, au théâtre, y passant une grande partie de ces journées. Si bien qu’il en oubliait souvent l’heure et ne vit pas venir celle du rendez-vous. Il ne s’en rendit compte qu’une quinzaine de minutes plus tard. Il se rendit alors rapidement à l’atelier où la jeune femme était sensée l’attendre. Heureusement, il n’était pas loin et arriva rapidement.
« Bonjour, vraiment désolé du retard. » la salua-t-il quand il entra dans l’atelier, avec un grand sourire aimable.
Il ne chercha pas à se justifier. Il s’approcha d’elle pour lui serrer la main, comme on lui avait appris à faire.
« Je suis Jesse. Katharina, c’est ça ? » s’introduisit-il en s’asseyant sur une chaise en face de son interlocutrice.
Jesse présentait un look décontracté, assez éloigné de ce qu’on aurait pu voir dans un bureau. Son allure trahissait son domaine d’expertise.

L'attente ne se fit pas sentir dans les doigts de Katharina qui tenaient l'aiguille finement en étant tranquillement assise sur une chaise. Elle finissait de coudre un crabe rouge réaliste aux petits yeux et aux nuances précisément choisies dans des points adaptés.

Les deux brins bordeaux enroulés l'un en l'autre se soutenaient pour former le fil. Deux nœuds venaient arrêter le fil au-dessus du chat pour empêcher que la mini cordelette rougeoyante ne se barre au travers.

Puis, arriva le costumier et elle cessa son ouvrage, levant des yeux bleus profonds vers lui en étant immédiatement transportée dans un autre monde. Elle ne saurait douter que c'était bien lui derrière son profil. Voir les gens après les avoir eu à l'écrit envoyait toujours un shot de dopamine dans son cerveau.

Le mieux était encore quand le correspondant n'avait pas de photo de profil, la réalité était d'autant plus frappantes. Aux mots écrits s'ajoutaient la voix de la personne dans sa tête, dans un coin de sa mémoire. Elle aimait avoir l'impression d'entendre leur son comme dans un film avec sa "petite voix" d'imitatrice.

- Bonjour, pas de soucis j'étais occupée ! répondit-elle avec une voix puissante

Puis elle ajouta à ses dires merveilleux : - Katharina c'est ça. Enchantée ! Vous étiez absorbé par votre travail ?

La jeune femme adorait qu'autrui dise son prénom. Elle s'était levée pour serrer la main du costumier avant de se rasseoir. Sa tenue de bureau d'été était un peu en décalage avec la tenue décontractée de son interlocuteur mais qu'importe, les habitudes ont la dent dure. La différenciation des costumes était de toute façon une idée fondamentale à garder en tête.

Elle posa sa broderie sur ses genoux en enfilant l'aiguille dans le tissu de sorte à pouvoir le récupérer plus tard, à l'horizontale. Après ces mots, la prof avait calmée son excitation pour parler de manière posée.

De son regard bleu électrique, elle sondait son voisin avec intensité. Elle passa outre l'effet impressionnant que lui procurait les gens du milieu du spectacle qui lui paraissaient à la fois inaccessibles et tellement aprochables.

Elle notait la moustache vintage de ce monsieur Jesse qui, se disait-elle en soi-même de manière flatteuse, pouvait (sans doute si on était bourré) passer pour une baguette de sourcier, un radar de sensibilité qui, elle l'espérait en tout cas, permettrait de repérer les bons éléments.

La prof aspirait à être assez douée pour que le contrat à venir puisse être reconduit. Comme sa carrière était assez plate, ça lui donnerait un coup de fouet en plus. En attendant elle faisait un charment sourire à son rendez-vous professionnel, aux portes de l'atelier.

Le théâtre était comme une seconde maison pour Jesse. Et les gens qui y travaillaient, une seconde famille. C’était à l’âge de 16 ans qu’il avait eu le privilège d’en découvrir les coulisses et fouler les planches de sa célèbre scène. Ce lieu, depuis, faisait partie de sa vie quotidienne. Il y travaillait, il y mangeait, il s’y socialisait. Il lui donnait un haut niveau de confiance que ne lui conférait pas d’autres endroits. Il s’y permettait plus de singularité et de familiarité.
C’était avec ce bagage qu’il se présenta à Katharina avec quelques minutes de retard. Son interlocutrice supposait naïvement que le travail était la cause de ce retard. Elle ne connaissait pas Jesse, de toute évidence. La ponctualité ne faisait pas nécessairement partie de ces compétences les plus maîtrisées. Et s’il avait autant de retard dans son travail, sa distractibilité faisait partie des causes évidentes. La vérité était juste qu’il était en train de papoter avec un de ses collègues.
« Oh non, j’étais pris dans une conversation intéressante. » rectifia-t-il en souriant, en balayant l’air d’un revers de la main.
Il aurait sans doute dû mentir pour paraître plus poli et plus professionnel. Il s’en rendit compte à la seconde même où les mots s’étaient échappé de ses lèvres. Mais il n’allait pas se corriger maintenant : c’était trop tard, le mal était dit. A la place, il expédia vite la question en entrant directement dans le cœur du sujet qui les intéressait.
« Je vous disais en message que nous faisions une comédie musicale qui se passait dans les années 20. Je ne peux pas vous en dire trop sur l’intrigue. Mais l’idée, c’est de capturer l’esprit festif de l’entre-deux guerre. Avec mes collègues, nous avons collecté quelques images d’époque et avons fait un moodboard. »
Il s’étendit excessivement pour attraper une grande pochette qui reposait sur un des plans de travail. Ça aurait demandé moins d’efforts de juste se lever pour aller la prendre. Une fois en main, il l’ouvrit de façon à ce que Katharina puisse bien le visionner. De nombreuses photos d’époque étaient accompagnées de photos plus récentes de détails. Il y avait autant de tenues de jour que de soirées.
« Tu vois… je peux te tutoyer ? Tu vois les broderies qu’on voit sur ces robes, très art déco ? Ce serait le style qu’on rechercherait. »
Les broderies, évidemment, concernaient surtout les tenues de soirée et celles qui étaient manifestement portés par des personnages aisés.

Au départ, le métier de costumier n’était pas vraiment la vocation de Jesse. Plus jeune, il rêvait d’être comédien dans des comédies musicales. Rêve qu’il avait réalisé dès l’âge de 16 ans. Les costumes, ça avait tout du plan B, si vous voulez savoir. Son père refusait que son fils adolescent arrête l’école et compromette son futur pour une carrière très incertaine. Dans le milieu du théâtre, comme dans celui du cinéma, seule une poignée de personnes arrivaient à vivre décemment de leur art. Le seul moyen pour que M. Costello accepte de laisser Jesse arrêter le lycée, c’était qu’il se lance dans un apprentissage professionnel à côté de ses ambitions théâtrales. C’en était suivi un apprentissage de couture. Et quand il décida d’arrêter la scène, Jesse resta dans la Northlight Theater Compagny en tant que costumier.
Comme quoi, les papas rabat-joies n’avaient pas toujours tort.
Jesse trouvait ce travail stimulant. S’il y avait certaines tâches répétitives et qu’il esquivait autant que possible, c’était un bon compromis de tout un tas de choses. Le travail d’équipe, de création, de recherches, manuel.

Katharina pointa du doigt l’une des images représentant une tenue de soirée. Jesse acquiesça à son commentaire.
« Tu vois, typiquement, le personnage principal portera une robe comme ça lors d’une scène pendant laquelle c’est primordial qu’elle ressorte. C’est un peu un moment à  la Cendrillon, si tu veux. »
Tous les costumes n’étaient pas si riches en détails. Heureusement, sinon ça n’aurait aucun sens.
« Mais celle-ci, on s’en chargera avec mes collègues. Mais regarde les autres tenues de soirée. Pour donner l’impression de richesse, on a plus miser sur la quantité de broderies et la noblesse des matériaux. On voulait vraiment que ça ne soit que le personnage principale qui porte des sequins, des perles. »
Ce n’était probablement pas très réaliste du point de vue historique. Mais d’un point de vue scéniqué, ça s’expliquait. La magie du théâtre. Jesse laissa le moodboard entre les mains de Katharina pour qu’elle puisse continuer à le regarder si elle le voulait. Elle saluait par ailleurs la démarche d’un tel outil.
« C’est surtout très pratique pour se coordonner avec les autres aspects artistiques. Ce serait bête de faire des costumes totalement déconnectés des décors si ce n’est pas l’effet voulu. Ou qui ne complimente pas du tout la mise en scène en mettant en avant le figurant du fond au lieu des personnages importants. Le manque de communication et de coordination, c’est le pire. »
Jesse avait entendu des histoires affreuses à cause d’équipe ne sachant pas communiquer.