Malgré son tempérament naturellement social, il faut reconnaître qu’Eve sort rarement. Ou plutôt, elle sort rarement dans le but de s’amuser, trop occupée à amener Ella chez ses ami·es ou au parc, à aller voir son frère et profiter du retour de sa filleule à leurs côtés, à balader Raya ou un autre chien du refuge, à faire du bénévolat à Manzili… Si on lui posait la question, elle assurerait que c’est simplement parce qu’elle manque de temps pour cela. Elle doit s’occuper de sa fille, préparer des exercices pour ses élèves, corriger leurs cahiers, participer aux réunions avec les collègues, et à côté de tout cela elle tient à se rendre utile pour Manzili et pour le refuge animalier d’où vient Raya. Sa vie sociale se limite finalement à sa famille et à ses ami·es proches, et elle est plus habituée aux rencontres dans le cadre associatif qu'à celles faites dans un bar ou une boîte de nuit.

Ainsi, elle-même s’étonne lorsque sur un coup de tête elle quitte le canapé sur lequel elle était étendue depuis plusieurs dizaines de minutes et abandonne sur la table basse le livre qui l'occupait jusque là. Elle troque rapidement sa tenue décontractée pour quelque chose de plus élégant : ce chemisier vert fait mieux ressortir ses cheveux bruns que son haut de pyjama au message débordant d'optimisme, et ce jean la met plus en valeur que son jogging tâché par de la purée de brocolis. Un blazer sur les épaules et ses escarpins noirs aux pieds, elle vérifie que la gamelle de la chienne est pleine avant de quitter la maison bien trop silencieuse à son goût. Ella n’est pas là, elle dort chez une copine parce qu’il n’y a pas école demain, et Raya est étendue sans un bruit sur son panier depuis une bonne demi-heure, demi-heure que la Daxson a passé à tourner les pages de son roman sans y trouver grand intérêt. D'habitude lire la distrait suffisamment pour ne pas penser à la solitude qui la pèse, mais ce soir ce n'est pas le cas. Elle aurait pu appeler Jaylen mais elle refuse de l'embêter avec ses problèmes futiles alors qu'il vient de retrouver sa fille. Et puisqu'il est bien trop tard pour se rendre à Manzili sans être d'astreinte, c'est dans un bus en direction de Spring Hill qu'Eve monte, songeant qu'un verre en rooftop ne lui fera pas de mal et, surtout, lui offrira bien une occasion de sympathiser avec quelqu'un.


C'est sans autre compagnie qu'un cocktail à la grenadine qu'Eve se trouve lorsque minuit sonne dans le bar. La personne avec laquelle elle a pu converser le plus longtemps est partie il y a un bon quart d'heure, suite à quoi la Daxson s'est laissé aller à commander un autre cocktail. Le dernier, parce qu'elle en a déjà bus plus que ce à quoi elle est habituée, mais aussi parce que l'ennui commence à l'étreindre presqu'autant que son alcoolémie montante. Elle ne s'attendait pas à ce qu'en tournant la tête son regard croise celui d'une inconnue qui, pourtant à plusieurs mètres d'elle, lève son verre dans sa direction tout en lui offrant un magnifique sourire. Plus qu'être belle – bien qu'elle l'est à n'en douter –, elle dégage une assurance telle qu'Eve ne parvient pas à détourner son regard. Elle ne voit qu'elle et ce charisme renversant, pourtant l'instant d'après la splendide blonde a déjà disparu et Eve se retrouve bête, à admirer une silhouette qu'elle ne peut en réalité plus qu'imaginer. Et dans son palpitant grandit ce besoin de la retrouver, de la revoir, d'au moins connaître son prénom, la poussant à se lever pour la rejoindre. L'enquête n'est pas difficile à mener puisque les escaliers menant au rooftop se trouvaient juste à côté d'elle. Il n'en faut pas plus à l'enseignante pour attraper son verre à moitié remplie et les emprunter dans l'espoir de trouver celle qui a immanquablement marqué son esprit en une fraction de seconde. Et elle ne s'est pas trompée : l'inconnue est là, dos à elle mais pas moins magnétique, attirant à nouveau son regard comme un aimant. « Je sentais que tu avais besoin d'être sauvée... » La voix est taquine et fait doucement sourire Eve. « Je crois que je me serais endormie sur ma table si tu n'étais pas venue à mon secours, » concède-t-elle, espérant que l'entendre la pousse à se retourner. L'alcool a fait s'envoler sa patience : elle veut voir ses yeux, son visage, détailler ses traits qu'elle n'a pu qu'apercevoir tout à l'heure. Et lorsque la blonde lui fait finalement face, elle est encore plus belle que tout à l'heure. « Une cigarette ? » Elle secoue légèrement la tête de gauche à droite. « Non merci. » Le refus ne l'empêche pas de s'approcher du rebord : elle vient à son tour s'adosser à la barrière, les lippes toujours étirées. « Mais je veux bien connaître le prénom de ma sauveuse, » assure-t-elle, son sourire se faisant un peu plus malicieux. Elle ne se voit pas l'appeler beauté tout le reste de la soirée même si, indéniablement, ce surnom lui irait à merveille. « Moi c'est Eve. » Elle porte son verre de punch à ses lèvres pour en prendre une nouvelle gorgée. « Qu'est-ce que tu bois ? » C'est dans ces moments-là qu'elle se dit que le flirt ce n'est peut-être pas comme le vélo.

Eve a toujours eu un faible pour les femmes charismatiques, celles qui sont si confiantes qu'on croit tout ce qu'elles disent, celles qui parlent avec tant d'assurance qu'on boit leurs paroles, celles qui n'ont pas besoin de se répéter parce que naturellement on les écoute, on les regarde, on les admire. Cette blonde qui lui a fait signe a ce pouvoir là, elle est magnétique. Et dans l'ennui que représente cette fin de soirée, l'enseignante la voit comme un aimant qui l'attire immanquablement. L'avoir seulement aperçue ne lui suffit pas, si bien qu'elle n'hésite pas à prendre le chemin du rooftop dans l'espoir de la rattraper, de la revoir. Elle est accueillie par la voix taquine de celle qui s'affirme en plein sauvetage, un titre qu'Eve lui accorde sans mal dans l'espoir que ce petit échange la pousse à se retourner. Elle a envie de la voir, sa silhouette – bien que sublime – ne lui suffisant pas, et elle n'est pas déçue lorsqu'enfin elle peut l'observer de près. Refusant la cigarette qui lui est proposée, la brune s'approche tout de même du bord du toit pour ne pas attendre les bras ballants. Elle s'adosse à la barrière et tente d'être un peu taquine à son tour pour obtenir le prénom de la belle. « Gayle. » C'est joli, Gayle, ça lui va bien. À son tour, Eve se présente, puis elle lui demande ce qu'elle boit, en partie pour éviter qu'un blanc ne s'installe. L'intrigante blonde, elle, semble bien mieux jouer avec les silences, soufflant tranquillement la fumée de sa cigarette loin du visage de l'enseignante, une attention que cette dernière apprécie. Puis elle boit une gorgée de son cocktail avant de se décider à répondre à ce sujet, ce qui n'empêche pas la Daxson de rester presque pendue à ses lèvres. « Un zombie. Je ne dis jamais non à un cocktail au rhum. » « Mince, je suis partie sur de la tequila. » Elle ne sait même pas pourquoi elle dit ça, sûrement pour avoir quelque chose à répondre, parce qu'elle suppose que c'est mieux que le silence. Pour être honnête, ça fait si longtemps qu'elle n'a pas flirté qu'elle se sent gauche, espérant inconsciemment que son interlocutrice reprenne le pouvoir sur cette discussion comme elle semble bien plus douée qu'elle pour cet exercice. « Alors Eve, pourquoi es-tu ici ce soir ? » Le ton qu'elle emploie suffit à faire battre un peu plus vite son palpitant alors que son regard ne parvient pas à quitter celui parfaitement envoutant de la blonde. Elle plonge ses lèvres dans son verre pour boire une gorgée de son cocktail bientôt terminé. « Adam t'attend sagement à la maison ? Tu es là pour croquer le fruit défendu ? » Les questions la font sourire, références bibliques évidentes et faciles compte tenu de son prénom. Mais elle s'en fiche, que ce soit de l'humour facile, parce qu'avec cette voix Gayle pourrait lui raconter n'importe quoi qu'elle l'écouterait sans broncher. « J'espérais trouver une bonne compagnie dans ce bar, » raconte-t-elle seulement. Elle passe sous silence la solitude qui l'étreint dernièrement, l'absence de Bel, son lit bien vide depuis si longtemps. Pourquoi parlerait-elle de ça maintenant ? « Je suis ravie de ne pas m'être trompée, » assure-t-elle avec un sourire, car Gayle est forcément de bonne compagnie à présent qu'elle l'a extirpée de son ennui. Cette dernière fait d'ailleurs glisser son regard vers le bas et attrape doucement la main libre de la brune. « Pas d'alliance... » « Non, pas d'alliance, » confirme-t-elle, appréciant là encore qu'elle s'en soucie, songeant que tou·tes ne le font pas assez. Elle ne se rend pas compte du piège dans lequel elle tombe, de la façade de laquelle elle est en train de s'éprendre, simplement hypnotisée par le magnétisme de Gayle et l'impression qu'elle est parfaite. « Et je n'ai jamais été très intéressée par les Adam. » Une attirance qu'elle a compris dès l'adolescence, s'amourachant de ses copines de classe plutôt que des garçons qui lui tournaient autour. Eve boit un peu de son cocktail à nouveau, sans que son regard quitte le visage de la blonde. « Je crois que je préfère les Gayle. » Elle se surprend elle-même à le dire à voix haute, son audace indéniablement attisée par l'alcool qu'elle boit depuis le début de la soirée.

Eve est bien incapable de cacher que son interlocutrice lui plaît alors qu'elle boit presque ses paroles, comme fascinée par chacun de ses mots, chacun de ses gestes, chacun de ses sourires. Même détourner son regard d'elle lui semble difficile parce qu'elle a ce elle-ne-sait-quoi de magnétique qui lui donne l'impression qu'elle pourrait la contempler pendant des heures sans rien trouver à y redire. Elle en oublie le froid nocturne qui se glisse entre ses vêtements et l'odeur désagréable de la cigarette parce qu'à chaque fois que Gayle porte cette dernière à ses lèvres, elle se demande le goût qu'elles ont. Du rhum qu'elle boit, ou du bâtonnet qui se consume entre ses doigts ? Ce qui est sûre c'est que, même après avoir bu, elle n'a pas l'audace de lui poser la question. Gauche dans cet exercice de flirt dont elle a perdu l'habitude, elle ne sait même pas pourquoi elle lui a demandé de ce qu'elle boit, ni pourquoi elle critique son propre choix de tequila. Qu'est-ce que Gayle peut bien en avoir à faire, qu'elle ne boive pas un zombie elle aussi ? « C'est bon aussi la tequila... Surtout lorsqu'elle est frappée. » Le regard de la blonde se fait joueur, pouvant difficilement être plus explicite, et Eve est certaine de sentir son palpitant battre un peu plus fort dans sa poitrine.

Par chance pour elles deux, c'est Gayle qui mène la danse, rythmant leur conversation de questions bien plus pertinentes. La Daxson se prête sans mal au jeu et, aidée par les quelques cocktails qu'elle a bu depuis qu'elle est ici et se fiant à l'attitude terriblement proche de son interlocutrice, tente d'être malicieuse à son tour : malgré son prénom, aucun Adam ne pourra jamais ravir son cœur. Ce sont les femmes qui l'attirent, et sans l'ombre d'un doute l'une d'elle a tout son intérêt ce soir. La principale concernée sourit mais ne dit rien, terminant sa cigarette sans répondre à ce sous-entendu bien peu subtil par le moindre mot. Elle s'approche d'elle, Eve lui trouvant une grâce folle, et se penche sans que cette dernière ne comprenne pourquoi. Elle n'en a de toute façon rien à faire puisque soudainement l'odeur de cigarette se retrouve couverte par le parfum de Gayle et l'impression qu'il fait soudainement plus chaud sur ce rooftop. « Attention, les Gayle sont parfois dangereuses. » Le murmure suffit à ce qu'elle sente un délicieux frisson remonter sa colonne vertébrale. La blonde est si proche qu'elle peut distinctement sentir son souffle chaud contre sa peau, et le réaliser ne fait qu'intensifier chacune de ses sensations. Elle a chaud mais elle frissonne, et surtout elle a le cœur qui bat aussi vite que si elle avait gravi tous les escaliers de l'immeuble en courant. La belle finit par se redresser et laisse échapper un rire qui sonne merveilleusement bien. « Mais promis, je n'ai pas l'intention de me montrer cruelle. » Gayle n'a qu'à faire un pas en arrière pour déjà lui manquer – son souffle, son parfum, son corps lui manquent et la Daxson serait bien incapable de le nier alors que son regard la trahit aisément. Elle est incapable de lâcher des yeux celle qui lui plaît ce soir, et nul doute qu'une certaine déception y est née lorsqu'elle a reculé pour instaurer entre elles une distance qui a tout du supplice. « Qu'est-ce que tu veux faire ? Boire un autre verre ? Retourner danser ?... » Lorsqu'elle remet en place ses cheveux et que ses doigts effleurent une nouvelle fois sa peau, l'enseignante a l'impression d'être parcourue de milliers de petits courants électriques. « … ou bien tenter un peu plus le diable ? » Le ton presque innocent qu'elle prend ne dupe personne, pas même Eve et sa naïveté légendaire, mais cela n'a aucune importance. Si c'est elle-même que Gayle qualifie de diable, alors il ne lui a jamais semblé aussi ravissant que ce soir. « Si le diable est si beau, je crois que je vais me laisser tenter... » Son regard se perd dans la contemplation de la belle et elle en oublie presque de finir sa phrase qui n'a – de toute façon – pas beaucoup d'intérêt tant elle est prévisible. À la façon dont la brune la dévore des yeux, il n'y a plus vraiment de doute sur la proposition qui lui plaît le plus parmi les trois énumérées. « ...par un peu plus de temps en sa compagnie. » C'est presque un miracle qu'elle ait réussi à finir sa phrase de façon cohérente alors que son cœur bat à toute vitesse dans sa poitrine et que son cerveau ne pense qu'à une chose – elle. Elle dont elle s'approche à son tour, car même si son pas est moins assuré ses envies n'en sont pas moins claires. « J'adorerais savoir si le diable embrasse bien, » souffle-t-elle alors, comme une confession alors que ses yeux remontent vers ceux de la blonde. Son corps entier rêve de savoir si ses baisers ont le délicieux goût qu'elle leur imagine, et si elle saura y retrouver la saveur de rhum.