Une assiette posée sur sa paume ouverte, un bol en équilibre précaire sur le poignet, son téléphone entre les dents et une tasse dans l’autre main, Sid traverse le salon d’un pas mesuré jusqu’à ce qu’il atteigne enfin le divan, sur lequel il vient se percher. La manœuvre est délicate, mais il réussit tout de même à tout placer sur la table sans renverser la moindre goutte. Satisfait, il s’installe en tailleur sur le coussin et allume la télé. Il lance l’application YouTube et, pendant que le logo s’affiche à l’écran, il prend une première gorgée de son café en soupirant de bonheur. C’est sa journée de congé et il compte en profiter, comme souvent, pour bosser sur les dessins de ses clients des prochains jours. Peut-être, aussi, pour faire avancer le projet de BD qu’il a commencé pour s’occuper, ces soirs d’insomnie devenus un peu trop fréquents ces derniers temps. Mais avant, puisqu’il est tout de même en congé, il a prévu de déguster son petit-déjeuner devant un documentaire amateur ou, encore mieux, l’une de ces vidéos où des gens commentent les scandales qui éclatent régulièrement en ligne comme s’il s’agissait de la troisième guerre mondiale.

Sa tasse au bord des lèvres, il parcourt sa page d’accueil à la recherche de la vignette qui captera son attention. Il est sur le point de lancer une dissertation vidéo sur « la maladie la plus effrayante au monde » lorsqu’il aperçoit un autre titre du coin de l’œil : Le scandale Hades Online : la vérité fait mal ! Il n’en faut pas plus pour piquer sa curiosité. Il avait eu la surprise, il y a un moment déjà, de constater que son nouveau voisin, qui avait eu la gentillesse de sauver Mouse lors de sa dernière grande échappée, était un youtubeur assez connu. Il s’était alors intéressé à sa chaîne, butinant ici et là quelques vidéos portant sur des jeux qui l’intriguaient, mais il avait fini par cesser des les regarder, rebuté par certains aspects de sa personnalité en ligne qu’il ne reconnaissait pas dans la réalité. Dans ce cas-ci, toutefois, le titre racoleur de la vidéo fait son effet et il ne peut s’empêcher de cliquer dessus pour en apprendre plus sur le scandale en question.

Il croque dans son sandwich tandis qu’une musique assourdissante envahit le salon, superposée à une série d’images montrant le commentateur qui gueule et pleure et rigole et saute sur sa chaise avec plus d’intensité qu’un être humain ne devrait en être capable. Il oublie cependant rapidement de manger lorsqu’il découvre la nature des rumeurs qui ont coulé au sujet de son ami. Il aurait, semble-t-il, été en couple avec un homme, un fait qui paraît nettement moins choquant aux yeux de Sid qu’à ceux du youtubeur. Déjà, parce que le tatoueur comprend qu’en 2024, deux hommes qui s’embrassent ou couchent ensemble, ça n’a rien de scandaleux, mais surtout parce qu’au fil des années, il s’est souvent posé la question sans jamais réussir à en avoir le cœur net. Une intuition, forgée au fil de leurs discussions. À chaque fois, aussi, que Bran laissait échapper une remarque désobligeante sur son orientation sexuelle ou un choix vestimentaire un peu plus féminin. Sûrement qu’il aurait dû s’en offusquer, pourtant il ressent plutôt une sorte de compassion apitoyée en voyant à quel point Bran s’enferme lui-même dans une cage rigide.

Agacé par la personnalité caricaturale du youtubeur, qui multiplie les commentaires homophobes et les grimaces dégoûtées, Sid coupe la vidéo. Il finit son sandwich en fronçant les sourcils, songeur. Il se doute que la situation doit peser lourd sur les épaules de son ami. Que les rumeurs soient vraies ou non, voir sa vie privée exposée aussi sur la place publique n’a rien d’agréable. Et puis, il imagine sans mal le déluge de messages haineux que Bran doit recevoir. Il range alors sur un coup de tête son assiette dans la cuisine et prend le dessert qu’il a préparé la veille. Il sort de son appart sans verrouiller et traverse le couloir, où il cogne avec assurance à la porte de son voisin. Pendant de longues secondes, seul le silence lui répond. « Bran ? C’est Sid. J’ai apporté des brownies… » Ce n’est pas inhabituel qu’il se présente ainsi chez lui, un repas ou un dessert à la main qu’il a l’intention de partager parce que, s’il aime bien cuisiner, il se lasse rapidement de manger seul ce qu’il a concocté.

@Bran Ragsdale

Des pas retentissent dans l’appartement, puis la porte s’ouvre, révélant un Bran à l’air quelque peu hagard. « Merci, merci, comme ça on me dira que je suis gay ET que j’ai des poignets d’amour ! » Il a beau avoir lancé la blague sur un ton léger, Sid devin aisément qu’il avait raison : son ami vit très mal cette tempête médiatique. Tandis que l’autre s’efface pour le laisser entrer, le tatoueur hausse les épaules. « Si ça peut les occuper après tout… » Pas besoin de passer le seuil pour sentir l’odeur âcre de la clope qui empeste la pièce, mais elle n’en devient que plus forte lorsqu’il pénètre dans le salon. Sûrement que les relents de fumée devraient le prendre à la gorge, mais depuis qu’il a recommencé à fumer lui aussi, il s’y est réaccoutumé, même s’il a lui-même l’habitude de sortir sur le balcon pour griller ses cigarettes. Du reste, maintenant que la fenêtre est ouverte, l’odeur s’estompe déjà.

L’appartement de Bran lui est à la fois familier, avec son plan miroir qui lui rappelle celui dans lequel il habite lui-même depuis presque dix ans, et étranger, avec la décoration qui est assez différente de la sienne. La première fois où il était entré, d’ailleurs, il n’avait pu s’empêcher de remarquer ça et là les petites touches de luxe qui indiquent discrètement que les jeux vidéo et les sponsors sont largement plus lucratifs que les tatouages. Il suit le mouvement de son ami, qui l’invite à s’installer dans la cuisine, et se pose sur l’un des tabourets au comptoir. Il retire la pellicule plastique qui recouvre le plat en verre juste comme Bran le rejoint. Il n’attend pas pour plonger la main dans le dessert et s’en servir une part. Sid l’imite, hume distraitement l’odeur délicieuse de chocolat qui en émane avant de déguster une bouchée. Comme toujours, il a choisi le coin, section suprême d’un brownie de par sa texture à la fois croquante et moelleuse. « Je ne sais pas comment tu as la patience pour faire tout ça. Un jour, j’ai lancé une partie de Guild Wars et j’ai mis le feu à ma cuisine… avec trois œufs. » Sid rigole, amusé par l’image d’un Bran en panique qui tente d’éteindre le feu et de sauver ses œufs calcinés. « Je crois que c’était ta première erreur, justement. Faut pas essayer de faire plusieurs choses en même temps. » Il ne peut s’empêcher de trouver ironique qu’on le complimente aujourd’hui sur ses desserts. C’est que, pendant longtemps, il n’aimait pas spécialement cuisiner. Il a appris sur le tas à l’adolescence, quand il devait nourrir sa petite sœur et qu’ils n’en pouvaient plus de manger des ramens en sachet. Petit à petit, il a découvert comment préparer des plats décents, mais sans jamais vraiment y prendre plaisir. Depuis quelques années, toutefois, il a commencé à renouer avec certaines des recettes que concoctait sa mère lorsqu’il était enfant. Et, depuis sa visite à Melbourne, sur sa tombe, il a l’impression de la retrouver l’espace de quelques heures chaque fois qu’il se met aux fourneaux.

« J’ai dit à l’assurance que c’était un court-circuit, c’était la honte de cramer une cuisine à 12,500$ avec des œufs ! » Effectivement, à sa place, il n’aurait pas voulu raconter ce piètre exploit non plus. « Si t’as envie de parler de karma, évite s’il te plaît. » D’un coup, la légèreté de la conversation se dissipe, remplacée par un sérieux qui, sans être lourd, semble prendre toute la place. « J’en avais pas l’intention. » Sid hausse les épaules, observe son ami qui a détourné les yeux tandis qu’il grignote son brownie. Il n’hésite qu’une seconde avant de se lancer. C’est qu’il n’est pas du genre à tourner autour du pot s’il peut éviter de le faire. Il préfère nettement faire preuve de franchise. « Ça va ? » demande-t-il d’un ton plein d’empathie mais dépourvu de la moindre pitié. Il a trop souvent eu l’occasion de sentir qu’on le prenait en pitié pour avoir envie d’infliger la même chose à quelqu’un d’autre. « Forcément, j’ai vu ce qu’on raconte à ton sujet. J’imagine que tu te serais bien passé des rumeurs… » Il se retient à dessein de poser la question qui lui brûle les lèvres. Si les rumeurs te dérangent, c’est parce qu’elles sont fausses… ou parce qu’elles sont vraies ? Car même s’il meurt de savoir, il n’est pas venu ici pour confronter Bran ni le tarauder de questions auxquelles il ne préfèrerait ne pas répondre. Et puis, pour avoir déjà tenté d’aborder le sujet, il sait qu’il a intérêt à y aller en douceur s’il ne veut pas que son ami se braque.

@Bran Ragsdale

Bran n’a vraiment pas très bonne mine. Plus Sid l’observe, avec son teint pâle et ses traits tirés, plus il constate les dégâts de cette tempête médiatique sur l’état mental de son voisin. En attendant patiemment qu’il se mette à parler, le tatoueur grignote son brownie. « Ce qui me fait chier… » Le youtubeur s’arrête sur sa lancée, comme pour peser ses mots, avant de reprendre le fil de sa pensée. « Tu vois, c’est même l’article de base. C'est de la merde dans un torchon, c'est l'écho que ça trouve. Comme si c'était jsais pas... Boum ! » Sid se demande si ça signifie que les propos rapportés dans le fameux article qui enflammé la toile sont faux, après tout, ou si c’est plutôt que le fond est vrai, mais les détails ne le sont pas. Il se permet tout de même de hausser un sourcil, s’étonne que Bran ne réussisse pas à voir par lui-même l’évidence : si la nouvelle a choqué ses abonnés, c’est qu’il a fait exprès de cultiver une communauté pour qui une telle histoire représente un scandale immonde. Ce n’est pas tant le karma qui vient lui mordre les fesses que les conséquences naturelles de ses choix. « Et puis franchement, pourquoi ? Pourquoi moi  ? J'ai carrément pas le profil… » Le tatoueur se retient de justesse de lever les yeux au ciel. Le profil, à croire qu’il n’y a qu’un seul type d’homme qui peut éprouver une attirance pour un autre homme. L’idée lui paraît d’autant plus ridicule qu’à bien des égards, lui ne correspond pas non plus à ce profil stéréotypé. Ça ne l’a pas empêché de se retrouver avec le plus grand des plaisirs dans le lit de plusieurs mecs au fil des années. « Je bosse sur une solution. Ça va pas se passer comme ça, crois-moi… » Vu le ton acide de sa promesse, Sid devine qu’il parle sans doute d’intenter un procès, pas de se tourner vers l’intérieur pour mener une petite introspection.

Il prend le temps de croquer dans sa part de brownie et d’avaler sa bouchée avant de répliquer. « J’espère pour toi qu’ça va marcher. » Il est sincère. S’il ne peut s’empêcher de penser que Bran est responsable d’une part de ce qui lui arrive, ça ne change rien au fait que personne ne voir son identité questionnée et décortiquée en ligne. Idem pour sa vie privée, qui ne devrait regarder personne d’autre que lui. « Mais tu sais qu’tu ne peux pas tout contrôler, pas vrai ? » Surtout que c’est en ligne qu’il devra mener son combat. Il aura beau faire taire une personne, il y en aura dix autres qui reprendront le sujet et répéteront les mêmes choses. C’est une lutte qui rappelle celle d’Hercule devant l’hydre, un monstre aux centaines de têtes qui ne feront que se multiplier à mesure qu’il tente de les décapiter. «  Tu devrais peut-être te concentrer sur c’que tu peux changer. » Il hésite un instant, émiette distraitement un bout de sa pâtisserie avant de plonger. Après tout, ce n’est pas son genre d’occulter le fond de sa pensée et tant pis si ça vient froisser son ami. « Comme réfléchir à pourquoi ça te dérange autant et à pourquoi tu veux tellement prouver que c’est faux. » D’autant plus que c’est à des personnes dont l’opinion ne devrait pas lui importer qu’il essaie de se justifier. « Les gens qui t’attaquent en ligne ont tort de le faire, c’est vrai, parce qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Que les rumeurs soient vraies ou non, il n’y a rien de mal à être autre chose qu’hétéro, quoi qu’ils en pensent. » Et quoi que toi tu puisses en penser aussi… Les mots dansent sur sa langue, mais il ne les prononce pas. Il se contente de venir appuyer ses bras croisés sur le plan de travail devant et de soutenir le regard de Bran. Il espère l’encourager à se confier, mais il ne se fait pas d’illusions : c’est sans doute une querelle qui l’attend. Tant pis.

@Bran Ragsdale encore désolée pour l'attente