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Spencer Blackwell & @Raelyn Blackwell

Il n’y a rien de pire que les bruits de couloir. Rien de plus angoissant que les murmures à glacer le sang et les spéculations sur la véracité des rumeurs en train de se répandre comme une traînée de poudre au point de ne plus savoir discerner le vrai du faux. “Il est mort en prison,” c’est brut, infondé, sans véritable source fiable et pourtant la nouvelle continue à enfler, chacun y allant de sa petite théorie personnelle. Ça a un goût de déjà vu et pourtant cette fois, personne n’a rien de tangible pour appuyer les faits si ce n’est les “on dit”. Impossible de savoir d’où ça vient ou de qui ça a démarré mais ça se répend comme une trainée de poudre. Naïvement, tu te répètes que ça doit être faux, que ce n’est pas vrai et que si c’était le cas, tu le saurais. Seulement voilà, tu n’es au courant de rien et les quelques messages envoyés à Raelyn sont restés sans aucune réponse et ses apparitions au casino se font plus rares que jamais, te laissant forcément imaginer le pire, peu importe à quel point tu refuses d’y croire.
Tu t’en rendue jusqu’à l’appartement que tu as eu l’occasion de visiter une ou deux fois, la boule au ventre et le visage tiré par l’inquiétude et l’incertitude, t’as eu beau sonner, frapper, héler, pester, la porte est restée obstinément close et hermétique à tes demandes. Pas un bruit à l’intérieur, pas une lumière qui ne filtre des fenêtres donnant sur la rue, rien. C’est en redescendant que tu as croisé un voisin qui t’apprend quelque chose de finalement peu surprenant ; la présence de la famille ici était rare et t’es la première à te pointer depuis plusieurs jours. Ça ne fait que confirmer ce que tu soupçonnais déjà, à savoir qu’ils résidaient véritablement à un tout autre endroit. Vu ce que tu sais, tu imagines sans mal que cet endroit-là n’était qu’une vitrine vouée à être affichée en cas de besoin.
Un peu par dépit, c’est Callum que tu as contacté pour en savoir plus. Si quelqu’un sait quoi que ce soit, c’est bien lui, quand bien même il ne travaille plus pour le couple depuis un petit moment déjà. Malgré le fait qu’il ait été congédié avec force et fracas, tu ne l'imagines pas avoir coupé tout contact avec Taylor ou avoir manqué son enterrement si ce dernier a déjà eu lieu.
L’ancien garde du corps élude un moment, fait mine d’être occupé et d’avoir plus important à faire que de répondre à tes questions, que tu ferais mieux d’oublier son numéro une bonne fois pour toute et que de toute façon il en changera bientôt.
Soit.
Ca ne t’empêche pas d’insister et enfin, il concède. Oui, les rumeurs sont avérées. Tu repenses à l’état de détresse dans lequel Raelyn était lors de l’arrestation de son mari et tu n’oses imaginer celui dans lequel elle doit se trouver maintenant. Ton instinct te hurle de rentrer chez toi, de lui laisser de l’espace et de ne surtout pas tenter de la retrouver. Callum confirme, t’encourage à lui laisser le temps mais tu ne peux pas t’y résoudre. T’as peur de ce qui peut se passer, de comment elle peut réagir et si elle ne t’es jamais apparue comme le genre de personne capable de se faire du mal, tu gardes tout de même en tête ce passé qu’elle a un peu partagé avec toi. Elle a déjà replongé une fois alors qu’il était là pour elle, alors quid de maintenant qu’il ne l’est plus ? Et Micah dans tout ça ? Trop de questions qui ne cesseront de te hanter tant que tu n’auras pas au moins été témoin du fait qu’elle tient toujours debout, ne serait-ce que pour sa fille.
Après de rudes négociations avec Callum pour connaître la véritable adresse où elle se trouvera sûrement, tu te retrouves en bas de l’immeuble, immobile et anxieuse à l’idée de ce que tu pourrais y trouver. Ton poing se resserre sur le sac plastique que tu es passée chercher au même traiteur que la dernière fois - au moins tu es sûre que c’est quelque chose qu’elle aime - juste dans le cas où elle n’ait rien mangé depuis trop longtemps. C’est sûrement le cas, toi aussi, t’es du genre à sauter des repas dès la moindre contrariété, alors dans un cas comme ça… T’as aussi prévu de quoi nourrir la petite, bien sûr, mais dans son cas à elle tu ne l’imagines pas tellement mourir de faim.
Si ton plan de base consistait à te faire passer pour une livreuse, tu te ravises lorsque tu reconnais le vigile dans le hall de l’immeuble. Il te dévisage de haut en bas et tu t’attends à l’entendre te dire d’aller voir ailleurs s’il y est, sauf qu’il s’écarte en te faisant un signe de tête. D’un sourire pincé, tu le remercies en t’approchant de la porte, hésitant un instant avant de finalement frapper. « Hey hum, je sais que t’as probablement envie de voir personne là, maintenant, » merde, dans une situation pareille tu serais la première à envoyer chier toute main tendue dans ta direction. « Je te dérange pas longtemps, je passe juste… » léger soupir, tu te masses l’arête du nez. « J’suis passée chez le traiteur, celui de la dernière fois et j’t’ai ramené de quoi ne pas sortir pendant une semaine si t’as besoin. » Bon, t’abuses peut-être un peu, mais t’as demandé des bonnes quantités pour qu’elle puisse y faire plusieurs repas. « J’ai ramené pour Micah, aussi. » T’espères que l’évocation de la petite fera au moins réagir. « Ecoute, j’demande juste un signe et je te laisse tranquille. » Et t’es prête à camper là toute la nuit s’il faut.

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Sans Micah, je ne culpabilise pas à l’idée de me laisser sombrer dans un état encore loin de la mort, mais plus tout à fait similaire à celui d’un être vivant non plus. J’ignore à quand remonte mon dernier vrai repas, un non constitué d’un verre de scotch et d’une cigarette. Je les enchaîne pas pour me couper l’appétit - je n’en ai pas - mais parce que je connais l’alternative et que je ne replongerai pas, je foutrais mon foie et mes poumons en l’air avant que cela n’arrive, avant de m’autoriser à retoucher à cette merde qui m’a tenue prisonnière de ses griffes pendant si longtemps. D’une certaine façon, mon poison d’antan a encore de l’emprise sur moi. Si cela n’était pas le cas, je ne serais pas obsédée par l’idée de contrer mes pulsions les plus sommaires qui me crient d’appeler quelqu’un du Club, n’importe qui, pour me fournir dans l’heure. Le faire, céder puis sombrer, ce serait aussi facile que de tirer sur une cigarette. Plus facile encore que de me rendre à la supérette du coin pour acheter une mauvaise bouteille de scotch. Mais l’idée d’être faible à nouveau me donne envie de vomir. Le fait de me savoir si proche de la ligne rouge me donne envie de me tirer une balle dans le crâne : la franchir, ce serait trahir la mémoire d’Amos qui m’a portée à bout de bras pour me sevrer lors de ma dernière rechute. Ce serait l’insulter et cracher sur tout ce que nous avons construit de beau et de stable. Ce serait échouer en tant que mère, aussi, et la simple idée d’abandonner Micah m’est insupportable.

N’est-ce pourtant pas ce que j’ai fait ? Au lendemain de l’annonce du décès de mon âme-soeur, ne l’ai-je pas conduite directement chez son parrain pour l’y déposer, parce que je ne pouvais pas m’occuper d’elle - je ne suis même pas en état de m’occuper de moi-même - mais aussi parce que la pensée de lui faire du mal pour qu’elle cesse de pleurer m’a traversé l’esprit ? Certes, je n’aurais jamais levé la main sur ma princesse. Mais je me suis imaginée le faire et j’ai eu peur, non, j’ai été terrorisée à la simple idée d’avoir formulé cette pensée. Peut-être ai-je été lâche. Peut-être aussi valait-il mieux que Micah demeure loin de moi quelques jours.

Depuis combien de jours Amos est-il mort ? Je ne sais plus exactement. Ce que je sais c’est que depuis que je suis rentrée au loft sans Micah, j’ai erré dans le loft les jambes nues et un t-shirt d’Amos sur les épaules. Ils ne sentent plus son odeur depuis des mois : l’idée qu’il ait passé les derniers qu’il avait à vivre loin de moi me vrille l’estomac et me transperce le cœur. Le fait de ne jamais savoir s’il s’est senti partir, s’il a pensé à moi, à nous, à Micah et à tout ce qu’il laissait derrière lui au moment d’expirer son dernier souffle m’a fait hurler de rage et de détresse tout à l’heure, lorsque je suis restée sous le jet d’eau chaude de la douche pendant deux heures pour tenter d’anesthésier mes sentiments. Sur le miroir sur pieds de la chambre, j’ai jeté une serviette pour ne pas croiser mon reflet. Dans la salle de bain, je l’évite. Je passe de toute façon le plus clair de mes journées dans la cour intérieure du loft, à boire et à fumer.

On tambourine à la porte. Absente, je mets quelques secondes à le réaliser. Je cligne des yeux deux ou trois fois, pour me reconnecter à contrecœur à la réalité. Je ferme les yeux et j’attends, dix secondes, vingt, j’ignore qui me rends visite mais j’espère que le visiteur se lassera. Peu de personnes connaissent cette adresse. Callum, Abe, Ruth, les personnes ayant été mises dans la confidence se comptent sur les doigts d’une main qu’on aurait amputé de quelques doigts. Cette mesure été voué à nous garder en sécurité, quelle foutue ironie. Les coups ne cessent pas. Ils sont accompagnés d’une petite voix dont je peux entendre les propos : ils me parviennent depuis l’extérieur puisque seul un mur d’enceinte nous sépare, de là où je suis. « Hey hum, je sais que t’as probablement envie de voir personne là, maintenant… » Je ne suis même plus certaine d’avoir un jour envie de passer la porte d’entrée de l’entrepôt transformé en loft. « Je te dérange pas longtemps, je passe juste… » Spencer. Elle s’est certainement rendue à l’appartement de Spring Hill, abandonné depuis des semaines. Elle a peut-être compris que nous n’avions jamais vraiment habité là-bas. Peut-être pas. Dans tous les cas, comment a-t-elle obtenu cette adresse ? Je pourrais parier si la chose avait encore la moindre importance à mes yeux. « J’suis passée chez le traiteur, celui de la dernière fois et j’t’ai ramené de quoi ne pas sortir pendant une semaine si t’as besoin. J’ai ramené pour Micah, aussi. » Au prénom de ma fille, ma gorge se noue. Je ramène mes cheveux mouillés en arrière et j’écrase ma cigarette sur le rebord en pierre d’un parterre de plantes vertes. Je me redresse, chancelant au passage sans m’en formaliser, et me dirige vers la porte contre laquelle je colle mon front et ferme les yeux un instant. Je me mord la lèvre, tentant de refouler ces larmes qui ne me ressemblent pas. « Ecoute, j’demande juste un signe et je te laisse tranquille. » Au terme d’une respiration qui me semble durer une éternité, je déverrouille la porte et l’ouvre sur ma demi-sœur. « Comment tu as eu cette adresse ? » De notre véritable domicile, cela va sans dire.

Elle ne m’a sans doute jamais vue comme ça Spencer. Mes cheveux mouillés collés dans mon dos, avec le t-shirt de mon époux sur le dos, et les traits du visage tirés, je ne ressemble pas à Raelyn Blackwell, pas à celle qu’elle connaît en tout cas. « Entre. Tu es là de toute façon. » Et le mal est fait : l’endroit devient un secret un peu moins bien gardé. Je suis trop loin pour m’en soucier, néanmoins. « Micah n’est pas là. » Je ne précise pas pourquoi, comment ni où elle se trouve. Mon allure suffira certainement à comprendre que c’était simplement parce que je n’étais pas en mesure de m’occuper de mon bébé. « Tu peux mettre ça dans le frigo. » Mais si elle l’ouvrait, elle comprendrait certainement qu’il ne l’a pas été depuis plusieurs jours. Ma voix est éteinte. Je ne suis pas tout à fait là. Pour l’instant, il s’agit là de la seule façon que j’ai trouvée de ne pas m’effondrer face à elle.  

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Même question que la première fois, “comment tu as eu cette adresse ?” et l’air entendu que tu affiches réponds plus ou moins à la question. N’a-t-elle pas encore compris que sous tes airs naïfs et ta fâcheuse tendance à rarement prendre les bonnes décisions, il y a tout de même une jeune femme qui sait se débrouiller dans les moments qui le nécessitent ? « Pareil que la dernière fois, » tu concèdes tout de même, pas maso au point de jouer avec les nerfs de ta sœur dans un moment aussi critique. « Promis c’est la dernière fois que je fais appel à lui, » c’est un peu ta façon de dire que ça n’arrivera plus, que tu ne creuseras plus pour trouver ses petits secrets et surtout, une demande silencieuse de ne pas en tenir rigueur à l’ancien garde du corps qui était lui aussi, particulièrement touché par la situation. Une ou deux secondes de battement pendant lesquelles tu t’attends à l’entendre dire “repasse plus tard” ou “pas maintenant” ou peu importe le terme employé pour te congédier, et puis finalement, elle t’invite à entrer.
Sans rien ajouter de plus, tu acquiesces en franchissant la porte d’entrée, manoeuvrant pour ne pas renverser le contenant de tes précieux sacs et ainsi ne pas gâcher. Première constatation qui tranche particulièrement avec l’autre logement que tu as pu visiter, les lieux ont l’air (à peu près) vivants. La décoration est moins sommaire, probablement plus personnelle (et plus coûteuse), il y a des plantes mais surtout des cadres photos ; bref, pas une mise en scène. Des jouets sont disséminés ici et là, dans l’attente d’être rangés ou utilisés et pourtant : « Micah n’est pas là. » Pas plus d’explication de sa part, pas de question supplémentaire de la tienne. Si un sentiment d’inquiétude te traverse brièvement l’esprit, il est vite chassé par la réponse rationnelle qui s’y dessine. « Elle est chez sa nourrice ? ‘fin de toute façon je laisse ça pour quand elle reviendra, c’est pas un soucis. » La véritable question qui se pose, c’est de savoir quand. Pour l’heure, Raelyn a besoin de temps pour elle, n’a pas l’air en état de s’occuper de sa fille et l’avoir laissée en sécurité quelque part est probablement la décision la plus sage et la plus sensée à prendre dans un moment pareil. « Tu peux mettre ça dans le frigo. » Tes yeux se posent sur tes sacs et tu grimaces légèrement. « C’est encore chaud, ça ira au frais tout à l’heure. » Mettre toute cette bouffe au réfrigérateur maintenant, c’est un coup à la foutre en l’air, et puis il y a une part de toi qui espère sincèrement que l’odeur lui ouvrira au moins un peu l’appétit. « Tant que c’est sorti tu devrais en prendre un peu, ça te fera pas de mal, » tu glisses tout de même en posant le tout sur une table, osant enfin regarder dans la direction de ta soeur. Tu lui épargnes les éternelles demandes du type “ça va ?” qu’elle n’a sûrement pas envie d’entendre. Et puis ça crève un peu les yeux ; non, ça ne va pas, elle vient de perdre sa moitié, le père de sa fille, l’homme de sa vie, son âme soeur, peu importe les termes qu’elle aurait employé pour le qualifier et tout ce que tu peux faire de ton côté, c’est imaginer la peine et la douleur qu’elle ressent depuis qu’elle le sait. Si un coup du destin venait t’arracher aussi brusquement celle qui partage ta vie, t’es pas sûre que tu serais capable de t’en remettre. T’es même pas sûre que t’en aurais simplement envie. La différence majeure c’est que même ébranlée de la sorte, Raelyn est bien plus forte que toi, de plus, elle a Micah et dans aucun monde tu la vois abandonner la chair de sa chair. « J’peux ranger des trucs pendant ce temps, si tu veux. » Aérer les pièces, faire la vaisselle qui traîne depuis tu ne sais quand, éliminer les cadavres de bouteilles et même faire la poussière histoire d’y voir un peu plus clair. C’est pas grand chose, c’est même carrément rien, mais à ton niveau t’as pas les capacités pour véritablement l’aider autrement qu’en faisant acte de présence. « J’peux aussi aller te refaire un stock d’alcool si jamais tu veux te mettre mal, » ça n’ira pas mieux après mais au moins pendant un temps, elle pourra échapper à cette réalité. La proposition, aussi stupide soit-elle, reste néanmoins tout à fait sérieuse. « Faudra juste le terminer avant que Micah rentre. » Qu’elle se mette mal autant qu’elle le veut d’ici là, après c’est de l’ordre de l’interdit.

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« Pareil que la dernière fois, promis, c’est la dernière fois que je fais appel à lui. » Pareil que la dernière fois, dernière fois dont je peine à rappeler à moi les souvenirs. Dans l’état de semi-léthargie dans lequel je me trouve, je ne parviens plus à me remémorer le contexte dont elle parle, le "quand", le "comment" ou, plus vraisemblablement puisqu’elle parle de lui, le "qui". Cela dit, étant donné l’état dans lequel je me trouve, cela n’a pas la moindre importance. J’ai posté la question sans que la réponse ne m’intéresse vraiment. La preuve en est : je n’insiste pas pour comprendre l’identité de celui qui a trahit notre secret. Ton secret, me souffle une voix qui me piétine le cœur en me rappelant qu’Amos n’est plus.

L’idée de la chasser m’effleure, mais cela demanderait une force que je n’ai plus en moi, pas pour l’instant. Je devrais lutter contre ma cadette qui, en temps normal, s’écrase bien facilement face à ma volonté. Aujourd’hui cependant je possède la combativité d’une petite fille de dix ans. Je ne la détaille pas tandis qu’elle fait quelques pas prudents à l’intérieur du loft et observer notre – mon – intérieur. Les photos qui ornent les murs représentent des scènes de vie bien trop douloureuses à regarder pour moi pour l’instant. Même le nu artistique immense qui trône dans la suite parentale me fait mal au cœur : la photographie était un cadeau pour Amos que je lui ai offert à l’occasion de ses quarante-cinq ans. « Elle est chez sa nourrice ? ‘fin de toute façon je laisse ça pour quand elle reviendra, c’est pas un soucis. » - « Je ne sais pas quand elle reviendra. » Micah ne va pas chez Ruth. La vieille nourrice garde toujours ma fille à notre domicile pour éviter tout déracinement, pour qu’ici reste "chez elle" pour ma princesse, avec tout le sentiment de sécurité que cela lui apporte. « Chez son parrain. Elle est chez son parrain. » Je l’y ai conduite le matin même où j’ai appris la mort d’Amos. En rentrant de la morgue en pleine nuit, je suis restée hagarde jusqu’au petit matin, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps jusqu’à ce qu’il fasse jour et j’ai déposé Micah chez Atlas sans tarder. Spencer comprendra pourquoi et, le cas contraire, je crois que je m’en fous.

« C’est encore chaud, ça ira au frais tout à l’heure. » Les considérations triviales m'indiffèrent. Je ne hausse même pas les épaules : ce serait un signe que j'ai entendu et compris, or, je suis à mille lieu de là. « Tant que c’est sorti tu devrais en prendre un peu, ça te fera pas de mal. » - « Je n’ai pas faim Spence. » Je ne ressens pas grand-chose. Même les besoins primaires se sont effacés au profit d’un vide immense, d’un trou noir de détresse qui aspire tout autour de lui.

« J’peux ranger des trucs pendant ce temps, si tu veux. » Le geste que j’esquisse de la main ne veut guère dire plus qu’un "fais" désintéressé. J’ignore à quoi ressemble le loft ; certainement a-t-il meilleure allure que moi. Trop peu de temps a passé pour qu’il ressemble à une scène de guerre. En revanche, j’empeste de mon côté le tabac froid, les larmes et le whisky. « J’peux aussi aller te refaire un stock d’alcool si jamais tu veux te mettre mal. » - « J’ai tout ce qu’il faut ici. » Amos loin de moi depuis des mois, je n’avais plus les mêmes scrupules, je ne m’empêchais plus de ramener de quoi boire occasionnellement chez moi. Jusque-là, je ne me servais un verre qu’une fois Micah couchée et jamais je ne nous mettais en danger, elle ou moi. Ma consommation excessive d’alcool a toujours eu comme limite le bien-être de ma petite fille mais à présent que j’ai perdu ce garde-fou, j’ignore combien de verre j’ai enchainé. « Faudra juste le terminer avant que Micah rentre. » Sans un mot, sans une réponse, je me dirige à nouveau vers le patio où j’ai abandonné mon œuvre de débâcle et, tandis que ma cadette me rejoint sur le bout des pieds, j’entreprends de rouler un énième joint. Etrangement, faire coulisser la feuille à rouler entre mes doigts m’apaise – autant qu’il soit possible de m’apaiser en ces terribles circonstances. Consciente du poids du regard de Spencer sur moi, je la rassure. « Je n’ai jamais eu de problème avec ça. » Le cannabis, autrement dit, n’a jamais fait parti du lot de poisons dont j’ai eu à me soigner. Amos fumait avec moi de temps à autre mais, la majorité du temps, ma consommation était maîtrisée et récréative. « Je n’ai pas l’intention de replonger. » J’allume le joint en creusant mes joues et, alors que j’inspire une première bouffée de fumée empoisonnée, je bascule la tête en arrière et je ferme les yeux pour refouler des larmes. Je pensais mon corps sec et vide. Au diable, quand est-ce que cela s’arrêtera ? Quand arriverais-je à respirer sans avoir la sensation que l’on me plante des milliers de couteau dans tout le corps ? Que de puissantes serres en métal compriment mon cœur et le tiennent en étau ? « Je sais que c’est ce qui te fais peur. » Je ne mentirais pas en disant que je n’y ai pas songé : mais à chaque fois, l’image de Micah s’est imprimée sur ma rétine et les doux yeux océan de ma fille m’ont dissuadée de déraper.

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Occupée à ranger ce que t’as ramené pour Micah, tu marques une pause en regardant dans la direction de ta soeur avant qu’elle ne précise finalement où l’enfant se trouve. Son parrain, d’accord, c’est vrai que t’as jamais pensé au fait qu’il y ait d’autres proches du couple et qu’en aucun cas, que finalement tu ignores encore beaucoup de choses. « T’as bien fait. » Pas que t’y connaisses quelque chose en matière de ce qui est mieux pour la fillette, mais même toi tu sais que c’est bien que la petite ne soit pas là pour voir sa mère dans un état pareil. Elle a beau être encore petite, c’est le genre d’événement qui marque d’une manière ou d’une autre. Le repas pour Raelyn, tu le sors tout de même, peu importe si elle a faim ou pas. « Comme tu veux. C’est là dans tous les cas. » Elle n’est obligée de rien, bien évidemment, et tu ne perds pas espoir qu’à un moment ou à un autre, son estomac se rappelle à elle.
Tu n’as été que peu confrontée au deuil (au vrai) au cours de ta vie, et tu te retrouves bien incapable de trouver les mots justes. Y a-t-il seulement quelque chose à dire, en vérité ? Perdre quelqu’un c’est une chose, perdre son âme-soeur en revanche… La simple idée te fout la nausée et te donne envie de tout laisser en plan pour aller retrouver la tienne et ne plus la lâcher. A la place tu proposes un truc à la con, le premier qui te vient à l’esprit mais qui signifie tout de même quelque chose ; elle a le droit de se laisser aller un peu, mais pas celui de complètement lâcher prise sous peine de perdre ce qui lui reste. Un ricanement s’échappe alors que tu continues ton tour de nettoyage, ouvrant les placards tour à tour pour chercher sacs poubelles et produits ménagers, « j’vois ça. » Y a autant de cadavres de bouteilles que lors d’un lendemain de soirée et t’as aucun doute sur le fait qu’il y a au moins autant de réserves dans un coin de la cuisine ou du salon.
Du coin de l’oeil, tu l’observes se rouler un joint et, petite attention de sa part, elle prend même le temps de te rassurer sur le fait qu’elle n’a jamais eu de problèmes avec. Tant que ce n’est que ça, t’as envie de dire… Loin de te formaliser de la consommation d’un peu de weed, t’es surtout inquiète de l’odeur que prendront tes vêtements à proximité de la fumée et qu’il te faudra justifier en rentrant. Tu verras ça en temps voulu, pour l’heure tu te contentes de grimacer face à l’affirmation de Raelyn. « Bein… » L’espace d’un instant, tu veux mentir, lui assurer que non, tu n’as pas peur qu’elle replonge et que non, ça ne t’inquiète pas. Elle mérite un peu d’honnêteté, pourtant. « Un peu, oui. » Beaucoup, en vérité. Qui n’aurait pas peur, sérieusement ? Ca lui est déjà arrivé alors qu’il était encore là, du coup oui, ça t’a effectivement traversé l’esprit. « J’veux dire… Toi comme moi on sait à quel point c’est facile. » Si tu n’as jamais replongé, tu ne peux pas dire que l’envie ne t’es jamais venue. Aujourd’hui encore et même si tu es majoritairement confiante sur ta capacité à ne pas céder, l’idée te vient et tout ce que tu peux faire c’est la repousser. Raelyn de son côté, se retrouve dans une position où il serait facile de juste se laisser aller mais qui, d’un autre côté, a toutes les raisons du monde de ne pas le faire. Seulement voilà, dans un moment comme celui-là, la raison n’est pas toujours celle qui gagne le combat. « Du coup tu m’en voudras pas de quand même avoir voulu vérifier. » Sourire pincé qu’elle ne verra sûrement pas, tu te contentes d’exposer la raison de ta venue ici. L’une d’entre elles, en tout cas. « Il s’est passé quoi… ? » Tu oses tout de même demander, à peu près sûre que c’est le moment où elle répond ne pas vouloir en parler.

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[size=10]« T’as bien fait. » J’aimerais dire que j’ai pensé à ma gamine, à ma volonté de ne pas laisser sur son âme des blessures qui resteraient avec elle toute sa vie, des traumatismes indélébiles qu’elle garderaient en elle pour toujours. Sauf que les choses sont moins glorieuses. Entendre ma gamine pleurer dans sa chambre le lendemain du meurtre d’Amos m’a donné envie d’enrouler mes doigts autour de sa nuque frêle, et je me suis dégoutée. Horrifiée que l’idée ait ne serait-ce que traversé mon esprit – en pleine possession de mes moyens j’aurais été capable de comprendre que rien n’aurait jamais fait basculer ce fantasme dessiné par un esprit détruit dans la réalité – j’ai fourré toutes les affaires de ma fille qui me tombaient sous la main dans un sac pour la porter en sécurité. « Elle pleurait. J’étais rentrée de la morgue au beau milieu de la nuit. J’ai eu envie de l’étrangler. » Ma voix, lointaine et monocorde semble à peine appartenir à un vivant. Mes yeux eux, s’embrument sous le coup de l’extrême douleur qui me déchire le cœur alors que j’évoque la pire nuit de toute ma vie. « Je me suis fait horreur. » L’idée m’a soulevée le cœur, aussi fugace a-t-elle été. J’aime Micah de tout mon cœur, rien ne peut changer ça, mais je ne suis pas en état d’être sa mère pour l’instant. Le regard dans le vague, je finis par secouer la tête pour tenter de me sortir de la torpeur dans laquelle je suis entrée il y a de ça plusieurs heures déjà. Mon corps et mon esprit sont épuisés. Seulement, le second me torture bien trop pour que je ne parvienne à m’occuper de moi : à dormir, à me nourrir et à m’hydrater autrement qu’avec de l’alcool. Que je n’aie pas mis les pieds au casino n’a rien de bien surprenant : j’ai toujours vécu mes blessures et pansé mes plaies à l’abri des regards. Je déteste que l’on m’observe comme Spencer est en train de le faire : avec pitié, comme on regarde un animal blessé. « Comme tu veux. C’est là dans tous les cas. » Rien ne sera touché pour l’instant. Pourtant, j’aurais trouvé le fumet qui s’échappe des sacs en plastique tentant et délicieux, dans d’autres circonstances. Là, je me laisserais peut-être tenter lorsque mon ventre criera famine mais sans en tirer le moindre contentement. Quel gâchis.

La libération tant attendue, celle que m’offre habituellement la consommation de cannabis, elle ne vient pas ou pas comme je le voudrais. Elle met mon esprit en veille mais, même dans l’état dans lequel je me trouve, je parviens encore à avoir mal, terriblement mal. « Bein… » Dans un autre contexte, j’aurais, souri face à son hésitation et son malaise. Elle ne sait pas comment dire qu’elle s’inquiète ; est-ce à cause de celle que je suis ou à cause de notre relation particulière, très différente de ce qu’il existe dans les fratries plus conventionnelles ? « Un peu, oui. » Le sourire que je cherche à former ressemble bien plus à un rictus. Mes joues creusées tirent une nouvelle bouffée et, à nouveau, je ferme les yeux pour refouler des larmes de rages et d’abattement. Est-ce possible de pleurer autant ? Je ne pleure pas, jamais. Je suis capable de citer toutes les fois où ce genre de faiblesse s’est emparée de mois. « J’veux dire… Toi comme moi on sait à quel point c’est facile. » - « Moi d’avantage que toi, hum ? » La fumée envahit mes poumons et m’apaise un peu, à présent. « Du coup tu m’en voudras pas de quand même avoir voulu vérifier. » Je n’ai pas la force de ressentir quoi que ce soit de plus, de toute façon, qu’elle se rassure. « Ca n’arrivera pas. » Je peux le dire et le lui affirmer et pour cause : je n’en ressens pas l’envie. J’ai envie de me faire du mal une minute et de ne plus rien ressentir la suivante. Ce dont je suis certaine, c’est que je ne mérite pas la libération que représentent les paradis artificiels. Je mérite chaque poignard qui s’enfonce dans mon cœur.

« Il s’est passé quoi… » Je déglutis, ferme à nouveau les yeux et expirent lentement par le nez. Lorsque je les rouvre, lorsque j’éloigne le joint de mes lèvres, mes doigts tremblent tant que je lâche la tige empoisonnée d’une main pour la serrer entre mes deux cuisses en en contenir les soubresauts. « Il l’ont retrouvé mort dans sa cellule. Dysfonctionnement des systèmes de déverrouillage. Dix-huit coups de couteau. » Comme si j’étais assez conne pour croire un seul mot de cette version. C’était une exécution, certainement cautionné par un ou plusieurs gardes bien trop heureux d’empocher un joli pot de vin au passage. « Personne n’a rien entendu. Personne n’a rien vu. Pratique, hum ? » Spencer est naïve, mais elle n’ignore pas complètement comment fonctionne notre univers. Maintenant qu’elle sait dans que je trempe réellement, elle se doutera de tout ce que cela sous-entend, de toute ce que j’ai compris : c’est ma faute, uniquement la mienne, de son incarcération jusqu’à son assassinat.

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« On sait toutes les deux que tu l’aurais pas fait. » Peu importe à quel point sa patience a été testée, peu importe l’état psychologique dans lequel elle se trouvait, peu importe tout ce que tu ignores sur ta soeur, tu restes intimement persuadée qu’elle n’est pas le genre de femme à mettre en danger sa fille ou à ignorer ses besoins. « Mais l’avoir mise chez son parrain quand t’étais pas en capacité de t’occuper d’elle, c’était la bonne chose à faire. » Pas qu’elle ait besoin de ta validation sur quoi faire avec sa fille, Raelyn. Ca n’en reste pas moins la meilleure décision qu’elle ait prise la concernant, juste le temps de redresser la barre de son côté et de pouvoir de nouveau assumer son rôle de mère. Dire au revoir à son complice, son mari, son âme-soeur de manière aussi soudaine et brutale, c’est quelque chose qui aurait brisé à peu près n’importe qui. Inconsciemment, ton pouce vient glisser à plusieurs reprises sur la bague qui orne ton annulaire et ta gorge se serre ; la simple idée te rend malade et te donne envie d’aller retrouver ta moitié comme si elle aussi pouvait s’évaporer d’un coup d’un seul. La pensée est stupide, pas fondée pour un sou, mais t’as toujours été du genre à te projeter dans toutes ces situations que tu rencontres ; une fois n’est pas coutume. Pour l’heure, t’es là avec une Raelyn au plus bas, sans même savoir partager son deuil pour cet homme qui a tant compté pour elle. A défaut de mieux, tu t’occupes de rendre l’endroit un peu plus présentable, ça occupe tout en rendant service.
Forcément, la conversation dévie un peu sur les craintes évidentes que tu as eues en apprenant la nouvelle. Oui, bien sûr que tu as eu peur d’une glissade, d’un acte désespéré, d’une rechute non contrôlée, peu importe. Dans un contexte normal, c’est déjà un combat de tous les instants de garder la tête hors de l’eau, alors dans un moment de détresse comme celui-ci, il est plus que facile de sauter directement aux conclusions. Tout ce que tu voulais faire en venant, c’était t’assurer que rien de tout ça n’était arrivé, et le simple fait d’avoir une réponse a été un sacré soulagement. « J’te crois. » Elle a déjà probablement eu mille opportunités de le faire. Elle a à sa disposition un réseau complet de types prêts à obéir au doigt et à l’oeil, elle pourrait appeler un de ces gars pour une livraison rapide et discrète de ce qu’elle veut, et elle ne l’a pas fait.
L’odeur du joint te pique le nez, te donne presque envie de demander de partager une taffe et puis tu te rappelles que tu vas devoir rendre des comptes et tu te rabats sur ton paquet de cigarettes. Ton regard retourne sur Raelyn qui semble soudainement si petite face à ta question. Horrifiée face à l’aveu, tu n’ajoutes pourtant rien. Qu’y a-t-il de plus à dire en vérité ? Que t’es désolée ? Que tu regrettes que ça se soit passé comme ça ? Qu’elle a toute ta sympathie dans ce moment difficile ? Ca lui fait une belle jambe. Ne restent que des questions stupides que tu gardes pour toi, bien consciente qu’il s’agit du genre de ligne que tu n’es pas supposée franchir. Raelyn trempe dans de sales affaires, tu le sais depuis un moment maintenant, et même si tu n’as probablement aucune idée de l’ampleur que ça a réellement, de combien de personnes ça implique ou du type de danger constant qui pèse sur sa personne et ses proches, tu n’es pas naïve au point de croire à cette version de dysfonctionnement des systèmes. « Ouais… » Pratique, comme elle dit. « Désolée, » tu finis tout de même par t’excuser. Que ça soit arrivé, de raviver tout ça alors qu’elle a sûrement tout sauf envie d’en parler, d’être venue la trouver alors qu’elle préfère rester seule, ça vaut un peu pour tout. « T’as… déjà une idée de qui est responsable ? » Des rivaux, des types commandités par quelqu’un d’autre, des gars de la prison avec qui il a eu des problèmes ? T’imagines déjà tout et n’importe quoi et peut-être que tu « T’es pas obligée de répondre. » C’est indélicat de ta part et elle serait parfaitement dans son droit de te dire de la fermer et de te demander de sortir.

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« On sait toutes les deux que tu l’aurais pas fait. » Je déglutis à l’idée d’être simplement en train de débattre à ce sujet. A présent, l’image du petit corps raide et froid d’une Micah à qui j’aurais fait du mal dans un accès de colère vient s’ajouter à toutes les images qui s’impriment sur ma rétine et me torturent dès que je tente de fermer les yeux. Je l’entraperçois même sans avoir besoin de clore mes paupières, et je suis prise d’un haut le cœur. « Y avoir pensé, c’est déjà trop. » Elle comprendrait, si elle ressentait le même genre d’amour étouffant que celui qu’une mère lionne comme moi ressent à l’égard de son enfant. Elle comprendra peut-être un jour, qui sait. Les mots restent coincés dans ma gorge alors que l’image de ma princesse déroutée et les yeux embués de larmes lorsque je l’ai laissée chez Atlas sans lui expliquer pourquoi ou quand je viendrai la chercher, s'impose à moi. J’ai honte, et il s’agit d’un sentiment déroutant qu’une femme comme moi n’a pas l’habitude de ressentir. Le sentiment est cuisant, ma gorge me semble sèche et serrée au point que j’étouffe, ma nuque, mes lobes d’oreille et la peau de mon cou me brûle comme si j’étais immergée dans une baignoire remplie d’eau à quarante cinq degrés. J’ai honte et j’ai mal ; mal pour Micah, mal pour moi.

Et mal pour Amos.

Je lui dois mieux que ça. Je lui dois mieux que de m’effondrer au point de nier mon rôle de parent, surtout que je suis la seule qu’il reste à Micah. Mais je lui en veux, putain que je lui en veux. Je hais son putain de sens du sacrifice. Je hais le fait qu’il ait jugé nécessaire de porter le chapeau à ma place, jugeant peut-être que je n’avais pas les tripes pour affronter le milieu carcéral ou ma déchéance, arguant que Micah avait plus besoin de moi que de lui. Lui aurait su la garder au centre de ses préoccupations. Moi, je suis incapable d’être une mère et d’affronter mon deuil à la fois. « Mais l’avoir mise chez son parrain quand t’étais pas en capacité de t’occuper d’elle, c’était la bonne chose à faire. » Je ne dis rien, j’accuse son affirmation qui ressemble plus à ce genre de chose qu’on dit parce que c’est ce qui se fait qu’une vraie conviction. Spencer n’a pas vu le regard perdu et larmoyant de ma fille ce matin-là, elle ne dirait pas ça si elle avait été témoin de ma lâcheté. La mâchoire contractée, le regard dans le vide, je ne cille pas face au poids de ma propre culpabilité.

« J’te crois. » J’aurais pu. J’aurais pu rechuter sans la pensée de Micah, sans le souvenir du regard amer empli de pitié et de dégoût qu’Amos a jeté sur moi ce jour-là, à l'hôpital juste après mon overdose. Il me détesterait, si je le faisais. Lorsque cette pensée s’impose à moi, une larme roule sur ma joue et, par pudeur, je détourne le regard.

« Ouais. Désolée. » - « Me dis pas que tu es désolée. » Je ferme les yeux et secoue la tête de droite à gauche, mes doigts fermement serrés autour de ma cigarette. Ces mots n’ont pas le moindre sens, ils sonnent vides et creux. Je préfère encore qu’elle reste assise à mes côtés en silence. La seule personne à être désolée ici c’est moi : c’est à cause de la femme que je suis qu’Amos a été exécuté de manière atroce, pire que comme du gibier à l’abattoir. C’est uniquement à cause de moi : il me trouvait vivante, il disait que je l’avais ressuscité, mais tout ce que j’ai fait c’est causer sa perte, la voilà la vérité crue. « T’as… déjà une idée de qui est responsable ? » Cette question-là est plus facile, j’ai toujours été bien plus à l’aise avec la colère et la vengeance que je ne le suis avec le deuil et la détresse. Sans le savoir, Spencer ajoute un peu d’essence à un brasier qui n'avait pas besoin de ça ; je n’avais pas besoin d’elle pour tenter de remplir cet immense vide qui a creusé mon cœur de la pire des émotions. « T’es pas obligée de répondre. » Je tire une latte de cigarette en inspirant à pleins poumons. Je garde l’air prisonnier jusqu’à ne plus parvenir à retenir ma respiration, avant de le relâcher par le nez. « J’ai quelques théories. » Les plus évidentes font d’Amos l’un des dommages collatéral de ma sempiternelle inimitié envers Lou Aberline. Forthys n’a jamais eu la moindre paire de couilles, mais Lou autrefois et lui à présent ne sont que les pantins d’une organisation plus large qui pourrait avoir décidé de me faire payer le meurtre de leur ancienne marionnette. « Ça finira mal. » Mon amour de ma fille ne suffira pas à me convaincre de courber l’échine et de ne pas répondre à cette attaque. Je brûlerai vive chaque personne impliquée dans la mort d’Amos. Mon coeur, lacéré, ne supporterait pas que les coupables soient impunis. « Mais je m’en fous. » Si j’étais honnête, j’avouerai que j’ai envie de souffrir, que je ne veux rien de plus qu’avoir mal.

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Spencer Blackwell & @Raelyn Blackwell

Elle y a pensé, Raelyn. Dans un moment de désespoir, elle a imaginé les pires atrocités envers sa fille et elle s’en veut d’avoir même effleuré l’idée. Qu’il s’agisse d’une simple phobie d’impulsion comme il en existe des centaines ou d’un réel souhait bien vite étouffé, elle s’en veut. D’une certaine façon et même sans avoir jamais vécu quelque chose d’équivalent, tu comprends. Pour autant, ce qu’il faut retenir c’est qu’elle a fait ce qu’il fallait pour la mettre à l’abri et dans la finalité, c’est tout ce qui compte. Micah est en sécurité chez quelqu’un de confiance, le temps de se remettre, le temps que ça aille mieux, pour ce qui est du reste ça n’a pas la moindre importance.
Sale habitude de ta part, tu t’excuses pour tout et pour rien, surtout pour rien en l'occurrence, une situation sur laquelle tu n’as jamais eu aucun contrôle et aucune incidence, tu n’as rien à voir dans l’affaire et pourtant… Elle te rabroue de le faire et tu pinces les lèvres en acquiesçant doucement, « ok… » tu retiens de justesse le pardon qui suit et qui servirait à excuser la maladresse dont tu viens de faire preuve. A la place, tu poses une autre question, tu cherches à savoir si elle a la moindre idée de qui aurait pu vouloir que ça se termine ainsi, et effectivement, elle a l’air d’avoir une piste ou deux. Est-ce que c’est fondé ou même justifié, ça reste à prouver, mais pour l’heure, tu t'inquiètes bien plus de l’esprit revanchard de la veuve épleurée. « Pour qui ça finira mal ? » N’a-t-elle pas peur de se prendre un nouveau retour de flamme ? De se perdre dans cette quête de vengeance et d’y laisser quelques plumes ou pire que ça ? Si ce n’est pas à elle qu’on s’en prend, ça sera peut-être à ses proches restants et dans l’équation, il ne reste plus que Micah et Dieu sait qu’elle serait capable d’atomiser la ville sans ciller si ça venait à arriver. Alors te voilà, toi, avec ce ton presque moralisateur qui ne te sied pas, en train d’essayer de comprendre quelque chose qui te dépasse totalement.
Jusqu’où est-ce qu’elle s’en fout ? A quel point est-ce qu’elle s’en fout ? Ce sont des mots prononcés sous le coup de la colère et du chagrin, il n’y a pas un monde où elle fera passer ses intérêts personnels avant ceux de la petite, peu importe ce qu’elle en dit. « Et Micah ? » Encore une fois, ce n’est pas ton rôle de l’empêcher de faire ce qu’elle veut, de faire justice elle-même dès qu’elle en aura la possibilité.  « Elle sait ce qui est arrivé à son père ? » L’enfant choyée et protégée a-t-elle la moindre idée qu’elle ne reverra plus jamais celui qu’elle appelle papa ? A-t-elle conscience de la gravité de la situation ou est-elle pour le moment encore dans l’ignorance la plus totale ? Elle comprendra, elle aussi, tôt ou tard, c’est inévitable, peu importe à quel point on essaie de l’en protéger. « Tu prendrais le risque de disparaître à ton tour juste pour avoir ta vengeance ? » Pas que tu lui souhaites de ne jamais l’avoir ou de se perdre dans le procédé, loin de là, mais si c’était le prix à payer, est-ce qu’elle irait au bout en toute conscience de la chose ?

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« Pour qui ça finira mal ? » La cigarette qui se consume entre mes doigts et dont l’extrémité rougeoie quand je gonfle mes poumons de fumée toxique a l’air passionnante d’un coup, tant je la fixe entre mes doigts. Spencer s’inquiète certainement à raison, mais j’ai bien trop mal pour entendre raison quel que soit le bien fondé de sa réflexion. Je me moque des dommages collatéraux, sur l’heure. Finalement, je daigne répondre à ma sœur, sans relever mon regard dans le sien pour autant. Je noie ma tristesse dans la contemplation du vide. « Pour toute personne que je jugerai comme responsable. » Contrairement à un jury populaire, je n’ai pas besoin de preuve et personne n’aura le droit à un doute raisonnable. Ma justice, bien plus punitive, se moque bien de commettre des erreurs. Peut-être Spencer s’inquiète-t-elle de son propre avenir. Mais pour l’instant et tant que je ne suis pas capable d’élaborer un plan qui soit rationnel, je me moque bien du Club et de tous ceux qui sont sous ma responsabilité. Je ne me dis même pas que chaque personne impliquée a accepté en connaissance de cause de se mouiller jusqu’au cou. Non, je ne songe à rien d’autre qu’à ma colère et à mon besoin viscéral de faire couler le sang, cent, mille fois la quantité de sang qui a coulé du corps d’Amos tandis que l’on le poignardait.

« Et Micah ? » Que fait Spencer, au juste ? Tente-t-elle de m’amadouer en me rappelant que j’ai une petite fille, et qu’elle aussi peut très bien devenir une victime collatérale de ma vengeance ? Croît-elle que, quelques jours à peine après la mort de l’homme que j’aimais à en crever, je suis capable de ce genre de pensée rationnelle ? Je relève mon visage en direction de celui de la blonde et, lorsque nos yeux se croisent, je pose sur elle un regard dur, froid mais aussi empreint de douleur. « Elle sait ce qui est arrivé à son père ? » Je bats des cils trois fois, comme peinant à réellement comprendre la portée de ses mots alors que j’accuse simplement la douleur qu’il me font ressentir. J’ai perdu Amos et l’idée est assez douloureuse pour que je ne sois pour l’instant pas capable de parvenir à gérer l’idée que Micah ait perdu son père. Les deux choses sont distinctes, je suis incapable de les concilier pour l’instant, traitant encore la première. Finalement, je secoue la tête, avant de porter ma cigarette à mes lèvres en espérant que cela me distraira assez pour que ne ne fonde pas en larmes, pathétique et brisée. « Non. Elle ne sait rien. » Comment vais-je seulement réussir à dire à ma gamine que papa ne reviendra jamais ? Qu’il est mort, qu’elle n’entendra ainsi plus jamais le son de sa voix, qu’elle ne connaîtra plus la chaleur réconfortante de ses bras.

Qu’elle ne se souviendra peut-être même pas de lui ?

Une larme roule sur ma joue et, toute à mon deuil et ma blessure, je ne songe pas qu’il s’agit certainement de la première fois que Spencer me voit pleurer - ou tout simplement démontrer de la moindre trace aussi visible d’émotion. « Tu prendrais le risque de disparaître à ton tour juste pour avoir ta vengeance ? » Je déglutis, lève les yeux vers le ciel pour faire refouler mes larmes, avant de renifler et de darder à nouveau mon regard dans le sien. « Ne fais pas ça. » Dure et intraîtable, je l’enjoins à arrêter de faire culpabiliser une femme qui n’a pas besoin de ça pour être à terre.

« Elle ne se souviendra même pas de lui. » Une nouvelle larme roule sur ma joue et ma voix se brise alors que j’énonce ce fait. J’aurais beau raconter à ma fille tout ce qu’était son père, lui dire à quel point il l’aimait, elle ne se souviendra pas du son de sa voix et elle ne gardera de ses traits que ce qu’elle en verra sur le papier glacé des photographies qu’il a laissées derrière lui. Et moi, combien de temps me faudra-t-il pour oublier l’odeur naturelle de sa peau et les intonations de sa voix lorsqu’il me disait qu’il m’aimait, lorsqu’il était en colère, de mauvaise foi, heureux ou lorsqu’il gémissait mon prénom au creux de mon oreille ?

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Spencer Blackwell & @Raelyn Blackwell

“Non, elle ne sait rien.” Et comment dire à une enfant que son père a été assassiné dans sa cellule de prison alors qu’elle n’est pas encore en âge de comprendre le concept même de la mort ? Comment dire à une petite fille que son papa ne reviendra plus jamais et qu’à partir de maintenant, il n’existera plus que dans ses souvenirs et dans les histoires racontées par maman ? La tâche paraît insurmontable et ta question un peu stupide mais finalement toute la situation t’échappe. Amos, tu ne le connaissais pas bien. C’était un homme d'apparence bourrue et au caractère que tu ne savais pas complètement déchiffrer, impressionnant à sa façon mais tu n’as jamais douté de l’amour qu’il portait à sa fille et à sa femme.
Elle te réprimande et tu pinces les lèvres en évitant d’insister, n’ayant pas non plus envie de la brusquer plus que de raison. Ce n’est ni l’endroit ni le moment, pas alors que la blessure est encore fraîche et béante. Vous n’y reviendrez sûrement pas, sur cette conversation, et tu n’es même pas certaine qu’elle se souviendra de ton passage et de ce qu’y s’est dit, pas alors qu’elle a ingéré tu ne sais combien de litres d’alcool en si peu de temps. « Tu fais bien ce que tu veux pour gérer ton deuil, il t’appartient, » et tant pis si ça veut probablement dire de mettre la ville à feu et à sang pour obtenir un semblant de justice slash vengeance. Toi, tu n’as rien à lui dire à ce sujet. « Je te demande juste de faire attention, c’est tout, » tu ajoutes plus doucement en reportant ton attention sur l’appartement qui a à peu près meilleure mine maintenant que tu as pu ranger et dégager le plus gros. Ce n’est pas parfait mais pour l’heure, ça fera l’affaire. D’autant que ça ne durera sûrement pas après ton départ.
La voir dans un état pareil, les larmes aux yeux, la mine blafarde, ça te fout un coup plus que tu ne voudrais l’admettre. Elle paraît si petite, là, face à toi, celle qui d’ordinaire dégage quelque chose qui impose le respect de par sa simple présence, n’est plus qu’une ombre qui se ressemble à peine. Micah ne connaîtra jamais son père, pas directement en tout cas, et c’est le genre de constatation qui te brise franchement le cœur. « Elle a besoin de toi pour ça. » Maintenant plus que jamais. Un peu égoïstement, t’as envie d’ajouter que toi aussi, t’as besoin d’elle, mais ça, elle n’a pas besoin de l’entendre. L’important, c’est Micah qui attend que sa mère revienne la chercher et qui ne doit toujours pas comprendre ce qui se passe et pourquoi elle se retrouve seul chez son parrain. « Ça sera à toi de lui raconter comment il était et à quel point il l’aimait. » S’il y a bien une chose dont tu ne doutes pas, c’est ça. Ca sera difficile, pas franchement toujours agréable, parfois franchement triste mais au moins, ça sera vrai. « Je sais bien que ça sera jamais la même chose, mais… » C’est mieux que rien ou que l’affreuse sensation d’avoir été rejetée par son propre père. « Elle apprendra à le connaître à travers toi. » Et au moins elle ne l’oubliera pas.
Nouveau soupir et tu jettes un énième regard aux plats que tu as apportés. Elle n’y touchera probablement pas ce soir alors autant les ranger maintenant et éviter qu’ils restent là en plein milieu. « J’suis là, si t’as besoin de quoi que ce soit. » Ca veut probablement dire bien peu de chose pour elle qui n’a qu’à claquer des doigts pour rameuter à peu près qui elle veut, mais tu tiens tout de même à ce qu’elle l’entende. « T’as probablement envie d’être seule alors je vais… » bref signe de main vers la porte l’air de dire que tu vas la laisser à son deuil et à sa vengeance à planifier, peu importe comme elle tient à le gérer. « Je repasserai demain, » pas une question, peu importe que l’idée lui plaise ou non. « Tu sais où me joindre s’il te faut quelque chose. » Peu importe l’heure, c’est bien le minimum que tu puisses faire pour elle.

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« Tu fais bien ce que tu veux pour gérer ton deuil, il t’appartient. » Deuil. Le mot est lourd, dégueulasse et il reste coincé dans la gorge quand bien même ce n’est pas moi qui ai prononcé les syllabes qui le composent. Presque quatre ans après être tombée progressivement amoureuse d’Amos, au point d’en faire mon univers, je me souviens pourquoi après le décès d’Aaron j’avais juré que l’on ne m’y prendrait plus, que mon coeur resterait fermé et froid, que plus jamais il ne s’ouvrirait à qui que ce soit d’autre, et certainement pas de façon romantique ou, pire, amoureuse. S’il n’est pas question de regretter - j’en suis incapable dès lors que je pose les yeux sur ma petite fille et à chaque fois que le visage d’Amos s’impose à moi au travers de se prunelles, je maudis des dieux en lesquels je n’ai jamais cru de m’avoir donné tout ça si c’était pour me le reprendre presque aussitôt. Nous devions vieillir ensemble, nous nous étions dit pour toujours et, au final, nous n’avons même pas eu le droit à quatre années complètes. Quatre ans, c’est peu au regard d’une vie. Ca l’est encore plus quand il faisait partie intégrante de toutes les projections que je me faisais pour l’avenir. « Je te demande juste de faire attention, c’est tout. » Je laisse échapper un rire bref, sec et dénué de toute joie. Faire attention. Je ne suis pas une tête brûlée mais, sur l’heure, je m’imagine capable de faire sauter le poste de police, le tribunal et le centre correctionnel de Brisbane sans pour autant étancher ma soif de vengeance. Faire attention. La prudence a toujours fait partie de mon vocabulaire, mais pas aujourd’hui, pas pour l’instant.

Spencer est dans le juste lorsqu’elle tente de me rappeler à la raison mais ce n’est pas pour autant que j’apprécie davantage sa démarche. Je n’ai pas besoin de ça, je n’ai pas besoin qu’elle me rappelle les conséquences potentielles de mes actes irréfléchis - le meurtre d’Aberline n’en était pas un, c’était calculé et maîtrisé mais les conséquences sont belles et bien amère - j’ai besoin qu’elle me laisser au moins mes fantasmes, puisqu’il ne me reste plus qu’eux. « Elle a besoin de toi pour ça. » J’aime ma fille, mais pendant l’espace d’une seconde, je me surprend à désirer qu’elle n’existe pas. Ainsi, mes plans suicidaires auraient pu devenir réalité. Ainsi, j’aurais pu avoir la certitude de rejoindre Amos très bientôt, mais pas sans avoir mis la ville et à sang avant. Puisque Micah existe et qu’elle est à présent ma responsabilité et à moi seule, elle me condamne à vivre avec la douleur d’avoir perdu son père. « Ça sera à toi de lui raconter comment il était et à quel point il l’aimait. » Je voudrais que Spencer se taise : chaque mot de sa part est un poignard planté dans mon cœur et me fait verser des larmes supplémentaires. Pour la première fois, je me moque de concéder de la faiblesse au travers de mes pleurs ; j’ai bien d’autres chats à fouetter. « Je sais bien que ça sera jamais la même chose, mais… Elle apprendra à le connaître à travers toi. » Je ferme les yeux et mes paupières balayent quelques larmes que je retenais. C’est injuste pour beaucoup de monde, et c’est aussi injuste pour ma fille. Jusque-là, égoïste, je ne pleurais que pour moi. Ces larmes-là sont pour elle. « J’arrive même pas à la regarder. » Ma fille, et pour une raison que j’explicite la gorge serrée. « Ses yeux… » Je ne parviens finalement pas à terminer ma phrase. Mais Spencer connaît le visage de ma fille et elle connaissait celui d’Amos, elle la terminera facilement, puisqu’à l’instar de toute personne ayant déjà posé son regard sur ma fille, elle ne peut avoir raté la ressemblance. Ce sont les mêmes que les siens. Les prunelles océan de ma petite fille sont un rappel constant de ce que j’ai perdu, de celui qui m’a été arraché. J’ai mal et je ne parviens même pas à désirer que cela passe : si la douleur finit par disparaître, cela signifiera que j’ai oublié la nuance particulièrement perçante des iris de mon âme-soeur, ou alors que cette moitié de moi-même qui m’a été arrachée ne me manque plus, et je suis incapable de désirer cela.

Si la douleur disparaît, alors il ne me restera plus rien de lui.

« J’suis là, si t’as besoin de quoi que ce soit. T’as probablement envie d’être seule alors je vais… » Hagarde, éteinte, je ne réagis pas lorsque ma demi-sœur se redresse et s’apprête à prendre congé. Me retrouver seule me terrorise, mais j’y aspire paradoxalement tout de même. « Je repasserai demain. » J’aurais été incapable de le lui demander. Même ainsi, même à terre est mourante, je serais incapable de demander de l’aide. Toutefois, j’en ai besoin, et une part de moi doit en être consciente puisque je ne réplique pas, je ne le lui interdit pas non plus. « Tu sais où me joindre s’il te faut quelque chose. » Je n’appellerai pas, et nous le savons toutes les deux. Toutefois, je pose sur elle un dernier regard avant de tourner à nouveau la tête. Je n’ajoute rien. Je ne hoche pas la tête. Je reste là, sur la loggia d’où elle m’a délogée lorsqu’elle a sonné il y a quelques minutes à peine. Demain, elle me retrouvera dans un état similaire à celui dans lequel je suis actuellement. Après-demain, peut-être parviendra-t-elle à me faire manger, si elle persiste et s’entête.