Katherine se promenait dans les allées du vide-grenier de la Gallery of Broken Hearts en attendant Charlie. Son frère l’avait contactée la veille pour lui proposer de l’accompagner à l’événement, car il souhaitait y déposer des objets. Il n’avait pas approfondi le sujet, mais elle savait très bien de quels objets il parlait. Charlie semblait être prêt à avancer par rapport à Ettie et Katherine ne pouvait que le supporter dans cette nouvelle étape de sa vie.

L’endroit était chargé en émotions. L’atmosphère était empreinte de mélancolie, mais aussi de guérison. Chaque objet exposé racontait une histoire. On ne savait pas laquelle, mais on pouvait tenter de la deviner. Katherine observait ces fragments de vies avec une certaine philosophie, méditant sur la nature éphémère des relations humaines. C’était si beau d’aimer, mais si déchirant à la fois. Le bonheur du début valait-il la souffrance de la fin ?

Plusieurs objets captèrent son attention. Un vieux miroir avec un cadre en bois sculpté, par exemple, attira immédiatement son regard. Non seulement le miroir était magnifique, il possédait aussi un charme nostalgique qu’elle appréciait. Elle adorait les vide-greniers, car elle y trouvait toujours de petites pépites pour elle-même ou pour ses clients.

Si elle se perdait parfois dans la contemplation de certains objets, elle jetait tout de même régulièrement un coup d'œil vers l'entrée de la galerie, guettant l'arrivée de son frère. Elle savait que cette journée était importante pour lui, un pas symbolique vers la guérison. Prochaine étape : les rencontres. Allez ! Il était temps pour lui de se réouvrir à la vie.

Afin d'accueillir un colocataire, Charlie avait entrepris de vider la chambre qui servait encore de mausolée à son mariage. Dans les placards étaient entassés une multitude de nappes inutilisées, ou bien des parures de lit dans lesquelles il n'avait évidemment plus envie de dormir seul, et encore moins accompagné de quelqu'un d'autre que d'Ettie. Cette dernière lui avait donné l'autorisation de se débarrasser de ce surplus de souvenirs, s'attachant à ne garder comme lui que ce qui avait le plus de valeur à ses yeux. Charlie avait gardé un centre de table de leur mariage, en bois de hêtre sur lequel il disposait souvent des bougies achetées à une artisane du quartier, mais n'avait plus aucun intérêt pour ce vase en verre soufflé coloré qui avait accueilli les nombreux bouquets qu'il avait pu offrir à sa femme en 6 ans de vie commune. Charlie avait repoussé l'échéance de ce tri par crainte de se sentir dépouillé d'une partie significative de sa vie, pourtant il s'était senti léger et serein en plaçant méticuleusement les objets dans un carton, lui-même déposé sur le siège passager de sa voiture.

Le carton était lourd et fragile, à l'image de tout ce qu'il contenait. C'était sans doute le cas pour beaucoup de personnes qui exposaient au vide-grenier, dont la valeur sentimentale des objets les rendait parfois hérmétiques à toute tentative de négociation. Charlie n'était pas là pour marchander, d'ailleurs il se fichait bien de se faire de l'argent sur le dos d'un mariage écourté par le mensonge qu'il s'était récité toute sa vie. Il n'avait même pas loué d'emplacement mais avait entendu parler d'un stand solidaire qui rachetait les pièces des plus feignants comme lui. Un prix à la louche qu'il n'avait même pas anticipé tant il n'avait aucune importance à ses yeux. Tout ce qu'il voulait, c'était débarrasser cette chambre qu'il laisserait le loisir à quelqu'un d'autre d'investir à son goût. Katherine avait accepté de l'accompagner, consciente que la démarche représentait néanmoins une charge sentimentale pour son frère. Il avait pu l'apercevoir par-dessus le carton qu'il portait à bout de bras, ne laissant apparaître que le haut de son visage. Arrivé à son niveau, il déposa le carton au sol le temps de reprendre son souffle et embrasser sa sœur, qui avait déjà l'air d'avoir la tête ailleurs. « Ouf, j'ai cru que j'allais jamais y arriver. » dit-il en passant une main sur son front humide. L'hiver était doux mais à cette heure matinale il faisait encore frais, si bien que Charlie était rapidement monté en température. « Tu veux toujours pas regarder si quelque chose t'intéresse, c'est ton dernier mot ? » demanda-t-il comme si sa sœur allait passer à côté de l'affaire du siècle. Il comprenait qu'elle ne soit pas très enthousiaste à l'idée de dormir dans les draps qui avaient servi à leurs noces. «  Tu es là depuis longtemps ? Tu as trouvé le stand solidaire ? Que je me débarrasse de tout ça une bonne fois pour toutes. Je te préviens je laisse le carton avec, y'a pas moyen que je reparte avec autant de babioles qu'à l'arrivée. »

Son regard s’illumina instantanément en voyant la tête de son frère par-dessus le carton qu’il trimballait à bout de bras. Charlie avait toujours été une grande source de réconfort pour elle. D’ailleurs, il était probablement la seule personne avec qui elle se permettait d’être entièrement elle-même. Ou presque, car il n’était pas au courant de ses activités illégales. La jeune femme était une personne assez privée : elle avait tendance à compartimenter les différentes sphères de sa vie et à ne pas les mélanger. C’était difficile de cacher ses soirées de poker à son frère, car malgré l’illégalité de la chose, elle était fière de ce qu’elle apportait à la société. La vérité avait failli jaillir d’entre ses lèvres à plusieurs reprises, mais la peur lui avait fait ravaler ses paroles à chaque fois. Envisager que la vision que son frère avait d’elle puisse changer à cause de ses activités illégales la rendait physiquement malade. Oui, il y avait des chances qu’il accepte cette partie de sa vie et qu’il puisse même l’épauler dans celle-ci. Mais il y avait aussi des chances qu’il ne l’accepte pas et que leur relation change à tout jamais. Le risque, pour elle, n’en valait pas la chandelle.

Une fois à sa portée, Charlie l’embrassa et Katherine fit de même. « Ouf, j'ai cru que j'allais jamais y arriver. » Le visage de la blonde naturelle s’indigna quelque peu. « Tu aurais pu m’avertir en arrivant, j’aurais pu venir t’aider ! », dit-elle avec sincérité. Elle s’en voulut même de ne pas y avoir penser avant. « Tu veux toujours pas regarder si quelque chose t'intéresse, c'est ton dernier mot ? » Les sourcils froncés et un petit sourire aux lèvres, elle le regarda un instant. Il était drôle, lui, à vouloir lui refiler des souvenirs de son mariage. Merci, mais non merci ? « Oui, Charlie, je veux bien dormir dans les anciens draps de mon frère et de son ex-femme finalement ! Non, tu me donnes ton carton avant que tu demandes à Papa s’il veut pas dormir, lui aussi, dans vos anciens draps ! » Son ton était sur la rigolade, mais avec une touche de sérieux. Essayait-il de lui refiler ses souvenirs pour l’empêcher de s’en débarrasser complètement ? Il n'allait pas s'en sortir aussi facilement si oui ! Ou était-il simplement dans la générosité ? Même si c'était le cas, c'était non ! «  Tu es là depuis longtemps ? Tu as trouvé le stand solidaire ? Que je me débarrasse de tout ça une bonne fois pour toutes. Je te préviens je laisse le carton avec, y'a pas moyen que je reparte avec autant de babioles qu'à l'arrivée. » Kate rigola à sa dernière remarque. « Je viens juste d’arriver, mais j’ai quand même eu le temps de me promener un peu. Le stand solitaire est juste là, viens, je t’y conduis.  » Elle posa une main sur le bras de son frère et le conduisit tout au fond de la galerie où se trouvait un stand déjà bien rempli. « Et tant mieux, plus de bras pour transporter mes achats ! »

Katherine observa soigneusement le langage corporel de Charlie tandis qu’il se départageait officiellement des derniers souvenirs encombrants de sa relation d'avec Ettie. Elle était fière de lui, mais elle était soucieuse de voir comment il vivait la chose. Il avait quand même mis du temps avant d’en arriver là. « Comment vas-tu ? », dit-elle avec empathie. « Je t’admire, tu sais. D’avoir enfin accepter de vivre pleinement dans l’authenticité. Je ne sais pas si j’en aurais la force un jour. »

« Et ruiner ce teint ? Jamais de la vie. » s'exclama-t-il sur un ton faussement affecté, pointant du menton l'éclat de porcelaine de sa sœur. Il ne s'était jamais retenu de faire ce genre de remarques devant Kate, si bien qu'elle n'avait pas eu besoin de mimer la surprise le jour de son coming out. Les souvenirs de ce jour demeuraient d'une désagréable clarté. Les sourcils froncés de ses frères, la mine déconfite de son père, l'esquisse d'un rictus de Lily. Charlie avait trouvé un réconfort certain à se concentrer sur le visage de Kate, le moins tendu malgré les efforts qu'elle déployait pour ne pas paraître trop complaisante aux yeux des autres. Il ne lui en voulait pas, d'avoir préféré se contenir plutôt que d'exprimer un soutien contradictoire au milieu de l'atmosphère à couper au couteau qui s'était instaurée. Charlie avait l'habitude de devoir se défendre lui-même. Il avait l'habitude de porter le poids du mensonge et des injustices, ce qui rendait bien dérisoire celui qu'il portait à la salle, ou lorsqu'il devait se départir des vestiges de son mariage. Kate était précisément à l'endroit où elle devait se trouver, comme un phare qui le guidait dans les épreuves les plus délicates de sa vie. Elle brillait littéralement de le voir, éternelle fillette dont le frère faisait l'admiration. Se doutait-elle même du bien que cela lui procurait, de se sentir toujours valorisé dans ses yeux alors qu'il décelait tout l'inverse dans ceux de leur père ? « Parce que t'as jamais construit de cabane avec les draps de Jake peut-être ? » demanda-t-il un brin malicieux, laissant à sa sœur le soin d'imaginer ce que leur frère avait bien pu faire dans ses draps d'adolescent à l'époque. Pour Charlie, ces parures n'avaient pas une très grosse charge sentimentale, et d'ailleurs Kate ne serait pas sidérée d'apprendre que plus le temps passait, et moins ils avaient servi à ce qu'on appelait de façon aberrante le devoir conjugal.

Une fois passées les salutations, Charlie se laissa guider jusqu'au stand où il ne s'encombra pas longtemps de ses souvenirs, se surprenant même de la facilité avec laquelle il les avait abandonnés, et de l'insuffisance avec laquelle il avait négocié leur prix. C'était bien peu cher payé, pour des articles chargés d'histoire, mais finalement Charlie comprenait qu'ils n'avaient de valeur qu'aux yeux de ceux qui les associait à des heures charnières de leur existence. « Tout ça pour ça. » dit-il en comptant paresseusement les billets dans sa main. « Mais franchement, j'aurais même pu les donner plutôt que les laisser prendre la poussière sur une étagère. » renchérit-il, monologue que lui avait répété sa voix intérieure pour le persuader de faire le bon choix. « Tu sais que ça me touche, mais j'aurais aimé le faire bien plus tôt. Je sais que Ettie ne m'en veut pas, mais moi je m'en serais voulu de lui avoir fait du mal. Et surtout, j'ai l'impression d'avoir perdu du temps. » avait-il répondu avec une pointe de regrets, comme si finalement il n'avait tenu qu'à lui de prendre un autre chemin que celui qu'on avait tracé pour lui. Plus on descendait dans la fratrie Beauregard, et plus la responsabilité de faire la fierté de leur père se diluait dans les accomplissements des autres. Charlie avait fini par remplir ce devoir, il était tombé amoureux d'une femme et s'était empressé de l'exhiber comme un totem. Il souhaitait désormais à Kate de ne surtout pas vivre la vie qu'on attendait d'elle. « T'as intérêt de vivre comme tu l'entends Kate, fais pas les mêmes erreurs que nous. Jake a foutu sa vie en l'air à l'armée, Ezra est incapable de s'opposer à Lily parce qu'il est persuadé de valoir moins qu'elle, et moi je suis divorcé avant quarante ans. » la somma-t-il en la toisant d'un air sérieux. « Tu me le dirais hein, si tu avais des doutes ou besoin de conseils ? »

« Et ruiner ce teint ? Jamais de la vie. » Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres. Elle hocha la tête et les épaules, l’air de dire « pas faux ». « Tu as entièrement raison ! » Kate adorait les remarques plus féminines de Charlie. Le fait d’avoir eu une personne à la maison qui la comprenait un peu plus dans sa féminité avait toujours été un grand soulagement pour elle. Elle qui avait grandi entourée d’hommes, elle avait vite trouvé un certain refuge auprès de Charlie qui semblait mieux la comprendre que son père ou ses autres frères. Il aurait pu être plus féminin sans pour autant être homosexuel, bien entendu, mais elle avait très vite deviné que la seconde option était plus probable. À cette pensée, Kate se demanda s’il avait toujours su pour elle comme elle avait toujours su pour lui. « Parce que t'as jamais construit de cabane avec les draps de James peut-être ? » Pas de sourire cette fois-ci, mais une moue légèrement dégoûtée. Il fallait toujours qu'il aille plus loin qu'elle ! « Merci d’avoir gâché un de mes meilleurs souvenirs d’enfance ! Je me console en me disant qu’on a construit plusieurs deces cabanes ensemble ! » Elle tenta de rester sérieuse le plus longtemps possible avant de pouffer de rire.

La facilité et la rapidité avec lesquelles Charlie se départait de ses souvenirs surprit Kate. Il avait mis du temps avant d’en arriver là, mais il y était enfin arrivé. Elle avait souvent voulu le secouer pour avancer son processus, mais elle s’était retenue pour respecter son rythme. C’était seulement difficile pour elle de voir son frère, probablement la personne qu’elle aimait le plus au monde, s’accrocher autant à un passé qui ne lui servait plus. Elle avait néanmoins pris sur elle-même, en se rappelant notamment qu’elle était mal placée pour parler. « Tout ça pour ça. » Il pensait quand même pas devenir riche avec des pacotilles ? Il n’était pas supposé être là pour l’argent aussi ! « Tu n’as peut-être pas gagné beaucoup d’argent, mais tu as certainement gagné une paix d’esprit, non ? » Et de la place dans le placard. « Mais franchement, j'aurais même pu les donner plutôt que les laisser prendre la poussière sur une étagère. » Kate se retint de se taper le front de la main. Au moins, il avait fini par s’en rendre compte ! « Je ne veux pas dire que je te l’avais dit… Mais je te l’avais dit. » Elle avait été très patiente et douce avec lui dans les derniers temps, la situation ne se prêtant pas à autre chose selon elle, mais là, elle sentait qu’elle pouvait se permettre de le charrier un peu. Le but n’était pas d’oublier son passé, mais de faire de la place pour son futur. Il avait trop longtemps vécu dans le mensonge, il était temps à présent qu’il vive dans l’authenticité.

Ils commencèrent à marcher côte à côte à travers les allées de la vente de débarras. « Tu sais que ça me touche, mais j'aurais aimé le faire bien plus tôt. Je sais que Ettie ne m'en veut pas, mais moi je m'en serais voulu de lui avoir fait du mal. Et surtout, j'ai l'impression d'avoir perdu du temps. » Les paroles de son frère lui firent un pincement un coeur. La situation n’avait définitivement pas été idéale pour Ettie, mais Kate refusait que Charlie se tape davantage sur la tête. Ce n’était pas facile de sortir du cadre social et de s’affirmer dans la différence. Tout d'abord, certains n’avaient pas la chance de grandir dans un environnement propice à l'acceptation des différences et prenaient plus de temps à se trouver et à s'accepter. C’était la vie. De plus, il était évident que son frère et son ancienne belle-soeur avaient toujours eu beaucoup de respect l’un envers l’autre. Enfin, il valait mieux mettre fin à la relation maintenant, alors qu’ils n’avaient pas d’enfants et qu’ils étaient encore  jeunes pour refaire facilement leur vie, que plus tard. « Je comprends. On ne peut pas revenir en arrière, donc le mieux que tu puisses faire, c’est d’apprendre de la situation et continuer d’avancer. Tu es encore jeune, Charlie, tu as encore tellement de belles années devant toi. En plus, t’es canon. Les mecs vont faire la file pour toi. D’ailleurs, si tu veux une secrétaire pour gérer tes rendez-vous galants, tu sais où me trouver ! » Elle rigolait, mais elle était plus que sérieuse. Je suis sérieuse ! Tu as entendu parler de la nouvelle application de rencontres ? Je me suis fait un compte ! Viens, on t’en fait un aussi !

« T'as intérêt de vivre comme tu l'entends Kate, fais pas les mêmes erreurs que nous. James a foutu sa vie en l'air à l'armée, Ezra est incapable de s'opposer à Lily parce qu'il est persuadé de valoir moins qu'elle, et moi je suis divorcé avant quarante ans. » Kate soupira : elle n’avait pas l’impression d’avoir mieux réussi que ses frères entre son ex-fiancé infidèle et son historique amoureux à dormir debout. Comment avaient-ils tous pu finir ainsi ? « Je n’ai pas l’impression d’avoir mieux réussi que vous, tu sais. Je donne l’impression que je m’en fous, mais je me sens seule, Charlie. » Son frère était bien le seul à qui elle se confiait de la sorte. « Tu me le dirais hein, si tu avais des doutes ou besoin de conseils ? » Kate réfléchit un instant. Il y avait bel et bien un truc qui la tracassait, mais elle ne savait pas si elle avait envie de lui en parler tout de suite. « Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui a fait en sorte que tu décides de faire ton coming out ? » Elle avait parlé d’un ton à peine audible. Le coming out de son frère lui avait fait énormément réfléchir sur sa propre situation.