@Aubrey Thornhill

(central station) J’aurais préféré que cela change quelque chose. J’aurais préféré que ces mois passés à l’entendre et ces autres mois passés à attendre le bon moment pour lui parler puissent avoir eu un quelconque effet. Peut-être pas positif, n’allons pas jusqu’à avoir de tels espoirs, mais au moins un effet. J’aurais simplement aimé comprendre que divorcer d’un amour de quinze ans allait changer quelque chose à ma vie, alors que cela n’a en rien été le cas. Je me suis réveillé comme je me suis couché, et il en a sûrement été de même pour elle qui ne portait même plus son alliance depuis deux ans. J’ai déposé la mienne avec la certitude de ne plus jamais la reprendre, et pourtant je ne l’ai pas jetée. Elle est simplement déposée quelque part avec l’espoir aussi fou que stupide qu’un jour tout ira mieux, qu’un jour on pourra se marier à nouveau en se promettant d’être un peu moins cons. De toute évidence, cela n’arrivera pas, et je console mes nuits auprès d’un autre, lâche au point de trouver l’excuse face à moi-même que James n’est justement qu’un lot de consolation. On aime pas ses lots de consolation, là est justement toute leur utilité. Peu importe.

”Thornhill ?” Mes pensées cessent de divaguer aussitôt la silhouette frêle de la jeune peintre apparue dans mon champ de vision. Mes pas m’ont mené au cœur du centre ville et je ne cherche même pas à savoir où je suis tant cela m’importe peu. Déjà, je gomme la distance entre elle et moi, curieux et surtout soucieux qu’elle ne se dérobe pas. Elle est la parfaite excuse pour faire cesser le flot incessant de mes pensées torturées - foutus artistes qu’on est. ”Auden Williams.” Mon nom est assez connu pour que je n’explique pas davantage que je suis moi aussi peintre, entre bien d’autres choses. Je ne m’abaisse pas à ce genre de foutaises, éternellement bien trop occupé à me focaliser sur ce qui importe réellement. ”J’ai entendu parler de ta galerie. C’est impressionnant pour un début.” Ce n’est pas impressionnant tout court, mais ça l’est au moins pour un début. Je ne fais pas dans la langue de bois, et elle le sait rien qu’en reconnaissant mon nom : seul mon franc parler est aussi reconnu que mon talent. La main que je lui avais tendue au moment de ma présentation retrouve sa place contre ma cuisse. ”C’est quoi le projet, après ça ?” De toute évidence, je ne compte pas me contenter d’un bonjour suivi d’un au revoir et à en juger par ma posture statique et la cigarette que je sors déjà du paquet, j’ai bel et bien pour objectif d’en connaître davantage à son sujet. J’en profite pour lui tendre le paquet et ainsi lui proposer qu’elle se serve à son tour, des mots s’avérant bien inutiles pour statuer la propositio alors que les gestes parlent d’eux-mêmes.

"Enchantée, j'aime beaucoup ce que vous faites." Je ne me présente pas à autrui pour les compliments que je peux recevoir derrière. Preuve en est, je ne réagis pas face à ses mots, étant le premier au fait de la qualité de mon travail. Ce dernier n’a pas besoin de la reconnaissance de mes pairs pour exister, surtout ceux de l’envergure de la jeune femme, qui n’en est encore qu’aux balbutiements. Elle sourit à l’image des femmes trop heureuses qui ne savent pas faire autrement, et je me contente de laisser ma main retomber contre ma hanche après avoir serré la sienne. Sur mon visage ne s’affiche aucun sourire superflu. Je le troque plutôt pour quelques mots au sujet de sa galerie et de ce que j’en pense réellement. "Merci, je suis plutôt fière du résultat, c'est vrai." J’esquisse un ”hm, hm.” qui ne signifie rien de plus et a seulement vocation à m’occuper. Le pouce qui frotte ma lèvre inférieure ne sert qu’à m’occuper, lui aussi. Pendant une seconde, je repense à Ginny et à quel point tout était différent avec elle, depuis la première seconde.

"C'est une bonne question, je pense que la galerie me suffit amplement pour le moment." Ce que je vois comme une erreur, parce que personne ne devrait se contenter de ce qu’il a sur l’instant, même si elle pense ne pas avoir besoin de plus. "Pour être totalement honnête, je n'ai jamais pensé à quoi faire après la galerie." - ”Et travailler pour une autre galerie ?” J’énonce, le menton haut, ma proposition assez sereine pour ne pas douter de mes appuis un seul instant. Ma galerie est plus ancienne, plus réputée, plus reconnue. Elle le sait, je le sais. Je ne dirai pas le contraire, pas même pour ménager un quelconque ego ; ce serait une seule perte de temps, sans utilité aucune. ”Il y a encore à apprendre mais j’aime la façon dont tu travailles.” Elle n’est pas parfaite et loin de là mais je suis capable de voir en elle de réelles pistes d’amélioration, comme il en existait chez Leo. Je n’ai ni le cœur ni l’envie de rejouer ce genre de relation, mais je ne peux pas être un artiste accompli si j’en laisse d’autres me filer sous le nez sans même avoir tenté de les retenir. Ainsi, le regard que je garde ancré dans le sien ne tremble pas un seul instant. ”C’est dangereux de se contenter de ce qu’on a quand on est un artiste.” Et je ne le dis pas simplement pour étoffer mon propre argument mais bien parce qu’il s’agit d’une réalité que je peux statuer plus aisément qu’elle grâce à l’expérience que j’ai en plus. Si elle se contente de ce qu’elle a, elle ne cherchera pas à évoluer. La stagnation est dangereuse, si ce n’est même mortelle. J’ai bon espoir qu’elle y réchappe en trouvant une place dans mon propre sillage.