i try to picture me without you, but i can't

@Asher Thornhill   ◈ août 2024

Il a dix ans à peine, la première fois qu’on le désigne comme insomniaque. Sur l’instant, Izan ne comprend pas vraiment ce que ce mot veut dire, mais il devine aisément que cela signifie que quelque chose, dans sa tête, se détraque, que les rouages de son cerveau sont déjà trop usés et rouillés pour fonctionner correctement et que, le soir, au lieu de se mettre en veille, il devient une toupie indomptable qui ne cesse de valser à toute vitesse en l’empêchant de dormir. Les gélules aux plantes n’ayant été d’aucune aide, on l'oblige plutôt à avaler des décontractants musculaires pour l’aider à se détendre ; dans le bureau de la psychiatre, les adultes avaient parlé de lui comme s’il avait été invisible, et du haut de son jeune âge, il s’était demandé si, pour le sommeil aussi il était invisible ? Peut-être que c’était pour ça qu’il se plaisait à l’ignorer, le sommeil, il passait à côté de lui sans le voir, comme les adultes qui discutaient pendant que sa mère lui donnait son carnet de partitions pour qu’il puisse mettre à profit le temps passé dans le bureau du docteur. Parce qu’il ne faudrait pas qu’il ait un moment de répit, le prodigue : on ne lui pardonne aucune faute, aucun manquement, aucune maladresse, aucune hésitation. Il n’a pas le droit à l’erreur, lui. Il n’a pas la possibilité de dire que ses mains lui font mal, qu’il a envie d’apprendre à faire du vélo comme ses frères et soeurs, qu’il a envie de jouer avec les autres enfants du quartier, parce que ses parents ne peuvent décemment pas prendre le risque qu’il se casse le poignet et que sa carrière soit foutue. Aussi, quand son père lui demande ce qui l’empêchait de dormir, s’il a des problèmes à l’école, s’il veut lui en parler, il a envie de se lever de sa chaise pour lui dire, oui, papa, tu as raison, quelque chose ne va pas, mais tu sais déjà alors arrête de faire semblant, arrête de faire l’étonner devant les psychologues que tu m’obliges à voir, arrête de vivre dans l’ignorance confortable que t’offre mon silence et, pour une fois, aide-moi mais, à dix à peine, il ne partage déjà plus ses émotions, Izan, puisque personne n'a pris la peine de lui apprendre et de les écouter. Il n’y a que Nieves qui savait l’entendre.

Il a trente-deux ans, aujourd’hui, et cette forme d’inaptitude à partager ce qu’il ressent est toujours tenace, tout comme ses insomnies. Ce n’est pas la cruauté qui tient Izan en éveil, au beau milieu de la nuit, c’est la rancune qui ne s’éteint pas, l’orgueil malmené qui lui crie qu’il est - encore une fois - l’idiot de l’histoire, et qu’il ferait mieux de foutre le camp avant que le chagrin le frappe de nouveau et le laisse en miettes. En observant les vagues qui viennent importuner la coque du bateau, il se dit qu’il aimerait mieux être invisible comme lorsqu’il était gamin : ne plus rien entendre, ne plus rien voir, sans que rien, pas même un bruissement, pas même l’odeur de sa peau, ne trahisse sa présence. Mais il ne peut pas indéfiniment échapper aux autres, et l’irruption brutale de l’anglais dans la chambre que ce dernier a déserté en est la preuve ; en achevant d’enfiler un t-shirt noir à manches courtes, il fronce lentement ses sourcils en ne comprenant pas vraiment ce qu’il vient faire ici, puisqu’ils se croyaient beaucoup trop éloignés dans le silence pour que le dialogue puisse ressurgir de la sorte « avant que tu ne partes pour la ville, j'aimerais beaucoup discuter. Et je ne prendrai pas un «non» comme réponse. je déteste quand on ne se parle pas, je déteste lorsque tu ne t'exprimes pas. Je sais que tu en as beaucoup à dire. je suis prêt à ce que tu déverses toute ta hargne sur moi. » par instinct, il mord l’intérieur de sa joue en soutenant le regard de son interlocuteur, n’ayant pas suffisamment de courtoisie pour ne pas l’imprimer sous l’auréole froide de ses yeux qui se parent d’un fard de rancoeur qu’il ne cherche point à dissimuler. Mais le pianiste ne dit rien, même si ça grouille quelque part dans son ventre puisque la bête de colère est comme lui : elle ne dort pas, et elle s’agite sous les paroles qu’on lui déverse dessus, s’impatientant de faire rugir le feu de la haine qui n’a pas envie de se taire « je n'accepterai plus le silence, même si tu penses qu'il serre à me protéger. je suis capable de me défendre seul. Je n'ai rien fait pour le mériter. » les derniers mots ont la force de fendre sa façade de froideur  pour que l’hilarité nerveuse vienne défaire ses lippes dans un sourire que l’on peut aisément qualifier de mauvais, et s’il baisse le menton en secouant sa figure de gauche à droite, c’est seulement en essayant de bercer le monstre colérique qui remue derrière le voile de ses paupières baissées ’’Moi non plus, j’ai rien fait pour mériter toutes tes conneries.’’ qu’il s’entend dire en remontant ses billes sombres dans celles de Ash, en le maudissant intérieurement de le pousser ainsi dans ses retranchements jusqu’à l’extirper de son silence confortable, détruisant les barrières de protection auxquelles il s’accroche désespérément, défaisant le mutisme de son propre périmètre de sécurité ébranlé : il ne compte pas en sortir, mais il ne laissera personne entrer. ’’J’ai rien fait pour que tu décides d’être un connard qui m’utilise pour oublier un mec que t’aimes depuis des années, le mec que t’as continué à côtoyer alors qu’on était ensemble, et le même que tu continues de m’imposer aujourd’hui.’’ si son ton est curieusement calme, aussi posé que s’il évoquait le soleil radieux qui brille au-dehors, il sent que la situation est en train de lui échapper et qu’il glisse lentement dans le fossé de l’animosité, puisqu’il n’arrive jamais à être tiède, Izan, étant un être impulsif et émotionnellement extrême qui ne sait pas suffisamment décortiquer ses sentiments pour ne pas se laisser emporter par ces derniers. ’’En fait, j’me demande pourquoi je t’ai même posé la question parce que la réponse est évidente, dans le fond. T’as jamais vraiment eu de respect pour moi, alors pourquoi t’en aurais maintenant ?’’ comme il a déjà une réponse et qu’il n’est pas capable d’en admettre une autre, il hausse légèrement l’une de ses épaules avant de reprendre, toujours d’une voix mesurée mais froide, qui ne laisse filtrer rien d’autre que tout le mépris que cette historie grotesque lui inspire - lui y compris ’’Sauf que je le savais pas, avant, donc tu pouvais me prendre pour un con autant que tu voulais mais c’est plus le cas. Je pensais vraiment que t’aurais un peu plus de considération pour moi mais, visiblement, c’est un peu trop te demander. Parce que ce sera toujours lui avant moi, j’ai compris. Alors je ne te demanderai plus rien. Je n’attendrai plus rien de toi. Parce que justement, moi, je mérite mieux.’’

crédits/rwrbmovie

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@Asher Thornhill   ◈ août 2024

« Oui, tu mérites mieux. tu as entièrement raison. je suis un connard. » que Asher approuve ses dires ne lui fait ni chaud ni froid : Izan n’a pas prononcé ces reproches pour qu’on le conforte dans l’idée que l’anglais est un putain de manipulateur égoïste, puisqu’il le sait déjà et aucun argument de remédiation ne pourrait lui ôter cette conviction. Le guitariste s’est foutu de sa gueule pendant des mois et n’a pas le moindre scrupule à vouloir poursuivre dans sa lancée, visiblement incapable de faire un choix entre les deux hommes qui ont, un jour, partagé son coeur. Mais il ne compte pas se battre, Izan, il ne compte plus tenir l’espoir fragile de la solidité de leur couple face à l’ouragan de la rancoeur, puisqu’il lui semble, à présent, que ce n’est pas ça, l’amour. Ce n’est pas devoir quémander le respect auquel on a droit, et encore moins la considération d’être la personne à privilégier quand il le faut. S’il était prêt à pardonner la première trahison, quand bien même cela lui demandait énormément d’abnégation, la nouvelle humiliation qu’il doit essuyer a fini d’achever toute sa bonne volonté, ainsi que sa capacité à envisager un futur pour eux. Il n’y a plus rien. « tu mérites quelqu’un qui te mettra toujours de l’avant, qui ne te considérera jamais comme un deuxième choix. Tu mérites quelqu’un qui sait te reconnaître tel que tu es » - ’’On est bien d’accord là-dessus.’’ qu’il marmonne en se retournant vers le meuble derrière lui pour attraper son téléphone, ses lunettes de soleil et son porte-feuille, signant un départ qui est imminent : à ses yeux, le plus important a été dit, ils n’ont plus rien à partager. Mais il écoute quand même le reste du discours de Ash, sans être véritablement traversé par une quelconque bulle d’émotion, puisqu’il est trop enclavé dans son aigreur pour considérer les mots qu’il entend comme véridiques. Le seul point positif est qu’ils semblent, pour une fois, en être au même point : ils savent tous les deux que leur histoire vit leur dernier acte et que, bientôt, l’orchestre de leur amour va se taire à tout jamais. ’’Ce sera dans une autre vie, alors. Pas dans celle-là.’’ il le dit sans concéder à ses mots le rôle d’armes : il l’annonce parce qu’il le pense, sans haine, sans volonté de nuire, sans esprit de revanche, sans plaisir de blesser. La vengeance ne lui tend plus les bras, là aussi, il a déserté le champ de bataille. Il sait que le doute est un poison, et il n’a pas envie de se laisser gangréner par les mauvaises herbes de la colère, il a déjà trop perdu de lui-même dans cette histoire pour continuer de semer des morceaux de sa personne. ’’Je vais dire au skipper de te ramener au port, pour que tu puisses rentrer chez toi.’’ traversant la pièce, il retire l’anneau qui orne son index et, le déposant délicatement sur le lit à côté de Ash, il redresse ses épaules en reprenant la parole, avec toujours cette voix neutre, ses yeux s’attardant quelques secondes de trop sur le bijou qui laisse un vide immense à son doigt ’’J’sais pas si t’as encore des affaires chez moi mais tu pourras passer les récupérer, j’peux te donner ma clef, si c’est plus pratique pour toi. Tu n’auras qu’à la laisser à @Jayden Holmes.’’ machinalement, comme pour combler cette sensation de vide douloureux, il a passé sa main sur l’autre en regardant de nouveau celui qui est son ex - pour la deuxième fois, décidément, ne sachant pas tellement comment achever cette conversation. C’est une lassitude du coeur, un abattement de l’esprit, une fatigue des yeux, une perte de force dans les poings, un inconfort pénible d’être soi, comme une envie irrépressible de se soustraire de son propre corps ; une sensation qu’il ne connaît que trop bien, Izan, mais il se connaît aussi suffisamment bien pour savoir qu’il n’acceptera jamais la situation imposée par l’anglais, et que la meilleure chose qu’il puisse faire est de le laisser poursuivre son chemin, sans lui. ’’Je te souhaite d’être heureux, Ash. Sincèrement.’’ Pressant brièvement ses lèvres l’une contre l’autre, le musicien décroche ses mains en quittant enfin la chambre pour rejoindre le premier pont, en ne parvenant pas à regretter d’avoir essayé de sauver leur histoire : il a fait de son mieux, il est allé au bout de ce qu’il pouvait fournir comme efforts, il lui a donné bien plus que ce qu’il a donné aux autres, même à son instrument, mais ce n’est visiblement pas suffisant pour être le premier choix.

À l’approche des côtes, la houle se fait plus calme et il prend place sur l’un des nombreux fauteuils qui permet de surplomber le paysage qui, malgré le soleil radieux, paraît maussade. Il entend, dans son dos, la voix de la jeune femme qui s’active à l’intérieur du bateau, les éclats de rire des personnes attablées aux restaurants qui bordent le quai, les odeurs de la ville portées par le vent, mais il se sent plus seul qu’un gardien de phare, Izan, parce qu’il sait qu’il n’y a désormais plus rien pour éclairer ses nuits.

crédits/rwrbmovie