Un brouhaha de musique et de voix qui s’entremêlent sans se distinguer : voilà tout ce que Sloane perçoit de ce qui l’entoure, enveloppée dans une espèce de bulle qui la protège autant qu’elle l’étouffe ; s’il y avait un concours de la plus grosse loser qui reste assise dans son coin avec un jus d’orange et un bol de houmous à une sex party, Sloane serait en bonne voie pour le gagner. A proximité, quelques contestants sérieux : un mec de la quarantaine clairement déphasé et attristé que personne ne discute avec lui (à moins qu’il n’attende sa femme avec son verre de champagne tiède), et une plus jeune femme très clairement mal à l’aise et déphasée dans ce qu’elle aurait pensé être peut-être plus sauvage : à l’heure qu’il était, et après les premières heures un peu plus débridées, la plupart des personnes présentes avaient décidé d’un accord tacite de s’accorder une pause pour manger un bout, et les espaces libres et “tous publics” s’étaient de nouveau remplis de gens plus ou moins habillés qui reprenaient des conversations banales. Quelques mètres plus loin du canapé dont Sloane n’avait pas décollé, refusant poliment toute salutation, invitation ou regard dans sa direction générale, un couple s’était roulé dans un plaid emprunté sur le dossier du canapé et riait à des vannes en regardant des TikToks. Sloane aurait aimé avoir cette insouciance, ou cette bonne humeur généralisée, peut-être – sans être une participante acharnée, elle était généralement un peu plus enthousiaste, un peu moins sur la réserve. Ce n’était pas passé inaperçu pour Gianna, la moitié du couple d’hôtes, qui lui avait envoyé à plusieurs reprises des regards inquiets qu’elle s’était contentée de contrecarrer avec un sourire à peine senti. Peut-être que c’était ça, finalement : son prime était derrière elle, devenir mère avait écorché ce qu’il restait de liberté insouciante en elle, et il était l’heure de raccrocher.
Peut-être, aussi, que c’était le fait de bosser à nouveau avec un gamin, de se sentir aussi foutrement inadéquate à l’aider de quelque façon que ce soit ; peut-être que ça la renvoyait à ses propres peurs de foirer avec Delilah, et à tout ce qu’elle s’appliquait soigneusement à refouler depuis un an. Peut-être qu’une sex party organisée par une amie et attendue par plein de personnes qu’elle avait côtoyées de manière plus ou moins habillée était le pire endroit du monde pour se lancer dans une introspection, surtout : la psy s’appliqua donc à suivre son propre conseil de tout ravaler pour se concentrer sur l’aspect crémeux du houmous et sur la paire de fesse qui était venue s’échouer à côté d’elle avec un rire fatigué et, visiblement, la ferme intention de trouver quelqu’un avec qui converser. C’est le signe qu’il lui fallait pour décider d’aller chercher davantage de jus d’orange : Sloane se redresse, soudain peu à l’aise d’être dans un harnais à chaînes par-dessus sa lingerie sans avoir initié – ou vouloir initier – quoi que ce soit. Elle regrette soudain le confort de son manteau, et songe l’espace d’un instant à demander aux deux jeunes dans leur plaid de lui faire une place afin qu’elle puisse se cacher tranquillement et regarder des TikTok avec eux.
Trop tard : elle a à peine le temps d’opter pour une coupe de champagne qu’un autre visage connu se glisse dans sa périphérie, et cette fois, elle relève le nez. « Salut », lâche-t-elle avec un léger coup de menton en direction de Reese pour appuyer son bonjour. Elle lui adresse un demi-sourire un peu contrit, désolé de ne pas être plus à la hauteur de l’occasion : « Ca faisait quelques temps que je t’avais pas vu. » Ca se compte en semaine, en mois ; elle est incapable de dire si c’est sa faute ou si Reese a été plus absent, lui aussi. Il n’est pas en reste sur la tenue ou l’air crevé : Sloane pousse le verre fraîchement rempli en sa direction et s’en sert un second. Pas la peine de mentir : « T’as l’air crevé, la soirée est longue ? »

@Reese McLean

I can’t feel a thing
I keep looking at my mood ring
Tell me how I’m feeling
@Sloane Jarecki

Combien de fois avait-il participé à des soirées comme celle-ci ? Bien plus souvent qu’il n’aurait voulu l’admettre. Mais Gianna avait l’art et la manière de convaincre ses proches de ‘se joindre aux festivités’ ; il l’aurait d’ailleurs accusée d’abuser de manipulation émotionnelle à leurs égards si elle n’avait pas été une amie de longue date à laquelle il pardonnait volontiers ses excentricités. Les fesses posées sur la crédence d’une cuisine qui valait plus chère que son loyer annuel  – et encore – Reese poussa la fenêtre au-dessus de l’évier et s’alluma une cigarette. Les conversations qui se tenaient sur le balcon lui parvinrent sans qu’il n’y prête trop attention. Faire la moue maintenant aurait été particulièrement hypocrite de sa part : c’est grâce à Gianna qu’il connaissait autant de monde – de près, comme de loin – dans la sphère queer Brisbanaise. Elle et lui s’étaient rencontré quelques années auparavant et elle avait été le point de pivot entre plusieurs cercles d’amixs pour lui. Reese n’aurait jamais pensé devenir ami avec une femme comme elle ; à bien des égards, sa personnalité était diamétralement opposée à la sienne. Et pourtant. Elle avait répété ses invitations jusqu’à ce que ses réserves s’effacent. Ils n’étaient peut-être pas proches dans le sens premier du terme, mais ils étaient toujours ravis de passer du temps ensemble et de prendre des nouvelles. Comme ce soir, par exemple. Reese contempla distraitement l’appartement qui les accueillait cette fois-là : ces évènements avaient longtemps été une réponse facile à un besoin de contact physique qu’il n’arrivait pas à établir dans sa vie de tous les jours. Il appréciait le contrôle qu’il pouvait conserver ou relâcher à tout moment et les codes tacites qui existaient entre chaque participant. Mais, avec le temps, elles finissaient par toutes se ressembler et, désormais, certains visages ne lui laissaient plus qu’une vague sensation de déjà-vu inconfortable. Lui qui avait si longtemps été physionomiste s’étonnait parfois de ne plus pouvoir placer un nom sur un visage ni même un visage sur un contexte ; à moins d’apercevoir un tatouage, un grain de beauté, ou un signe très distinctif pour lui raviver la mémoire.

Après une courte pause, il estima que la soirée était sans doute tout aussi excitante que l’avaient été les précédentes. C’était lui, l’élément las de l’équation. Il aurait eu meilleur temps de rester chez lui et de ne pas traîner cette mauvaise énergie sociale derrière lui ; il n’aurait pas eu à se préoccuper de Gianna, qui papillonnait d’un coin à l’autre de l’appartement, pour motiver ses invités les plus réservés à se lancer à l’eau. Paradoxalement, il savait que la solitude de son appartement lui aurait pesé ce soir et qu’il valait mieux être assis ici plutôt que de l’être chez lui où les mauvaises décisions sont plus faciles à accueillir. Le bruit des talons de Gianna le sortit de ses pensées ; ses yeux s'agrandirent d'inquiétude et il leva les mains en signe de reddition : « Allez, on se mélange ! » grogna-t-elle en lui retirant sa cigarette des lèvres. Elle l'écrasa dans l'évier, étouffant toute protestation d'un geste autoritaire : « La mine torturée, ça va cinq minutes. Bois un coup, souris un peu, et... » Elle n’eût pas besoin de terminer sa phrase et continua de circuler comme si de rien n’était. Il savait toutefois qu’elle ne lâcherait pas sa veste et qu’il était inutile de résister davantage.

En apercevant Sloane, il réalisa que ses efforts vestimentaires étaient bien modestes pour la nature de la soirée : privilège masc, pensa-t-il avec un sourire complice envers lui-même. Le minimum d'effort lui attirait toute l'attention : un t-shirt blanc aux manches retroussées trois fois, un jean sombre, des bottes, une coupe décontractée, et le tour était joué. Tant mieux, il aurait été incapable d’en faire davantage ce soir. Il se rapprocha, un sourire doux flottant sur ses lèvres : « Hey, » dit-il en lançant un regard incertain au couple qui semblait tenir une compagnie très relative à Sloane. « La chandelle n’est pas trop difficile à tenir ? » souffla-t-il un peu moins distinctement pour ne pas attirer l’attention des concernés. Il s’installa parterre, près des jambes de la jeune femme, adossé à l’accoudoir et redressa le menton pour la garder dans son champ de vision. « Hmmmrph…. Je sais que tu ne dates plus depuis un moment, mais dans une soirée comme celle-ci, on essaie de dire aux gens qu’ils sont beaux si on veut qu’ils restent près de nous » répondit-il en feignant une indignation qu’il était loin d’éprouver. C’était plus facile de flirter, même légèrement, que d’avouer qu’il vivait des semaines particulièrement pénibles. Et Gianna aurait sa tête sur une assiette s’il commençait déjà à déverser ce qui lui pesait : « D’ailleurs, tu as perdu ton ombre ? » ajouta-t-il en cherchant la compagne de Sloane du regard. Ce n’était pas la première fois qu’elle et lui se croisaient, dans ce contexte ou un autre. Ils avaient des amis en communs – Gianna, notamment – et la scène queer de Brisbane était très limitée ; mais il ne se souvenait pas lui avoir déjà adressé deux mots sans que Natalia n’apparaisse dans la minute suivante. Il était donc très loin d’imaginer que les deux femmes s’étaient séparées. « J’ai dis quelque chose qu’il ne fallait pas ? »

L’envie de fuir à toutes jambes la prend à la gorge ; pour une raison qu’elle ne s’explique pas, ce soir, l’apathie envers le sexe est passée à la répulsion, et la simple idée d’être à proximité d’autres couples lui donne envie de se gratter les bras jusqu’au sang pour en expier quelque chose. C’est soudain, mais tout sauf subtil, et elle le remarque sans mal, cet ébranlement discret qui se manifeste comme des piques à l’arrière de sa nuque. Elle est tentée de l’écouter et de s’éloigner sans plus y réfléchir ou tenter de s’ancrer au sol : le canapé est trop étroit, les bruits autour d’elle trop forts et son coeur va lui sortir par la gorge, si elle n’y prend pas garde.
Mais toute envie est avortée lorsque son regard glisse dans celui de Reese, une espèce de lumière un peu floue mais réconfortante dans une marée de craintes et d’équations qu’elle n’a pas la force de résoudre. Il lui adresse un sourire, et le sien lui répond, découvre-t-elle alors qu’il la salue en retour. L’ébranlement s’est calmé, l’envie de fuir assagie : elle se renfonce un peu dans le canapé d’une manière quasi-imperceptible. « Tu parles, ils me l'ont posée sur les genoux sans trop me demander si ça m’allait. » Et il y a des soirs où ça ne l'aurait pas dérangée : elle aurait pris avec plaisir le rôle de celle qui observe, qui guide, qui ordonne. Ce soir, le seul ordre qu’elle veut donner, c’est celui d'aller jouer plus loin et de la laisser à son vague à l'âme, à son dégoût d’elle-même qui guette toujours un peu, mais qui passe largement en-dessous de son dégoût d’autrui, du sexe, de toute cette libération avec laquelle chacun consent à se montrer si vulnérable. Elle ne se l’explique pas – peut-être est-ce plus commode ainsi.

« Excuse-moi. T’es très beau, et j’adore tes bottes, tu les as achetées où ? Attends, file-moi ton numéro, tu m’enverras le nom, j'ai peur de pas m’en souvenir. »

Un sourire taquin relève la commissure de ses lèvres et c’est à ça de lui causer une courbature, tant elle a passé la soirée avec un air de cocker oublié sous la pluie. Pour mieux entendre et voir Reese, elle se penche un peu en avant, coude sur son genou et visage posé dans son poing. Lorsqu’il fait référence à Natalia, Sloane a le réflexe un peu stupide de la chercher dans la pièce, sans savoir si c’est pour retrouver le réconfort de la maison ou pour se donner une énième raison de partir tout de suite. « Non, t'en fais pas. On est séparées depuis quelques mois. » Un an et deux mois, même. C'est relativement récent, par contre, qu’elles arrêtent de venir ensemble. Certains cordons étaient difficiles à couper : ces soirées, ça avait toujours été elles deux. « C’est juste moi qui suis d’une humeur de merde, tu as rien fait du tout. Désolée. » Elle offre à Reese un sourire contrit accompagné d'un bref haussement d'épaules, l'air de dire que parfois, la vie est comme ça, et qu’être sur son 31 (bien que très réduit sur sa surface) ne l’empêche pas d'avoir une sérieuse envie de plonger sa tête dans la sangria pour faire un concours d’apnée. « En fait, si t’étais pas arrivé, je serais sans doute en train de chercher mon manteau en urgence pour partir le plus vite possible. » C’est pour elle ce qui s’apparente à un compliment, et il est sincère : Reese est la seule personne qu’elle voulait voir, ce soir. Elle ajoute sur un ton un peu désemparé, dans un soupir tremblant de chat épuisé entre deux siestes : « En plus, il y a plus de houmous. » La sensation flottante et diffuse d’un dégoût et d’une crainte qu’elle ne replace pas se sont évanouis, relégués à l’arrière de son esprit, toujours présents mais dormants, comme un mal de gorge qu’on sent venir mais qui tarde à poindre. Elle se rabat contre le dossier du canapé, un instant, regarde le plafond mâtiné de la lueur pourpre des néons décoratifs, et amorce une respiration un peu plus profonde, un peu plus apaisée. Lui vient la drôle d’envie de toucher les cheveux de Reese, comme si la clé du réconfort pouvait se trouver dans un contact plus chaste et moins violent. A côté d’elleux, le couple commence à avoir les mains baladeuses, et l’envie de renverser le restant de houmous et la table avec lui revient aussi vite qu’elle s’était évanouie. Au lieu de ça, une main s’échoue sur l’épaule de Reese, aussi brièvement qu’une plume, et elle lui lance, montrant d’un coup de menton un paquet délaissé sur la table basse : « Quitte à rien faire de très adapté au thème, ça te dit une clope sur le balcon ? » Gianna avait une jolie vue sur Brisbane, et c’était un moindre réconfort.

@Reese McLean