i don't care if i vanish into thin air
@Joaquin Bates + Autumn Galloway
avril 2023, sur le bord d'un pont, west end.
crédit gif (c) loripacks

Tu ne sais pas ce que tu fais ici. Encore. Tu ne sais pas ce que tu espères. Tu ne sais même plus comment tu te sens. Tout fait mal. Trop mal. Comment est-ce que tu t’es retrouvée toute seule, encore? Comment est-ce que tu peux t’être laissé tomber si bas, encore? Encore, encore, encore. Tu passes tes mains dans tes cheveux, tirant au passage, fort, sûrement un peu trop fort. Ça tire dans le fond de ta tête, ça pince, mais ça ne fait pas assez mal. Il n’y a rien qui puisse faire aussi mal que le trou béant dans ton cœur. Celui que tu as essayé de remplir de rencontres tous plus futiles et superficielles les unes des autres. Des hommes qui passent, ici et là, mais qui ne restent pas. Que tu n’essayes pas de retenir non plus, parce que plus tu t’accroches, plus ils tentent de te filer entre les doigts. C’est ce que tu as appris récemment, du moins. Entre Kieran et Will, même si franchement, le premier t’a fait bien plus mal que le deuxième. Ou peut-être que c’est toi qui lui as fait trop mal, à Kieran. À t’imposer constamment dans sa vie, comme il te l’a si bien dit, la dernière fois que vous vous êtes retrouvés en face à face. Les mots continuent de vivre en boucle dans ta boîte crânienne. Tu as bien tenté pourtant, d’effacer tout de la présence du Halstead dans ta vie, de ne plus lui donner de pouvoir sur toi, mais ça te semble impossible comme mission, quand il semble être partout, sur les murs de ton appartement, à chaque coin de rue, dans tout Brisbane et plus loin encore. Ça fait mal, tellement mal. Cette impression que tu ne te sortiras jamais de ce cercle vicieux. Que tu es coincée à être cette Autumn malade, celle qui fait du mal à tout ceux qu’elle aime, celle qui n’apprend jamais de ses erreurs, celle qui se laisse guider par ses pires impulsions. La preuve, tu es encore là aujourd’hui, les pieds qui penchent dans le vide au-dessus d’un pont. Qu’est-ce que se serait, que d’oser sauter? Que de laisser ton corps tomber dans l’eau, se laisser guider par le courant et ne plus jamais avoir à penser à quoique ce soit? Est-ce que ce serait enfin la liberté que tu recherches? Est-ce que tout le poids de ta culpabilité disparaîtrait enfin entre les vagues de l’eau, ou bien est-ce que cette culpabilité tomberait sur les épaules de tes proches, de ceux qui t’aime encore, malgré tout? Les visages de tes parents apparaissent sous tes yeux fermés, celui de ton frère, de Faith, de ta meilleure amie Ginny, Archie, et tant d’autres qui ont fait et mis tant d’efforts pour t’empêcher de te retrouver ici à nouveau. Qu’est-ce qu’ils diraient, s’ils savaient ce à quoi tu penses, là tout de suite? S’ils te voyaient ici? Ça tourne trop vite dans ta tête, tu n’entends plus rien autour de toi. Ni le trafic, ni les gens qui passent, ni rien du tout. Tu ne vois que la noirceur qui t’avale tout rond et ton corps qui tangue quelque part entre la vie et cette envie macabre d’en finir, une fois pour toute.

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@Joaquin Bates + Autumn Galloway
avril 2023, sur le bord d'un pont, west end.
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Tu as perdu toute attache avec la réalité. Il ne reste plus que le vent trop froid qui frappe sur tes bras nues, parce que tu n’as pas pensé à te prendre une veste avant de partir de chez toi en panique et que le bruit de l’eau qui coule sous le pont. Qui t’appelle, presque. Tu en oublies que c’est ton désespoir qui parle, que ce n’est pas vraiment ce que tu veux. Que tu te laisses guider par une peine que tu penses infinie, mais qui n’est que passagère. Dans un coin oublié de ton esprit, il y a la voix de ta thérapeute qui te rappelle que tes pensées te mentent parfois, qu’il y a ton trouble qui te force à agir de manière impulsive, de manière que tu finis toujours par regretter plus tard. Si tu sautes, tu ne seras plus là pour le regretter demain matin. Une partie de toi le sait, mais tu ne l’entends plus, ta maudite raison. Ça se bagarre de part et d’autre dans ta tête, tu jurerais que tu es en train de devenir folle. Ou peut-être que tu l’es déjà. Que c’est pour ça que tu fais du mal à tout ceux qui se placent sur ton chemin. Peut-être que c’est mieux de finalement céder, de te laisser porter par le vent, de laisser l’eau t’emporter là où tu ne pourras plus être un problème pour personne. Tu ne l’entends pas, la voiture qui vient se garer à quelques mètres de toi. C’est seulement lorsqu’il est plus près de toi que tu entends finalement des bruits de bottes contre le pavé, et ton corps se fige davantage alors que tu te tournes vers l’inconnu, tes mains toujours accrochées à la rambarde, même si tu es depuis quelques minutes maintenant du mauvais côté, prête à sauter. Tu ne veux pas d’un témoin ce soir, tu ne veux pas l’entendre te dire que tu ne devrais pas faire ça, que tu es trop jeune pour mourir ou un autre des milliers de discours que tu as déjà entendu trop souvent par le passé. « Vous avez perdu quelque chose? » Un rire mouillé s’échappe de tes lèvres. Tu ne sais pas ce qu’il essaye de faire, mais tu sais parfaitement que tu n’as pas l’air de quelqu’un qui pense avoir perdu sa montre dans l’eau, ni d’être quelqu’un d’assez idiote qui pense être capable de récupérer quoique ce soit ici ce soir. « Allez-vous-en s’il-vous-plaît. » Polie même pendant les pires moments de ton existence, ça en presque ridicule. Tu te retournes, le regard fixé sur l’eau plutôt que sur l’homme. C’est plus facile d’oublier qu’il est là si tu ne le regardes pas. D’oublier que le monde continue de tourner autour de toi si tu restes concentrée sur une seule et unique chose : ton mal-être qui prend toute l’espace. Mais il n’est pas décidé à t’écouter si facilement, l’homme, alors que sa voix s’élève de nouveau entre vous deux. « Si je puis me permettre, l’eau à l’air quand même sacrément froide si vous comptez sauter pour récupérer ce que vous avez perdu… » « Je pense pas que ce que j’ai perdu se trouve dans le fond de l’eau. » Ton envie de vivre, ce n’est certainement pas ici que tu l’as perdu. Ce serait bien trop simple si tu pouvais la retrouver comme ça, au passage, sans avoir à effectuer le travail. Ça fait des années, que tu essayes de le faire, le putain de travail. Que tu travailles sur toi, que tu prends tes médications, que tu vois des spécialistes, que tu vois des remontées simplement pour que la descente fasse d’autant plus mal. « N’approchez pas! » que tu t’exclames quand tu remarques qu’il est de plus en plus proche de toi. « S’il-vous-plaît, je ne veux pas vous faire du mal à vous aussi… » que tu l’implores, alors que les larmes continuent de couler abondamment contre tes joues détrempées.

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« Je reste ici. » Ce n’est pas exactement ce que tu lui as demandé, mais tu ne dis rien, ne bouge pas d’un poil tant qu’il reste immobile, tant qu’il ne tente pas de s’approcher plus près de toi. Tu as bien trop peur de faire un faux mouvement, une manœuvre qui pourrait lui faire du mal à lui aussi. Tu es venue ici parce que tu ne veux plus faire de mal à qui que ce soit, et voilà encore que tu te retrouves prise au piège. Ou du moins, c’est l’impression que tu en gardes, ton esprit complètement teinté par ta douleur, par une noirceur qu’aucune conversation ne saurait faire disparaître. Tu ne veux pas de conseils, pas de belles paroles comme quoi la vie vaut la peine d’être vécue, pas de discours aspirationnel, rien. Tu veux la paix, le calme, le silence. Tu veux que ça arrête de tourner dans ta tête et un peu de répit. Tu veux tout et rien, et la vérité c’est que tu ne sais plus du tout ce que tu veux, pas même ce que tu fais vraiment là. « Une fois j’ai perdu un bijou qui appartenait à mon père dans la forêt et j’ai passé trois jours à le chercher. » Tu fronces les sourcils légèrement, te demandant ce que l’homme cherche à faire en te parlant de la sorte, te racontant un souvenir qu’il juge peut-être pertinent avec ce moment précis. Ou peut-être tout simplement qu’il cherche à te changer les idées, à te sortir de ton tourbillon de noirceur d’une manière ou d’une autre. « Je me suis perdu aussi cette fois-là et j’ai bien cru que j’allais y rester. » Tu déglutis difficilement, tes sanglots s’étant arrêtés malgré les larmes qui continuent de couler sur tes joues silencieusement. Tu tournes légèrement la tête, détaillant l’homme subtilement du regard. « Je suis incapable de vous dire comment j’ai fait pour retrouver mon chemin et comment j’ai fait pour retrouver la chevalière d’ailleurs… » « Vous l’avez retrouvé? Après trois jours? » Tu ne sais pas pourquoi tu te sens si rapidement investie dans cette histoire, pourquoi tu poses des questions, que tu l’invites pratiquement à rester là alors qu’il y a deux minutes à peine, tu le suppliais de te laisser seule. « Quand j’ai retrouvé ma mère, elle était à la fois furieuse et soulagée. » Tu te pinces les lèvres, tourne la tête subitement, ton regard se perdant sous l’eau calme mais violente qui coule sous le pont. « Furieuse parce que j’avais disparu pendant trois jours et soulagée parce qu’elle avait cru au pire… » « Moi je pense que ma mère serait soulagée, si je revenais pas. » Parce que ça fait des années maintenant, que tu n’as l’impression que de lui apporter que des inquiétudes et des problèmes, parce qu’elle ne te comprend pas, qu’il y a longtemps maintenant que tu es persuadée qu’elle a abandonné l’idée de te comprendre. Avec le temps, tu as fini par te faire croire que tu ne serais qu’un problème de moins sur sa liste, comme sur la liste de bien d’autres. « Qu’elle ne serait pas la seule à l’être. » que tu marmonnes, plus pour toi que pour l’inconnu, alors que tu continues de t’accrocher à la rambarde. « Vous faites quoi dans la vie? » Ah. Une autre question qui mène à une autre crise existentielle. « Je suis enseignante. Ou du moins, j’essaye. » Ou pas vraiment. Tu as le diplôme, mais pas particulièrement la volonté de te donner une chance dans ce domaine, de peur de te planter, de peur de devoir ajouter un nouvel échec à ta longue liste. « Pourquoi est-ce que vous faites ça? » Pourquoi il reste là, te fais la conversation comme si de rien était?

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Tu ne pensais pas en être capable dans un tel moment, mais il y a l’ombre d’un sourire qui apparaît sur le coin de tes lèvres alors que l’inconnu te montre cette chevalière perdue et retrouvée qui orne toujours son doigt. Tu te demandes comment ce doit être, de se retrouver après tout ce temps, de voir l’histoire changé plutôt que continuellement se répéter comme ça semble être ton cas. Qu’est-ce que tu ne donnerais pas pour que quelqu’un te cherche ainsi, te tende la main, te donne une nouvelle raison de t’accrocher. Tu ne le sais pas encore, mais peut-être bien que c’est exactement ce qu’il est en train de faire, l’inconnu, avec ses questions qui se veulent bienveillantes mais qui éveillent malgré lui des blessures encore bien douloureuses. « C’est un beau métier, enseignante. Ma mère l’a été pendant longtemps… » « Elle a l’air d’être une femme bien, votre mère. » Tu n’avais pas l’impression que tu pouvais en dire autant de la tienne. Ni même que tu pouvais en dire autant de toi. Une bonne personne ne se retrouve pas sur le bord d’un pont à contempler la mort, à se demander si c’est finalement la réponse à tous ses problèmes. « J’aime bien discuter avec des inconnus sur des ponts. » Tu roules des yeux, mais une fois encore, tu n’arrives plus à retrouver ce niveau de détresse et de désespoir qui t’avait convaincu de faire ce que tu t’apprêtais à faire. La distraction de l’inconnu avait fonctionné et tu te retrouvais là, le vent dans les cheveux, les larmes qui séchaient contre tes joues à te demander ce que ça voulait dire, tout ça. « C’est intéressant de rencontrer des gens. Peu importe les situations dans lesquelles on les rencontre. » « Vous êtes pas obligés de me ménager. Je sais de quoi ça doit avoir l’air tout ça. » Il n’est pas là pour faire une quelconque rencontre, simplement pour prévenir un drame qui aurait pu se passer sous ses yeux, s’il n’avait pas intervenu. « Pour tout vous dire, je travaille à Spring Hill et j’habite à Redcliffe, je ne sais absolument pas pourquoi je suis passé par ici alors que mon but premier était de rentrer chez moi après le boulot… » Tu fronces les sourcils, surprise d’entendre que rien ne l’avait présager à ce qu’il se retrouve ici avec toi ce soir. « Peut-être que je devais passer par là, peut-être que c’était mon destin de vous croiser ce soir… Je suis du genre à croire au destin. » « J’ai bien peur que le destin ne vous déçoive sur ce coup-là. » que tu ironises avec un rire triste. Tu échappes un long soupir, avant de te retourner vers lui. « Je vais repasser de l’autre côté. Est-ce que vous pouvez m’aider? » L’une de tes mains continue de s’accrocher à la rambarde, mais tu tends l’autre dans la direction de l’inconnu. Comme une demande à l’aide que tu n’oses pas verbaliser, mais qui parle fort. « Vous ne m’avez pas dit comment vous vous appelez. »

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La peur et la douleur laissent place à quelque chose qui t’est bien trop familier : un vide qui remplace toute sorte d’émotions ou de sentiments. Tu ne l’aimes pas, le vide, toi qui passes ta vie à vivre dans les extrêmes d’un côté comme de l’autre. Le vide, c’est comme un milieu avec lequel tu n’as jamais su t’accorder. Mais le vide au moins, il t’empêche de penser à faire quelque chose d’aussi stupide et grave que de sauter en bas d’un pont. Tu pensais que c’est ce que tu voulais, tu pensais sincèrement que c’était la seule chose qu’il te restait à faire, mais maintenant que tu te retrouves à nouveau au neutre, tu réalises la stupidité, mais surtout l’impulsivité derrière tes actions, comme c’est bien trop souvent le cas. C’est probablement le plus chanceux des hasards que l’homme se soit retrouvé ici, pile au moment où tu avais besoin que quelqu’un te ramène les pieds sur terre avant que tu ne fasses quelque chose que tu n’aurais pas été là pour regretter ensuite. De l’aide, tu ne pensais pas en demander ce soir, mais c’est exactement ce que tu fais, lorsque tu cherches à passer de l’autre côté de la rambarde. Les mains de l’homme viennent t’attraper par la taille, et vos yeux s’accrochent le temps de quelques secondes et tu te demandes ce qu’il lit dans le fond de ton regard, toi-même incapable de comprendre ce que tu penses voir dans le fond du sien. Tout ce que tu sais, c’est que pour la première fois depuis bien longtemps, tu te sens en sécurité et tu ne sais pas comment l’expliquer. Le silence est un élément dangereux en ce moment, alors c’est avec une légère hésitation que tu le brises une fois de plus, curieuse d’en apprendre un peu plus sur l’homme qui t’a possiblement sauvé la vie ce soir, que tu en sois reconnaissante ou non. « Parce que vous ne me l’avez pas demandé! » « J’étais un peu occupée. » que tu réponds du tac-o-tac, avec une touche d’humour sans doute inappropriée dans la situation. « Joaquin et vous? » « Autumn. » Son nom tourne en boucle dans ta tête pendant quelques instants avant que le bruit de sirènes au loin ne t’alerte à la présence d’autrui en approche. « J’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais j’ai appelé les pompiers… » Tu fais une grimace, mais ce n’est pas comme si tu étais réellement surprise. Tu aurais sans doute fait la même chose si tu avais surpris quelqu’un dans ta situation. « Tenez, mettez ma veste en attendant qu’ils arrivent. » « Vous n’êtes pas obligé de faire ça. » que tu le rassures, quand bien même tu le laisses t’emmitoufler dans le vêtement trop grand pour toi. « Vous n’êtes pas obligé d’attendre non plus. Je promets de pas m’enfuir, ni de pas faire de connerie. » Non, tu es encore sous le choc de l’émotion, mais le moment de folie est passé, et tu n’as pas l’intention de retourner de l’autre côté de la rambarde. « Je sais ce qui va se passer. Ils vont m’emmener à l’hôpital et je vais sûrement devoir y rester quelques jours. » Au moins 72 heures, le temps que le suicide watch ne tombe et ensuite, c’est sans doute ta psychiatre qui prendra la décision de te garder hospitalisée ou si elle juge que ton traitement en externe te suffit. Techniquement, tu n’as rien fait, poser aucun geste dangereux contre toi-même ou contre autrui, alors peut-être que tu t’en sortiras plus facilement, cette fois-ci. « Vous en faites pas pour moi, vous en avez déjà bien assez fait ce soir. » Et ce n’est pas un reproche que tu lui fais, étonnamment.