Aucune idée de pourquoi t’as accepté de faire une soirée swipe, vraiment. T’as aucune envie de date qui que ce soit, pas en ce moment, et surtout pas ici à Brisbane. Sûrement que c’est plus la perspective de passer une soirée chill avec ta frangine qui t’a poussée à dire oui, sauf que déjà, tu t’en mords les doigts. Pour quelqu’un qui a décidé de rentrer de tu ne sais où et de ne pas courir voir sa femme à peine sur le sol australien, tu la trouves bien impliquée dans ta vie sentimentale à toi, autant dire que ça n’annonce rien de bon. Si t’as toujours été discrète là-dessus, c’est pas pour rien. D’avance, tu sais que ça ne mènera à rien, que c’est une perte de temps monumentale pour toi, pour le pauvre type qui se retrouvera plus ou moins catfish, et aussi pour Elena. D’un autre côté, t’as l’espoir de réussir à esquiver toute cette mascarade en parlant du futur projet sur lequel tu vas bosser dans les prochains mois. Ca y est, tu reprends l’acting, le vrai, terminées les cabrioles dans l’ombre, on va revoir ta tête à l’écran pour quelques véritables scènes et par conséquent, elle se retrouve aussi concernée bien malgré elle. Y a une règle tacite que t’as mise en place, c’est d’avoir son feu vert pour te lancer dans le truc. Si elle dit non, qu'elle n'est pas à l’aise à l’idée qu’on puisse de nouveau la reconnaître -ou tout du moins la confondre avec toi-, tu signeras pas et tu te contenteras de ce que tu fais déjà. Pour bien faire, t’as attendu un soir où tous tes colocs seraient absents, soit au boulot soit tu ne sais où, histoire de ne pas emmerder tout le monde avec tout ça. T’as acheté ce qu’il faut, apéritif, pizzas surgelées et alcools divers ; avec le recul, tu te rends compte que t’as vu large pour deux personnes seulement mais tant pis, tu partageras les restes avec les autres, t’es sûre que ça leur fera plaisir.
En attendant Elena, tu t’installes sur le canapé avec ton ordi pour traiter quelques mails et revérifier les horaires pour ton vol direction Vancouver dans quelques jours à peine. C’est aussi l’occasion de confirmer quelques rendez-vous pro à venir ou pour décliner des demandes de partenariats commerciaux sur les réseaux, à croire que t’as suffisamment de portée pour devenir influenceuse et vendre des produits à la con, quelle blague. Merde, t’aimais quand même mieux quand c’était maman qui s’en chargeait, de tout ça. Toi, t’es pas taillée pour l’organisation et t’as toujours la boule au ventre à l’idée d’oublier un truc ou un autre, de te tromper de date ou t’en sais rien, y a tellement de choses qui peuvent mal se passer si on y prend pas garde.
T’es tellement dans ton truc que tu sursautes à l’instant où ton téléphone sonne. D’ailleurs, il te faut quelques secondes avant de le retrouver. Sans surprise, il s’agit d’Elena qui doit être arrivée et à qui t’as oublié d’envoyer les codes d’accès au bâtiment. « Ouais, bouge pas, je t’ouvre, » tu réponds en te dirigeant vers le boîtier pour t’exécuter. Aussitôt dit, tu déverrouilles la porte de l’appart et tu fais le planton à côté en attendant ta jumelle qui ne tarde pas à pointer le bout de son nez. « Heey, bienvenue, rentre, fais comme chez toi, » tu l’accueilles en balançant un bras derrière toi, lui laissant tout le plaisir de découvrir l’immense pièce de vie avec la cuisine ouverte et tout le bordel. La déco est très urbaine, y a des briques apparentes et des grandes verrières qui offrent une vue plus que correcte sur la ville. « T’as pas trop galéré à trouver ça va ? La rue est un peu chiante. » La première fois que t’as dû venir là pour visiter, tu t’es carrément perdue. « On devrait être qu’entre nous ce soir, les autres sont pas là. » T’es même pas sûre d’avoir déjà parlé du fait que t’aies une jumelle, t’imagines leur tête s’ils rentrent à l’improviste et ça te fait un peu marrer, faut avouer.

Vivre seule était à peu près aussi dur que prévu : rentrer dans une maison vide était le summum de la déprime, ne pas sentir l’odeur des pattes de chien dans toute l’entrée était son propre genre de purgatoire, d’une certaine façon. Elle avait tenu trois semaines avant de faire ses affaires et de déménager dans une coloc : pile le temps pour trier ses affaires, ne garder que le strict minimum, et foutre le camp en laissant l’agence s’occuper des formalités de revente. Elle avait beaucoup aimé l’aspect colocation, au début : toujours quelqu’un dans le salon avec qui discuter ou regarder, des gens qui avaient plus ou moins faim et à qui elle pouvait faire à bouffer, ce qui la mettait toujours particulièrement de bonne humeur. Puis il y avait eu le reste : l’étendoir à linge toujours pris parce que la personne qui avait fait sa lessive avait eu la flemme de la ramasser pendant deux jours, les vêtements entreposés un peu partout, le PQ remis à l’envers, les couverts métalliques dans les assiettes qui la faisaient vriller quand Victoria ne mangeait qu’avec des couverts en bois, comme elle. L’absence de Victoria, ultimement. Il y avait tout un réapprentissage à faire, sans elle et avec d’autres, sans notion de couple et avec celle, plus vague et moins maîtrisée, de partage d’espace avec des quasi-inconnus.

Alors souvent, elle fuyait. D’une part à leur repaire derrière la laverie (que Simon grogne : il s’habituait à sa présence de plus en plus régulière, et Sparrow savait qu’il ne la détestait pas tant que ça), d’autre part, assez souvent, dans des petites missions à la con que son job lui donnait en Australie ou ailleurs. Son escapade en Égypte avait été un premier pas vers une nouvelle vie indépendante de célibataire, et elle avait détesté à quel point c'était un soulagement de n'avoir à mentir à personne.
Sa dernière planque, et la toute nouvelle, c'était chez Dina. Elles avaient décidé tacitement de se revoir plus régulièrement, et Elena lui en devait une d'avoir menti à son ex-femme pour elle pendant son absence. Sa sœur n'avait posé que le strict minimum, en terme de questions : Elena lui en était reconnaissante, mais un peu plus coupable encore de ne rien pouvoir lui dire, à elle non plus. Et surtout, elle n'avait toujours pas eu le cœur à lui parler de son divorce prochain, encore moins du fait que Victoria était revenue la voir il y a quelques soirs de ça. C'était injuste de sa part, de vouloir garder sa sœur dans une parenthèse où tout allait encore bien, mais c'était la seule façon qu’elle avait de ne pas y penser pour une soirée.

Et surtout, elle avait réussi à la convaincre de voir ses profils sur des applications de rencontre pour qu’Elena swipe un peu à sa place. L'envie partait à la base d'une curiosité de la part de celle qui n'avait jamais eu récemment l'occasion d'explorer les apps ; maintenant qu’elle s’était inscrite elle aussi, l’idée était plus d’être une bonne wingwoman pour Dina. Raison pour laquelle (entre autres) elle s’était ramenée aussi avec de quoi survivre pendant cinq ans dans un bunker : avec le sac à dos sur ses épaules, il y avait de quoi se demander si elle allait à l’aéroport. Elle sonne à l’interphone dix minutes plus tôt que prévu, infoutue d’attendre davantage sans se balancer d’avant en arrière comme une gosse. « Yo ! J’ai ramené des trucs ! » Elle pose son sac sans ménagement dans l’entrée quand Dina lui ouvre, poussant un lourd oooof quand la charge trouve le sol, et elle se met immédiatement à fureter dans l’espace pour le découvrir. « Très sympa, par chez toi. T’as combien de colocs, déjà ? » Ca fait moderne, du genre loft retapé depuis un local désaffecté d’usine : pile le genre où elle verrait Daisy vivre, en fait. « Non, ça va, c’est bien indiqué sur Maps. » Il n'y a pas à dire, West End est un peu plus sympa que Redcliffe - ce qu’elle redécouvre un peu, depuis qu’elle a quitté la vie bourge de Bayside. « J’espère que t’as faim. J’ai ramené de quoi faire des pisco sours, des burgers et du popcorn. Ah, et j’ai ramené un truc d’Arabie Saoudite, aussi. Des dattes, du chocolat, et des savons. Et un p’tit sarcophage à la con du Caire, quasi sûre que la momie dedans c’est de la craie, mais bon. J'savais pas si t'avais déjà visité l'un ou l'autre, c'était l'occas. Au pire tu les fileras à tes colocs en disant que c'est de ta part. » C’est qu’elle avait du temps à perdre, pendant ses séminaires.

@Dina Esteves

« Ah bah on va manquer de rien, » que tu constates lorsqu’elle pose ses sacs à peine rentrée. T’aurais dû prévoir qu’elle allait ramener des trucs, plus que nécessaire, et avec ce que toi t’avais déjà prévu y aura forcément des restes. Elle pourra repartir avec de la bouffe ou ce qu’elle veut et il en restera toujours autant pour partager avec les autres. Elena inspecte les lieux, a l’air de bien approuver l’aspect général de l’appart et tu te contentes d’acquiescer. Ouais, Stella a fait du bon boulot en retapant le bâtiment et t’es plutôt contente d’avoir eu la place alors même que t’es jamais là et que t’as fait flipper à peu près tout le monde avec tes apparitions sporadiques. « Heu on est quatre. » Même si c’est plus que rare que tout le monde soit réuni au même endroit au même moment, il faut avouer. Le gros avantage dans tout ça, c’est au moins que chacun a son espace et qu’il n’y a jamais la queue pour utiliser les toilettes ou la salle de bain. « Y a Stella et Sara qui ont à peu près le même âge que nous et y a Joseph qui a au moins cent ans. » En ressenti, en tout cas. T’aimes bien le charrier et te moquer de lui et de ses références de vieux ou alors carrément du manque de ces dernières. Pour son plus grand plaisir, t’as promis de lui faire rattraper des dizaines de séries et de films pour lui refaire une culture dont il manque cruellement, et bizarrement jusqu’à maintenant, il a toujours trouvé une excuse pour se défiler. Mais promis un jour tu l’auras, ça relève de la nécessité à ce niveau là. « J’ai une dalle de chien, ouais. » Les pizzas que t’avais achetées pourront se garder au congél pour une prochaine fois, les burgers te semblent plus appétents dans l’immédiat. « J’avais prévu de quoi bouffer aussi, on va en avoir dix fois trop. » Mais qu’importe. « J’suis sûre que le sarcophage ira bien dans le salon, merci, » et t’es quasi certaine qu’il finira par faire office de cendrier ou un truc du genre à l’occasion du coup peut-être qu’il rappatriera rapidement dans ta chambre. D’un signe de tête, tu l’invites à te suivre et tu récupères un des sacs que t’amènes à la cuisine ouverte où tu commences à ranger ce qui peut l’être, sortant au passage quelques saladiers pour le popcorn ou les chips. « C’était bien ton truc alors ? » Elle y a fait quoi, d’ailleurs ? « Et heu, maintenant j’ai le droit de dire à Vic que t’es rentrée hein ? Genre juste pour être sûre de pas faire de gaffe si jamais je la croise. » C’était louche son histoire de pas en parler tout de suite, mais comme d’habitude, t’as préféré ne pas poser de questions. C’est leurs histoires, pas les tiennes, alors tu les laisse gérer comme elles l’entendent mais pour le coup, t’as besoin de savoir ce que t’es autorisée à partager ou pas. « Ah et avant qu’on commence y avait aussi un truc que j’voulais te demander. C’est vis à vis du boulot et… Fin j’aurai besoin de ton avis sur un truc, quoi. » Et juste là, tu te rends compte que tu l’as jamais consultée pour quoi que ce soit à ce niveau-là.

Elle inspecte les lieux à la Valérie Damidot avec un air approbateur, moue de la connaisseuse qui sait ce qu’elle fait alors qu’elle pourrait avoir sous le nez 36 vices cachés qu’elle ne comprendrait pas. « Ok, cool », commente-t-elle, quatre personnes dans une baraque, elle sait ce que ça fait maintenant ; « chelou, par contre », ajouté en direction du mec centenaire qui squatte une maison avec des jeunes adultes. « Il vous force pas à distribuer des petits sachets à la sortie du collège, au moins ? » Elle a toujours une méfiance inhérente envers les vieux qui sont potes avec des gens bien plus jeunes - ça n’a jamais senti très bon, de son expérience dans les ordres, qu’ils soient sur le banc des accusés ou ceux qui sont chargés d’écrire les dossiers. Mais qu’importe : elle ne veut pas laisser ses jugements à la con prendre le pas, alors elle ouvre d’office la valise pour présenter le contenu façon Mary Poppins. Forcément, c’est trop : Elena n’a jamais réellement eu le sens de la mesure, elle qui mange trop peu se rend rarement compte de ce que représente un repas équilibré et a tendance à toujours trop en rapporter.

Elle suit sa soeur à la cuisine et prend le pli : les sachets sont directement vidés dans les bols et les éléments pour les burgers sont sortis sur le plan de travail quand elle se fige à l’entente du prénom de sa (future ex) femme. Un battement d’attente, puis : « Euh, ouais, mais t’inquiète, elle est au courant. » Tellement au courant qu’elle avait déménagé pour la laisser seule dans leur grande baraque à la con, qui faisait des échos tellement elle s’était dépeuplée. Elle évite soigneusement le sujet : le moins Dina posait de questions possiblement gênantes, le mieux elle s’en porterait. Elle avait tout sauf envie d’aborder le sujet du divorce imminent ce soir : il viendrait, un jour, car pas le choix. Pour l’heure, si elle n’avait pas à y faire face, elle préférait éviter de s’y forcer. « Et merci de m’avoir couverte. J’en avais besoin. » Elle n’argumente pas davantage, là non plus : pas envie de revenir sur l’Arabie Saoudite, de mentionner Dorian et Jax et sa propre inutilité. Ca attendrait un jour, sur leur lit de mort peut-être, quand elle serait débauchée du PSI, guérie de ses traumas et qu’un conflit avec les aliens aurait éclaté, reléguant la sécurité du pays au quinzième plan.
Et comme si Dina lisait dans ses pensées, le sujet part sur le boulot - à moins que la raison ne soit que c’est le seul sujet dont elles peuvent parler sans avoir l’impression d’être en-dehors de leur élément.  Un rire s’échappe du fond de sa gorge avant qu’elle ne se reprenne, infoutue de savoir pourquoi Dina aurait besoin d’aide ou de conseils professionnels de la part d’une flique ratée. « Dis-moi tout. T’as besoin de conseils sur comment atterrir sur le cul sans avoir trop mal ? Comment tenir une arme pour que ce soit plus réaliste ? Parce que je peux, hein, mais je pense qu’on vous l’apprend mieux qu’à nous. » En témoins au premier rang, ses tympans qui n’avaient pas survécu au manque d’entraînement de ses jeunes collègues sur le terrain. Une pause : « C’est grave ? »

@Dina Esteves

L’idée que Joseph soit un dealer te fait rire. S’il en a un peu la dégaine avec son air patibulaire et son attitude d’ours mal léché, tu doutes qu’il soit taillé pour ce genre de job. « Non pas pour l’instant. » Mais qui sait, peut-être qu’il cache bien son jeu. « Promis tu seras la première à le savoir si jamais ça arrive. » Si ça se trouve ça lui donnera une piste pour démanteler le plus gros réseau de drogue de la ville et que ça lui offrira une giga promotion par la même occasion.
Y a une vibe étrange quand tu évoques Vic et t’arrives pas tellement à mettre le doigts dessus. « Ok… » T’inquiète, c’est tout sauf rassurant à ton sens mais t’es pas tellement en position d’insister de demander des détails. « Je t’avoue que je comprends pas trop pourquoi mais… Pas de soucis, c’est normal. Tu peux compter sur moi. » C’est comme ça que c’est supposé se passer entre frangines, non ? On se soutient envers et contre tout, on n’attend pas d’explications et on se contente d’être un soutien indéfectible et en toutes circonstances. Tu te convainc qu’elle a ses raisons, qu’elle préparait peut-être une surprise ou tout simplement que les choses n’étaient pas si roses que ça dans son couple, qu’elle t’en parlera le moment venu si elle en a envie. Et puis, si ça n’arrive jamais, tant pis, t’auras accompli ton devoir comme t’es supposée le faire.
Petit sourire poli, le genre pas vraiment complice mais qui essaie de l’être, t’exposes ta raison première d’avoir accepté cette soirée swipe qui ne te branche pas franchement plus que ça. Tu secoues la tête à sa proposition, n’estimant pas forcément avoir besoin de cours dans ce domaine- là. « Ah non ça va, j’suis suffisamment rodée, je crois. » La plupart du temps ce que tu fais pour les caméras est trop spectaculaire pour réellement coller à la réalité, mais c’est ce qu’on attend de toi. « Grave ? Alors là pas du tout. » Autant qu’elle ne s’inquiète pas plus que de raison. « Ok, alors y a ce projet d’adaptation de bouquins que j’ai reçu, genre grosse prod, gros budget, gros cast et j’ai peut-être l’opportunité d’avoir un rôle. » Et encore t’as l’impression de minimiser l’envergure du projet tant tout te semble démesuré. « Un vrai rôle. Pas juste de la figu ou du stunt, » tu précises quand même, des fois que. Ca fait plus de dix ans que t’as presque plus jamais montré ta tête face à une caméra, que les gens ont eu le temps d’oublier et de passer à autre chose. Et puis, c’était bien plus fun de suivre les déboires des soeurs Olsen que la fin de carrière de la jumelle bossant sans sa moitié. « C’est pas le perso principal mais y aura quand même un peu de screentime. » Aucune idée de combien exactement, mais ça ne sera pas deux minutes par-ci, deux minutes par-là. Puis c’est sans compter le press tour qui aura lieu en amont de la sortie du film, des suites déjà envisagées et tout le bordel médiatique autour. « Et heu… J’voulais surtout avoir ton accord avant d’accepter, en fait. » Elle est la seule vraie raison pour laquelle t’as pas dit oui d’emblée et que t’as sorti la carte du “je dois y réfléchir”. Forcément, il va bien falloir que tu te décides un jour ou l’autre, l’opportunité n’en sera pas toujours une si tu prends trop ton temps. « Je tiens pas à ce que ça recommence à t’emmerder au quotidien, quoi. » Quand vous étiez gamines, elle n’a jamais trop eu voix aux projets et n’avait d’autre choix que d’accepter la situation. Pendant que Miranda te traînait dans tous les castings possibles et imaginables, Elena se contentait de recevoir trente fois par jour la même question pour savoir si c’était pas elle dans tel film ou telle série. Des années plus tard, tu ne sais toujours pas quel effet ça a pu avoir sur elle.

« Je t’avoue que je comprends pas trop pourquoi mais… Pas de soucis, c’est normal. Tu peux compter sur moi. » Elle a pas la conscience tranquille, Elena, ni envers Victoria ni envers sa sœur, encore moins quand celle-ci accepte sans poser davantage de questions ni songer à poser un veto - et elle en aurait le droit, songe-t-elle sans jamais oser le dire à haute voix. Dina a suffisamment pris à son compte sans jamais lui poser de questions, et Elena n’a jamais gratifié ses efforts d’un remerciement ou d’une quelconque considération : elle s’en sent immédiatement mal, n’arrive pas non plus à justifier sa propre douleur pour forcer sa jumelle à mentir à sa place, ou pour continuer à lui cacher plus longtemps ce qui arrive. Peut-être, dans un coin, rêve-t-elle subrepticement que Victoria changera d’avis, qu’elle reviendra à elle et annulera le divorce ; elle sait déjà que c’est un vœu pieu et le deuil est déjà entamé, ça ne l’empêche pas de tout regretter et d’espérer secrètement que sa femme ressente la même chose, elle aussi.

Mais la soirée n’est pas à l’introspection, ni au blâme : tâche à elle de trouver un match ou deux ou huit, et a minima un rencard (elle s’est écrit les chiffres sur son portable pour ne pas dévier de l’objectif) à sa jumelle. En rétrospective, elle n’est pas sûre d’avoir un jour vu Dina avec quelqu’un qu’elle aurait qualifié comme sérieux, ni quelqu’un tout court, d’ailleurs ; leur famille s’en est contentée, lui passant deux-trois remarques bateau à la c’est quand, la prochaine ? quand Victoria et elle avaient annoncé leurs fiançailles. La soirée a double-effet : non seulement remettre sa frangine sur pied avec un profil Tinder adapté, mais aussi penser à autre chose, pour elle-même. Pour autant, dans l’immédiat, Dina ne semble pas très disposée à faire glisser son pouce, préférant ramener un sujet désigné comme important sur le tapis – un nouveau rôle, un retour dans le monde du cinéma et loin des cascades habituelles.
Le coeur d’Elena se serre, instantanément, sans qu’elle n’ait réellement le temps d’analyser son propre ressenti. Est-ce une peur ancienne, un ego toujours un peu à vif malgré les années, ou une crainte plus réelle et prégnante dûe à son propre job – elle est infoutue de le dire, de départager : elle ne ressent qu’un profond désarroi qui ne s’exprime qu’en un silence, alors que Dina essaie laborieusement de comprendre ce qu’elle en pense en relançant fébrilement. Lui vient en tête qu’il faut bien dire quelque chose. « Non, t'inquiète », qu’elle répond absentément, sans se rendre compte qu’elle sort la réponse qu'on a toujours attendu d’elle, et pas celle qu’elle aurait vraiment aimé donner – mais les choses étaient différentes, à l'époque ; elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, gamines, avant que l'adolescence ne fasse son œuvre et dote l’une de vingt centimètres de plus, en plus d'une peau un peu plus hâlée ; Elena était moins jolie que sa jumelle, elle en était suffisamment consciente pour que le flair de Miranda à l'époque n'en soit que davantage blessant encore. Ce qui avait pu jouer à l'époque des premiers rôles de Dina était en grande partie effacé : aujourd'hui, le facteur principal à considérer dans l'équation, c'était le nom de famille qu’elles partageaient, et c’était extrêmement rare qu’elle l’utilise au travail. Pour autant, n’importe qui aurait son identité en main pourrait très bien en profiter pour s’en prendre à l’autre moitié plus visible de la sororité. Ca lui semble, sur le coup, tellement infime qu’elle se sent conne d’hésiter à ce point. Elle finit par se reprendre : « C’est trop cool. Je pensais pas que tu voulais reprendre avec de vrais rôles. » Et c’est vrai : parce qu’elle-même avait fini par se distancier de toute possibilité et en convenir que c’était mieux pour son développement, elle avait naïvement pensé que Dina était contente de prendre une place arrière, elle aussi. « Et du coup, t’as le droit de donner plus d’infos ou…? » Pause avant d’ajouter, à la va-vite : « Mais tu l’as mon accord, bien sûr. On est au-dessus de ça, maintenant. » Désignation d’un index entre elles deux, l’air de dire t’as vu nos gueules ?

@Dina Esteves    
(^ c elles post-changement de fc)

T’es bien incapable de dire ce que ça te fait, de partager un secret pareil avec ta soeur. Beaucoup seraient tentés de dire que dans un cas comme le votre, c’est “à la vie à la mort”, qu’il n’y a pas de place pour l’hésitation et que c’est normal, entre jumelles, et pourtant, même toi tu sens qu’il y a un truc qui cloche. Tu ne sais pas quoi, tu ne sais pas pourquoi, sûrement que tu ne sauras même jamais, mais t’es pas vraiment en position de questionner. A tous les coups tu te fais des films et t’es juste toujours trop fatiguée de ton dernier voyage pour complètement comprendre qu’il y a une surprise à faire à ta belle soeur ou peu importe.
Techniquement, vous êtes même pas là pour ça, ce soir. Y a une histoire de Tinder à régler et ça pourrait être vite fait si seulement t’avais le courage de dire “ouais non, j’ai pas envie en fait”, sauf que tu l’as pas encore. De toute façon t’es sûre de rien et certainement pas de ce que tu veux pour ton futur amoureux, alors autant tenter, tant pis si tu sais d’avance que ça va foirer en beauté. Histoire de pas trop y penser et de continuer à retarder l'inévitable, tu fais ta super annonce avant même de commencer ; le projet de film sur lequel tu vas peut-être te retrouver. Forcément, t’appréhendes un peu la réaction d’Elena, après tout, tu sais à quel point la période où votre mère la comparait sans cesse à toi a été compliquée, t’imagines qu’elle n’a pas tout à fait oublié et que c’est sans doute pour ça qu’aujourd’hui, vous avez encore du mal à réellement communiquer. Pourtant, d’un sourire enthousiaste, elle balaye tes doutes et tes remords à l’idée de remettre le couvert. « Ouais j’sais pas, j’y réfléchis encore, en vrai. » Traduction : t’attendais surtout son aval avant de te projeter. « Pour le moment j’ai dit que je considérais l’idée, seulement. » Et maintenant, tu vas vraiment pouvoir le faire sans trop culpabiliser. « Merci. J’voulais être sûre que t’étais ok vis à vis du nom et tout, surtout. » Petit sourire l’air de rien, t’es contente qu’elle le prenne aussi bien. T’as le feu vert, t’es rassurée, tu peux maintenant sérieusement réfléchir à la réponse que tu vas donner. Oui, probablement, parce que le projet est trop intéressant pour passer à côté. « T’avais pas trop ton mot à dire, avant, j’voulais m’assurer que c’était le cas aujourd’hui. » Quand vous étiez gamines, c’était toujours maman qui décidait. Maman qui trouvait les projets et maman qui balayait d’un revers de main les inquiétudes de papa ou vos ressentis. Aujourd’hui vous êtes adultes, vous faites vos propres choix et ça commence par lui laisser une voix dans tout ça. L’air de rien tu te lèves pour aller farfouiller dans une des bibliothèques du salon, trouvant sans aucun mal la couverture rouge et noire de l’édition collector du bouquin en question. De retour sur le canapé, tu tends l’oeuvre à ta jumelle en adoptant l’air le plus nonchalant possible, pas question de trahir le fait que t’es bien trop contente de l’opportunité. « C’est ça, j’sais pas si tu connais. » Trois fois rien, personne ne connaît hein. « Mais je t’ai rien dit, hein. » Même sous la torture elle devra garder le secret jusqu’à l’annonce officielle de la mise en chantier de l’adaptation. Pour le moment c’est surtout des bruits de couloirs, des rumeurs et des incertitudes. Ca a parlé de série, puis de film, ça a évoqué de grands noms de la réalisation puis des plus modestes, toi t’as juste fait quelques essais en amont pour voir si tu pouvais correspondre à une potentielle future actrice du projet et puis on est directement venu te chercher pour te proposer. « Je suis pas encore supposée en parler, y a pas d’annonce officielle pour l’instant. » Mais si tu peux pas faire confiance à ta propre soeur alors, où va le monde ? « Pour le cast y a encore rien de sûr pour le moment alors je dis rien de plus. » Peut-être qu'après un verre ou deux, les termes pourront se renégocier, cela dit.

@Elena Esteves   (y a vrm rien qui va dans ces emoji jpp)

C'est un bond quinze ans en arrière, et un qu’Elena se serait bien passée de faire, en plus. Dina est assise sur le même canapé qu’elle, à lui parler d'un rôle qu'on lui a offert et la jeune femme se sent d'un coup toute petite, si petite qu'on l'oubliera, à moins qu'on n’ait pas voulu d’elle tout court. C’est une peur stupide pour une réalité qui n’existe même plus mais elle est toujours là, dans un coin, la peur de ne jamais suffire à sa mère, d'être toujours comparée à Dina, d'être perçue comme rien d'autre que l'empêcheuse de tourner en rond qu'on doit expédier au bout du monde pour avoir un peu la paix. Elle n’a même plus envie d'être actrice, Elena, et si elle veut être un tant soit peu honnête, elle n’a jamais vraiment voulu l'être : elle voulait surtout faire comme Maman et sa sœur, entrer dans ce club si sélect qui leur avait toujours été réservé, sans étendre l'invitation ni à leur père ni à elle. Les années lui ont permis le deuil, de trouver sa propre voie en se raccrochant aux mains qui lui étaient tendues ; elle peut dire qu’elle est heureuse, et fière, et laissée sans regrets, mais il suffit que Dina revienne avec une mention de nouveau rôle pour que son estomac se remette à tourner et que son esprit remette discrètement en marche les roues de l’insécurité qui ne vont pas tarder à partir à pleine vitesse. Cette fois, pourtant, elle fait au mieux pour les arrêter : elle répond que oui, bien sûr, Dina peut et doit saisir l'opportunité, si elle en a envie.

Elle apprend du même coup qu’elle n’est pas si mauvaise pour mentir : feindre l’intérêt est moins compliqué que prévu, à moins qu’elle ne s’y intéresse réellement, d’une façon encore un peu alien pour elle. « Wow », elle commente, parce qu’il n’y a pas à dire, le bouquin a de la gueule : couverture chiadée, le prototype parfait pour un bouquin d’horreur, imagine-t-elle. Son index passe sur les reflets qui doivent coûter une blinde rien que pour le type d’impression. Margot Imani : pas de souvenirs ni de tilt particulier. « Ouais, bien sûr, j’ai entendu parler. » Hors de question de dire l’inverse : y a même le bandeau best-seller en bas du livre, la totale, et si Elena ne lit pas, elle veut au moins donner l’impression de savoir de quoi on parle de temps à autre dans sa vie. La plus grande des jumelles tente de tirer d’autres informations mais pour l’heure, Dina se cache derrière les clauses de contrats et elle la laisse faire, à peu près certaine qu’elle pourra y revenir plus tard – et surtout, elle a d’autres sujets à aborder avant. « Bon, sors ton tel, alors, on va avoir des trucs à faire. » Elle est déjà de retour sur ses jambes pour aller préparer les cocktails, histoire de passer le moins de temps possible à niaiser : du pisco, des citrons verts, un peu de sucre, du blanc d’oeuf monté en neige comme elle peut à la main, par flemme de faire trop de vaisselle, et deux verres qui conviennent à peu près en taille dans le placard. « Ça fait combien de temps que t’as pas touché à l’appli ? » Pas spécialement besoin de préciser laquelle. « Oh. Et tu veux un joint ? » Elle farfouille les tiroirs pour chercher de la cannelle pour saupoudrer les cocktails, trouve du piment à la place et part du principe que ça fera le taf. « Et t’as d’autres trucs genre Hinge, Fruitz, et tous les machins comme ça ? » Les verres sont bruyamment posés sur la table basse et son dos retrouve le fond du canapé avec le soupir d’un vieil homme après une partie de chasse. « T’as mis hommes, femmes ou les deux, d’ailleurs ? » Parce qu’elles n’en avaient jamais trop parlé, de ça non plus. Elena est confrontée une énième fois au fait qu’elle ne sait, au final, pas grand-chose de sa soeur : les quelques films et jeux préférés, toutes les anecdotes bien gênantes à savoir sur leur enfance commune, oui. Mais tout le reste – sa relation présente avec leur mère, avec leur père, la façon dont elle se percevait, ce qu’elle aimait le plus dans sa vie actuelle, ce qu’elle regrettait sans le dire – tout ça lui échappe parfaitement. Elle connaît davantage Vanessa, sa collègue compta inventée de toutes pièces, et c’est assez craignos à dire.

@Dina Esteves     Y a pas grand-chose qui va dans ta signature non plus

C’est toujours un peu délicat, d’aborder le sujet du cinéma avec Elena. Pas qu’elle ait jamais trop exprimé de ressentiment ou toute autre émotion négative à ce propos, mais tu sais qu’il y a quelque chose. Miranda la prétendait jalouse ou envieuse, et quand t’étais gamine, tu n’as jamais trop compris pourquoi. Les horaires étaient à chier, ça voulait dire avoir quelqu’un en permanence dans les pattes, ne pas pouvoir sortir s’amuser avec les voisins, ne pas avoir le droit d’aller s’écorcher les genoux, toujours bien présenter, faire ce qu’on disait de faire sans jamais broncher, c’était la peur constante de rater une audition et de décevoir maman, c’était être loin de tout et tout le monde constamment parce qu’il y avait un tournage à Vancouver et puis à Los Angeles, et puis à New-York et puis, et puis, et puis. Aujourd’hui t’y es toujours, dans ce mode de vie, jamais présente, jamais posée, jamais en paix, et pourtant cette fois c’est un choix délibéré. Probablement pas le plus judicieux, sûrement pas le plus simple, mais au moins cette fois c’est le tien. Tout comme t’as plus ou moins déjà accepté un rôle qui risque de relancer la machine, t’avais envie de changement sans pour autant sortir de ta zone de confort et quoi de mieux que de relancer la machine pour un tour de plus.
Ta jumelle observe le bouquin d’un air presque perplexe, sans trop rien ajouter à part un wow, bien sûr qu’elle connaît et tu te contente de sourire doucement, délivrant le moins d’information possible histoire d’éviter toute bavure, mais promis, t’en diras plus en temps voulu, peut-être même ce soir quand t’auras un peu bu ou que tu seras plus détendue, ce qui est déjà le cas maintenant que t’as reçu sa bénédiction pour foncer.
Le changement de conversation est presque trop brutal, t’avais quasiment oublié pourquoi elle était venue ici à la base et t’es plus si sûre d’avoir envie de faire ça, à quoi ça rime, même ? « Heu… ouais, il est dans la cuisine, » que t’acquiesces en rangeant ton livre. L’effort de ne pas dire “désolée, j’suis pas trop chaude à l’idée de passer une soirée à swiper sur des dudes à qui je parlerai plus jamais après ce soir”, tu le fais quand même, et tu vas récupérer ton téléphone posé à la va-vite un peu plus tôt. « J’sais pas trop… Depuis que j’suis rentrée en ville, je crois ? » Un mois ou deux, give or take. « J’ai pas trop eu le temps, » ou même l’envie, si tu étais tout à fait honnête. « Un joint ? T’as fait une perqui chez un dealer ? » que tu ricanes en revenant jusqu’au canapé. « Mais allez, pourquoi pas. » Ca aidera rendra sûrement l’épreuve du feu un peu moins pénible à supporter. « Nan, j’ai que Tinder. » Sur ce téléphone là en tout cas. Profil classique voire même bateau, peut-être qu’inconsciemment, tu l’as rendu un peu plat pour éviter de le rendre trop attrayant. « Pourquoi, tu crois que je devrai viser plus large ? » L’appareil déverrouillé, tu le lui tends en arquant un sourcil. « Hommes seulement, » si seulement t’arrivais à mieux feindre ta motivation… « Pas tellement de type préférentiel ou quoi. ‘fin je te dirai si vraiment ça passe pas. » T’as le droit d’avoir un véto dans ce genre de soirée ? « Du coup heu, tu fais ça souvent, de swiper pour d’autres gens ? » Léger rire amusé, tu récupères ton verre histoire de trinquer un coup avant d’enfin entrer dans le vif du sujet.


@Elena Esteves