Quarante-huit heures. C’était tout ce dont il avait bénéficié pour tenter de se défaire du décalage horaire et reprendre quelques forces avant de retrouver le chemin de l’hôpital. Une fois le pied sur le sol australien, Diego avait ressenti une profonde angoisse à l’idée de retrouver tout ce qu’il avait laissé sur place en partant en Afrique mais, heureusement, ce temps passé au bout du monde lui avait appris à être un peu moins dur avec lui-même. Et puisque quelqu’un l’attendait, chez lui, il avait réussi à décompresser totalement et à reprendre le travail d’une manière un peu plus apaisée. S’il s’était juré de se ménager un peu plus pour ne pas risquer de s’écrouler à nouveau, il avait été difficile de respecter les horaires avec le retard accumulé sur l’ensemble de ses dossiers. Quitte à reprendre et à s’accorder une chance d’effacer son syndrôme de l’imposteur, il avait décidé de faire les choses parfaitement et de rattraper ce moment de faiblesse. Un coup d’oeil rapide à sa montre et il était déjà dix-neuf heures, l’horaire auquel il aurait dû être au studio de danse. Il avait murmuré un joder inaudible avant d’échanger sa blouse pour sa veste et de se mettre en route. Et sur le chemin, Diego était serein, parce que ses derniers échanges avec Emery avaient été bien moins houleux qu’avant son départ et qu’elle était de toute façon, et contre toute attente, l’une des rares qui le comprenaient. « Hey. » avait-elle lancé déjà en pleine séance d’échauffement. « T’as le temps pour t’échauffer, j’ai pas fini. J’ai l’impression d’être raide comme un balai. » « Pratiquement sûr d’avoir entendu un craquement… » Sa grimace laissait présager qu’elle était encore plus rouillée qu’elle ne l’avait laissé sous-entendre et il était ravi de pouvoir à nouveau s’adonner à son passe-temps favori avec Emery, celui qui consistait à amplifier chaque défaut que l’autre venait de souligner. « J’ai accumulé pas mal de retard, dix-neuf heures c’était tendu. » Il s’excusait, puisque ses derniers retards lui avaient valu une chute en public, mais cette fois, Emery ne semblait pas désireuse de lui faire des reproches. « Et en plus, j’ai l’intention d’être ambitieuse aujourd’hui. Tu sais quel mouvement on a jamais réussi à faire ? » Assis sur le banc pour ôter ses chaussures de ville et enfiler celles de danse, Diego avait relevé légèrement le visage pour montrer ses sourcils froncés à Emery. « Le tornillo. Et ça, ça claquerait pour une reprise des cours. » Il connaissait le mouvement de nom et les quelques heures passées à regarder des vidéos de salsa avec son ex petite-amie lui laissait une vague idée de ce à quoi cela pouvait ressembler. Quelque chose de complexe, probablement bien trop pour eux même si leurs égos avaient tendance à leur indiquer le contraire. « Tu crois que c’est une bonne idée de reprendre avec un truc aussi technique ? » Il ne voulait pas la contrarier, pas alors que leur amitié avait une nouvelle fois connu un passage qui aurait pu en signer la fin, mais il restait extrêmement perplexe. Emery au sol, étirant difficilement ses bras jusqu’à ses chevilles et lui, le visage encore marqué par son manque de sommeil. Ils allaient manquer de coordination et de souplesse et d’à peu près tout ce qui faisait normalement d’eux de très bons danseurs. « Je pensais que tu voulais juste faire une reprise en douceur, qu’est-ce qu’il t’arrive ? » S’il ne s’agissait pas d’un plan monté avec Cesar pour lui nuire, Diego ne comprenait pas l’intérêt d’Emery à tenter un tel mouvement.

Peut-être que reprendre le rythme à peine rentré était la solution pour ne pas se laisser totalement emporter par son décalage horaire. S’il devait encore s’assurer avoir changé de mentalité grâce à son voyage, il ne souhaitait pas devenir une personne entièrement différente de ce qu’il était. Il y avait du bon à être perfectionniste et à se démener au travail surtout lorsque le sien était vital et il ne pouvait pas se permettre de devenir un tire au flanc. Diego devait rester actif, et cet étrange sentiment que faisait naître Mateo en lui le motivait bien plus que ne l’avait jamais fait sa vocation. Le constat était rageant, mais pas pour le Diego qui avait appris à moins s’en vouloir et à lâcher du lest, surtout quand même avec cet état d’epsrit il ne réussissait pas à être à l’heure au rendez-vous fixé par Emery. "T'inquiète." Son sourcil s’était légèrement arqué, il était étonné de ne pas la voir s’emporter comme lors de son dernier retard. Au final, leur dispute l’avait peut-être fait réfléchir, et l’idée qu’elle non plus ne souhaitait pas voir leur amitié se briser avait quelque chose de rassurant. Après tout, il lui avait fait la plus grande confidence. "Et pourquoi pas? On risque rien. Dans le pire des cas, on s'emmêle et on a l'air bêtes. C'est bien pour ça que je ne compte pas essayer ça durant un cours." Il avait grimacé à l’idée de se ridiculiser une nouvelle fois devant leur professeur et les autres danseurs. Emery marquait un point, le pas était technique mais loin d’être acrobatique alors le tenter ne les mettaient pas en danger de chute. "J'aimerais bien avoir l'impression de réussir quelque chose pour une fois." « Encore ce discours ? Tu penses pas qu’il est un peu trop usé ? » Le ton qu’elle avait employé ne laissait pas penser qu’elle était défaitiste, et pourtant, Diego avait encore bien du mal à l’entendre clamer qu’elle était une moins que rien. "Mais on peut commencer avec des pas simples. Juste pour vérifier qu'on sait encore danser sans se marcher sur les pieds." Il n’avait jamais marqué une si longue pause et rester un mois loin du studio allait probablement laisser des traces et Emery avait raison sur un point : il était hors de question qu’il montre la moindre faiblesse au prochain cours. "C'était comment ton voyage?" Il avait attrapé sa main, pour s’adonner aux pas de base, comme s’il n’y avait aucune minute à perdre, même pas le temps de discuter correctement. Il était pressé et il savait - ou du moins il espérait - que sa hâte serait vue comme une volonté de s’assurer de toujours être le meilleur. « J’y ai trouvé ce que je cherchais, je crois. Et j’ai rencontré des personnes formidables. C’était génial. » Son sourire était sincère, alors qu’il résumait en quelques mots un mois riche en apprentissage et en aventures. Pas à pas, Emery et Diego reprenaient le rythme. « Et j’ai rien perdu de mon talent, ça me rassure. On est doués, c’est grave de rester dans l’ombre. » Il n’en pensait pas un mot et s’était mis à rire. L’idée de pouvoir retrouver cette dynamique avec Emery, où ils se charriaient sans aucune animosité, lui plaisait énormément. « T’as encore le mouvement en tête ou faut regarder une vidéo ? » Difficile de garder un vrai visuel du mouvement tant il était complexe, mais Diego était prêt lui aussi à se challenger.

Ce n’était pas le fait de danser qu’ils nieraient mais bel et bien celui de le faire ensemble. Cela soulèverait des questions et laisserait penser à des sous-entendus dont ils n’avaient que faire, surtout après que les choses se soient envenimées sans que Diego n’ait réussi à le voir venir. C’était une passion commune, un moyen de trouver refuge dans un loisir leur permettant de garder un lien, une complicité finalement nécessaire même si surprenante pour beaucoup. Alors ils en profitaient pour parler, de tout et de rien, mais souvent plus facilement que nul part ailleurs. « Tu es en train d’insinuer que ma vie stagne ? Comment oses-tu ? » « C’est pas forcément une mauvaise chose. » Diego appréciait sa routine et certains le qualifiaient de personne ennuyante simplement à cause de cela, mais il s’attachait trop au confort que cela apportait pour s’en soucier. Il s’en était éloigné ces temps-ci, au point de perdre pied totalement et de décider qu’une césure avec son quotidien serait le meilleur moyen de prendre le recul nécessaire pour revenir à une vie un peu plus calme. Alors en un sens, il enviait Emery. « Et tu sais ce qu’on dit… Be careful what you wish for because you just might get it. » Ses yeux s’étaient relevés vers Emery alors que ses lèvres esquissaient déjà un sourire. Il plaisantait et pourtant, une part de vrai se cachait dans ces mots, il fallait parfois ne pas viser trop haut au risque de se brûler les ailes et il en était l'exemple vivant. « Oui je viens de citer les Pussycat Dolls, de me mettre la musique en tête et de me déconcentrer. » Il avait éclaté de rire et il réalisait à quel point cela était devenu rare entre lui et son ex petite-amie. Reprenant son sérieux, il s’était remis à esquisser les pas qu’ils maîtrisaient à la perfection et leur servaient de simple échauffement. « Je suis contente pour toi. Qu’est-ce que tu cherchais ? Si je peux demander. » Il avait hoché la tête brièvement, bien sûr qu’elle en avait le droit quand il avait toujours été plus facile de se confier à elle qu’à n’importe qui. « Un sens à ce que je fais et de l’apaisement. » A une réponse bien trop solenelle, Emery avait déjà entamé de répondre par un rire qu’il avait volontiers accompagné. « Non mais sérieusement, tout était devenu hors de contrôle avant mon départ et prendre du recul devenait nécessaire. » Pour alléger la discussion après des confidences peut-être un peu trop profondes et parce qu’il n’avait aucune envie de revenir sur leur dispute et encore moins sur le fait qu’il ait été obligé de dévoiler ce qu’il se passait réellement avec Mateo à Emery, Diego avait fait ce qu’il savait encore faire de mieux, se vanter. « Si t’en as marre de rester dans l’ombre, j’ai quelque chose à te proposer. » Il avait haussé un sourcil, prêt à rétorquer mais déjà, Emery se lançait. « Je crois que c’est comme ça… attends, laisse-moi mener. » Cherchait-elle à gagner du temps ? « Tourne… » N’assumait-elle pas ce qu’elle s’apprêtait à proposer ? « On change de bras… » Il avait le temps de se questionner à ce sujet alors qu’ils tentaient de tourner de la bonne façon. « Attrape mon bras gauche… » Il s’était exécuté pour finir dans une position qui ne semblait rien à voir avec celle attendue. « Hum. Clairement pas ça. Va falloir une vidéo. » Une pause ne serait de toute façon pas mal venue, la reprise se faisant toujours avec un peu plus de difficultés qu’à l’accoutumée. S’asseyant à côté d’elle, il l’avait laissée chercher le meilleur exemple sur Youtube, se perdant sur l’écran avant qu’elle ne l’interroge. « Qu’est-ce que tu vas faire maintenant que tu es de retour ? Tu retournes à ta routine d’avant ? » Posant les mains sur ses cuisses et levant le menton vers le plafond, il avait pincé les lèvres car il n’en était pas vraiment sûr. « Je t’avais parlé de mon burn out ? Je crois que c’est comme ça qu’on appelle ça. En tout cas, le but est pas de recommencer alors je vais repartir sur des bonnes bases, être moins dur avec moi-même et lâcher un peu de lest. » Libre à Emery de savoir s’il parlait uniquement du travail ou également du reste. Levant un sourcil inquisiteur, Diego s’était légèrement appuyé sur ses coudes pour lui faire face. « C’est quoi, ta proposition ? » Il s’attendait à tout, mais resterait ouvert d’esprit.

Il avait toujours eu peur du ridicule et s’était toujours assuré d’éviter les éventuelles situations gênantes qui, aujourd’hui, semblaient être devenues son quotidien. Il n’expliquerait pas à Emery la visite surprise de Maritza, notamment, parce qu’il n’était pas encore prêt à subir ses moqueries, encore moins à discuter de son quotidien avec Mateo comme s’ils étaient un couple, banal qui plus est. Mais ces moments là lui rappelaient qu’il était humain et ne pouvait donc pas être parfait, assez pour qu’il décide de se tourner lui-même en ridicule juste par envie et besoin de faire rire Emery. De retrouver cette complicité et balayer une source de stress dont il n’avait pas besoin en ce moment et elle l’avait prouvé, elle était maladroite mais n’en demeurait pas moins l’une de ses plus précieuses alliées. « J’aurais vraiment dû voir les signes. » Son hilarité et sa tentative avaient été coupées à une vitesse folle alors que le mexicain ravalait sa salive, presque blessé par la remarque. « Arrête. Fais pas ça s’il te plaît. » Parler comme s’il était maintenant naturel qu’il ait pu être attiré par un homme, rire de ce point encore extrêmement sensible pour lui. Il voyait au fur et à mesure de sa propre avancée à quel point le monde n’était pas aussi ferme que ce qu’il pensait, mais il savait aussi que ce monde ne se résumait pas à Emery ou à Sara et ses craintes même s’il avait appris à les maîtriser restaient tout de même intactes. « C’était pour plaisanter. » Il le faisait rarement, il en était conscient, mais sa tentative était louable et il refusait qu’elle se termine en dispute parce qu’il était mal à l’aise et qu’Emery verrait ses dernières paroles comme une façon d’initier une énième dispute. Ce n’était pas le cas, il souhaitait simplement lui indiquer de lui laisser le temps, après qu’elle lui en ait déjà dérobé un peu trop. Avec un sourire, il avait fait en sorte que le sujet revienne à son voyage et à tout ce que cela lui avait apporté. « Ça doit être agréable à avoir. » « Perds pas espoir, quand tu vois le temps que ça m’a pris pour en arriver là. » Cette fois-ci, son sourire était un peu plus sincère, et il se mettait à la position qu’il préférait, celle du grand frère rassurant et protecteur et ce même s’il savait à quel point Emery détestait qu’il l’occupe avec elle. « Tu as bien fait, alors. » Il s’en était convaincu, mais l’entendre de la bouche de ses proches était toujours satisfaisant.

Assis sur le banc, laissant Emery prendre le contrôle d’un moment qui le dépassait tant ils s’essayaient à des pas trop difficiles pour eux, il s’associait à sa conviction qu’ils y arriveraient, leurs égos se mêlant avec aisance. Mais cette parenthèse était aussi l’occasion de poursuivre une discussion sérieuse et sincère comme ils n’en avaient plus eu depuis longtemps, celle concernant Mateo s’étant plutôt classée dans une catégorie à part. « Essaye de t’y tenir. T’as tendance à toujours trop en faire pour les autres, pas étonnant que tu finisses par péter un boulon. » Et elle avait raison : il devait penser à lui uniquement, parfois. Mais cette discussion ne cachait pas la demande formulée par Emery, Diego bien trop curieux de connaître cette proposition qu’elle voulait lui faire. « T’as tenté le yoga ? On tenterait pas le puppy yoga ensemble ? » Il avait d’abord arqué un sourcil avant de rire légèrement. « Ça pourrait me plaire mais … j’aurais l’impression de trahir Tulum. Et Cesar, une seconde fois. » avait-il lancé, tournant son visage vers elle pour grimacer avant de rire - son frère serait au courant de leur activité s’il n’avait pas prouvé par le passé à quel point il pouvait être jaloux de cette relation que Diego continuait d’entretenir avec Emery. Et pourtant, il ne la voyait jamais comme son ex petite-amie, toujours comme son amie, et il respectait leur relation plus qu’ils ne l’imaginaient. « Te moque pas. Mais ok, je me disais… De manière très objective, on danse bien. On est super élégants. On a une bonne complicité… la plupart du temps. » Bien sûr que le yoga n’était pas l’idée initiale, et à voir l’air grave que prenait Emery, il y avait à parier que la vraie idée qu’elle ne lui plairait pas autant. « Diego. » « Emery ? … Tu vas me demander en mariage ? » C’était assez amusant, de la voir poser le genou par terre et d’employer ce ton dramatique qui était normalement sa spécialité. Une moquerie qui lui était destiné ou une réelle appréhension d’entamer sa proposition, il ne saurait jamais vraiment. « Accepterais-tu de devenir mon partenaire de danse sur Instagram ? » « Ouf, je préfère encore ça. » Il l’avait laissé taper gentiment son épaule alors qu’il prétendait être réellement rassuré, comme si ce genou par terre avait vraiment signifié quelque chose. C’était leur dynamique qu’ils retrouvaient, et cela lui avait presque fait oublier l’absurdité que représentait sa demande. « Ca sort d’où cette idée ? » avait-il demandé, alors qu’il savait pertinemment qu’Emery cherchait à trouver sa voie. « Tu sais que j’ai pas instagram ou tous ces trucs, hin ? Je suis médecin et je trouve que les deux s’accordent très mal, imagine si mes patients tombent sur des vidéos de moi… » Les cheveux gominés, l’air grave, le pas assuré. Il riait, Emery était incroyablement sérieuse. « Mais tu plaisantais pas ? »  Difficile de voir quand la limite entre le sérieux et la plaisanterie était franchie. « Je sais pas, je m’attendais pas à ça. J’aime vraiment danser et l’idée de voir ce que les gens pensent de tout ça pourrait me plaire … Tu penses qu’on peut filmer tout sauf nos visages ? » C’était sa contre-proposition, parce qu’il n’avait aucune envie de notoriété et surtout pas en ce moment.