Emerald Hotel
Début juillet 2024

Rechigner à porter un costume ne ressemblait pas à Charlie, pas même pour contredire sa sœur, dont il soupçonnait des motivations cachées derrière ce changement de programme de dernière minute. Le marché initial de l'accompagner pour profiter des services de l'hôtel, y compris du contenu du mini bar en calomniant au sujet de leurs frères, s'était transformé en soirée mondaine où il devait s'afficher au bras de Kate comme un bijou de famille. Connaissant son frère, la plus jeune des Beauregard ne prenait pas beaucoup de risques, consciente qu'il ne pouvait pas résister à l'idée de parader devant du beau monde. Quant à Charlie, il comprenait ce besoin de validation que lui refusait certainement le reste de la fratrie, accaparé par leurs vies conventionnelles. Katherine avait construit sa marque, s'affranchissant elle aussi de son nom pour s'établir comme une référence dans son domaine. Si David Beauregard n'accordait pas à sa fille l'estime qu'elle méritait, elle pouvait compter sur Charlie pour être son plus fervent admirateur. Pour elle, il n'hésiterait pas à graisser des pattes, esquisser des sourires forcés et éluder les sujets clivants comme il avait eu l'habitude de le faire lors des galas organisés par Ettie. Il trouvait toutefois triste qu'elle se sente obligée d'étaler sa réussite devant son nez pour se sentir valorisée. Comme un poisson dans l'eau, Charlie naviguait d'un banc à l'autre, forcé de se présenter seul comme le frère de Katherine maintenant qu'elle avait disparu de son champ de vision. C'était sa disparition qui lui avait mis la puce à l'oreille, Kate n'ayant jamais caché ses intentions de voir son frère briser la malédiction du célibat maintenant qu'il s'était libéré d'un mariage qui ne lui convenait plus. Charlie ne pouvait pas nier avoir croisé quelques visages séduisants, mais Kate était-elle naïve au point de le croire suffisamment indulgent sur ses principes pour s'intéresser à tous ces riches trop occupés à flamber leur argent pour s'intéresser à l'état du monde ?

Il prit congés d'un groupe de requins de la finance, rebuté par la conversation autant que par leur mépris de classe, prétextant avoir besoin de remplir son verre. Ce qui n'était pas faux, s'il devait encore supporter ce genre d'interactions. Charlie avait déjà dépassé sa limite lorsqu'il avait accepté une seconde coupe de champagne, lui qui n'était pas très habitué à l'alcool. Arrivé au bar, il se promit de ne pas aller au-delà de la troisième, qu'on lui servait avec un enthousiasme feint. Balayant de nouveau la pièce du regard, il n'était toujours pas parvenu à retrouver la trace de Katherine, et aurait pu commencer à s'impatienter si son regard n'avait pas croisé celui d'un jeune homme qui semblait l'avoir remarqué. Malgré ses airs de premier de la classe et son rasage impeccable, il donnait l'impression de ne pas être tout à fait à sa place, ou du moins de vouloir sortir du lot. Charlie détourna les yeux quelques secondes avant de retrouver ceux du jeune homme pour s'assurer que son intérêt n'était pas que le fruit de son imagination. Tant qu'à subir cette soirée, Charlie décida donc de le faire dans ses propres termes, et longea le bar pour se positionner dangereusement proche de l'inconnu, afin de déterminer si le contact le gênait, ou si ce n'était pas un peu ce qu'il avait cherché en le lorgnant de cette manière. « Je t'offre quelque chose à boire ? » demanda-t-il en jetant un coup d'œil aux mains désespérément vides du jeune homme. Charlie ignorait si c'était son air familier, ou juste l'intensité de ses yeux qui l'attiraient vers lui. « J'ai quelque chose dans la barbe, c'est ça ? » demanda-t-il finalement pour expliquer cette insistance à laquelle il n'avait même pas essayé de résister.

Les lumières tamisées de l’Emerald Hotel donnaient à la salle de réception des allures élégantes et mystérieuses, c’était exactement le genre d’endroit où Shaun se sentait prêt à tout. Seul sans vraiment l'être, comme la majorité du temps lors de ce genre d’événement, Shaun scrutait la foule de ses yeux bleus à la recherche de Katherine Beauregard. Elle avait réservée une suite au sein de l'établissement afin d’installer une table de poker et d'y faire jouer illégalement des clients fortunés. Le rôle de Shaun était très clair : il devait trouver des cibles potentielles. Les parties duraient toute la nuit, donc il avait largement le temps de dénicher la cible parfaite à dépouiller. Shaun prenait un plaisir non dissimulé à escroquer des hommes d’affaires en quête de sensations fortes, ayant le sentiment de prendre une sorte de contre-pied par rapport à son métier d’escort. Il avait l’habitude qu’on l’achète mais ce genre de soirées lui donnait un sentiment de contrôle et de pouvoir qui l’avait tout de suite extasié. Et comme les bénéfices qui se dégageaient de ces soirées allaient directement à des associations, Shaun avait réellement le sentiment d’appartenir à un groupe engagé, même si leurs méthodes laissaient à désirer, justifiant d’autant plus son sentiment de représailles envers la population méritocrate et oppulente. Un verre à la main, qu’il avait déjà presque terminé, Shaun aperçut enfin son associée qui arrivait accompagnée d'un homme qu’il n’avait jamais vu. Sans discrétion aucune, Shaun ne quitta pas des yeux l’inconnu et essaya de le déchiffrer, de comprendre le lien qui pouvait l’unir à une Katherine Beauregard qui semblait extatique à l’idée d’être à ses côtés. Peut-être qu’il s’agissait d’un homme riche sur qui elle avait réussi à mettre le grapin et qu’elle comptait l’inviter dans la suite ? Mais l'hypothèse ne collait pas, Kate avait d’autres objectifs ce soir, cette tâche lui était attribuée ainsi qu'à trois autres personnes qui étaient également en chasse, se frayant dans les méandres des conversations. Pour une raison qui lui échappait, Shaun se sentait inexorablement intrigué par cet homme. Il avait l’habitude d’éprouver une attirance pour la gente masculine, évidemment, mais c’était la première fois depuis longtemps qu’il ressentait ce petit frisson d’excitation, cette envie d’approcher quelqu’un pour le plaisir plutôt que par devoir. Quelques instants plus tard, Shaun croisa le regard de Katherine qui délaissait son invité. Il haussa des sourcils inquisiteurs et elle lui fit un clin d’œil appuyé avant de passer à ses côtés en posant une main sur son épaule, pressant rapidement ses doigts avant de s'éloigner pour quitter la salle de réception. Obnubilé par l’inconnu qui accompagnait son associée et persuadé que cette dernière avait dû capter son intérêt non dissimulé, Shaun vit dans les gestes de Katherine le signe d’une invitation tacite : c’était à lui qu’incombait la tâche de recruter l’homme en question pour le poker illégal de cette nuit et cette réalisation lui mit un nœud dans la gorge. Adieu plaisir authentique. Il tourna la tête derrière son épaule pour essayer de capter le regard de Katherine afin de lui demander des précisions muettes, mais elle était déjà hors de sa vue. Shaun prit une profonde inspiration et termina son verre d’une traite avant de le poser jusqu’au bar puis il s’y accouda, tournant ostensiblement la tête vers sa cible, ne le lâchant pas du regard. Il allait le remarquer, c’était évident, on le remarquait toujours. En l’observant, Shaun ne pouvait s'empêcher de penser qu'il portait sur lui le masque de ceux qui ont l’habitude qu’on les voit et qui dégagent une certaine forme d’assurance non feinte. Il semblait dans son élément, bien qu’il avait l’air légèrement agacé après avoir quitté un groupe d’hommes d’affaires pour rejoindre le bar à son tour. Lorsque leur regard se croisèrent, Shaun sentit l’adrénaline montée un peu plus qu’à l’accoutumée, définitivement captivé. Il esquissa un léger sourire, comme une invitation, et fut satisfait lorsque l’inconnu se glissa jusqu’à lui. Bien que ravi par sa proposition de lui offrir un verre, il n'en resta pas moins surpris par une audace à laquelle il ne s’attendait pas. « Un rhum. Ambré, de préférence. » répondit-il simplement avec un ton amusé, son léger sourire ne l’ayant pas quitté et ses yeux toujours rivés sur l’inconnu qu’il trouvait encore plus magnétique maintenant qu'ils étaient si proches. Shaun savait qu’il était sur un terrain glissant, car dans ce genre de soirée, c'était lui qui avait pour coutume de surprendre. Il ne pu s’empêcher de laisser échapper un petit rire, ses yeux s’illuminant d’un amusement sincère, lorsque l’inconnu lui demanda s’il avait quelque chose dans sa barbe, le forçant pour la première fois depuis de longues minutes à détourner les yeux de son visage pour récupérer son verre fraichement servi. « Pas dans la barbe, non. » commença-t-il avec un air subtilement espiègle. « En vérité, je me demandais si toi aussi tu t’étais isolé pour échapper à la conversation fascinante sur les fluctuations du marché boursier qui se déroule juste derrière nous. » Il jeta un rapide coup d’œil au groupe qu’avait quitté l’homme quelques instants plus tôt avant de se retourner vers lui, son expression devenant plus complice. Il se rapprocha légèrement de son visage pour parler moins fort, avide d'une proximité pourtant déjà présente. « Ne le prend pas mal, mais tu avais l’air aussi enthousiaste que moi à l’idée de discuter des dernières tendances financières. » finit-il par lancer, se voulant un brin taquin. Il se redressa juste assez pour lever son verre de rhum, ajoutant un « Merci, au fait. » avant de boire une gorgée, laissant ses yeux se dirigés subrepticement vers les lèvres de l'inconnu pour les relever rapidement juste après. Et alors qu'il plongeait à nouveau son regard dans celui de l'homme à ses côtés, Shaun sentit une excitation familière monter en lui. C'était le frisson de la chasse, le plaisir de la séduction, mais aussi quelque chose de plus profond, de plus authentique qu'il n'avait pas ressenti depuis longtemps. Il se surprit à espérer que cette rencontre pourrait être plus qu'une simple transaction, ou qu'une simple manigance, tout en sachant pertinemment que dans son monde, l'espoir était un luxe qu'il ne pouvait que rarement se permettre.