(01.) Le portrait était banal, peu original, mais il était parfait à tes yeux. Une mère, un père, Della et toi. Une maison toujours un peu en bordel, mais toujours avec cette odeur de bouffe qui rassure, qui réconforte. Une grande sœur pour qui tu aurais tout fait, une mère pas très douée avec les mots mais qui sait vous faire comprendre combien elle vous aime, un père parfois trop brusque mais toujours présent. Ce n’est pas parfait, mais c’est parfait pour toi. (02.) Tu ne l’as pas vu venir, la première déchirure. Tu pensais que votre famille était à l’abri des malheurs, des tragédies. C’est arrivé comme ça, au hasard, un jour suffocant de janvier. Une minute ta sœur est là, toujours à tes côtés, ton ombre autant que tu pouvais être la sienne, et puis celle d’après, elle est disparue. Partie. Morte. Les autorités ont pensé à une fugue d’abord, une théorie qui n’a jamais fait de sens à tes yeux. C’était avant qu’ils ne retrouvent son corps, dans un état qui continue de hanter tes cauchemars encore aujourd’hui. Un garçon de quinze ans ne devrait jamais voir ce genre d’images, une famille ne devrait jamais avoir à subir une telle perte, vivre dans l’agonie d’une enquête qui n’en finit plus de finir, sans jamais qu’aucun suspect ne soit appréhendé. Un jour, tu es complet. Le second, tu as perdu la plus grande partie de qui tu es. (03.) Tes morceaux abîmés s’effritent un peu plus, quand la pression et la douleur poussent ta mère à prendre la poudre d’escampette, à aller là où l’air qu’elle respire ne lui rappelle pas constamment Della. Le mari et l’enfant qui restent sont trop facilement oubliés, et le reste de ton monde tel que tu le connaissais s’effondre, ne laissant derrière qu’amertume, colère et violence. (04.) Ton père fait ce qu’il peut pour se garder la tête hors de l’eau, mais il souffre. Il souffre tellement que les seuls calmants qui font réellement effet, ce sont les fonds de bouteille dans lesquels il se perd chaque soir, quand la porte de la maison se referme derrière lui. L’homme que tu as connu n’est plus, et tu n’es plus certain de reconnaître ton portrait dans la glace. (05.) Ta propre déchirure: la violence sur laquelle tu te rebats pour exprimer tout ce que tu es incapable de dire. Les poings parlent plus fort que les mots, c’est ce que ton père te dit tout le temps, entre deux gorgées de fort. L’école devient un purgatoire, là où tout le monde semble avoir un commentaire à faire sur toi et sur ta famille, là où tu décides de passer de moins en moins de temps. Tu tombes plutôt au sein de groupe considéré moins recommandables, l’alcool et la drogue qui s’accumule à ton tour dans ton système. Ce qui marche pour ton père doit bien pouvoir fonctionner pour toi, non? (06.) Dans la tempête, il y a ta bouée de sauvetage, Hadley. Hadley qui connaît la même douleur que toi, elle qui était si proche de ta sœur. Hadley qui te comprend sans que tu n’aies besoin d’expliquer quoique ce soit. Hadley qui te sort de la merde plus souvent que tu ne mérites qu’elle ne le fasse. (07.) Mais même avec les multiples avertissements d’Hadley, et sa bonne volonté de t’empêcher de sombrer trop profond, tu en arraches. Tu crées des bagarres partout où tu passes, tu te retrouves suspendu de l’école et tu passes à deux doigts de finir dans le système. Peut-être bien qu’elle avait raison, de ne rien vouloir de toi, ta mère. (08.) Peu y croyaient encore, après deux ans d’autodestruction, mais il y a encore de l’espoir pour toi, du haut de tes dix-sept ans. Ta rédemption, elle se présente sous la ferme de la découverte de la musique. C’est un de tes professeur de musique en onzième année qui remarque ton talent, la fluidité avec laquelle tu sembles apprendre à jouer des instruments qui prennent souvent des mois, voire des années à maîtriser. Tu n’es pas un prodige, mais tu passes tout ton temps libre à découvrir et apprendre les différents instruments, ton intérêt majoritairement porté sur tout ce qui a des cordes. Tu découvres ton nouvel amour : le violoncelle. (09.) Tes deux dernières années de secondaire t’offrent une chance de calmer le jeu. Les choses à la maison sont toujours aussi compliquées, ton père plus absorbé par son alcool que par tes réussites, mais entre la musique et Hadley, tu gardes la tête haute et tu fais ce que tu as à faire. Assez pour réussir à te faire accepter à plusieurs universités, décidant de partir pour Brisbane avec Hadley, ne t’imaginant pas commencer un nouveau chapitre sans sa présence à tes côtés. Tu es simplement soulagé de finalement pouvoir laisser Cairns derrière toi, de ne plus entendre constamment des médisances sur toi et ta famille, de ne plus être hanté par le fantôme de Della et de ta vie passé dans chaque coin de la ville. (10.) Le nouveau portrait change beaucoup trop, trop vite. Tu n’as que 20 ans et Hadley 21 lorsqu’elle te montre ce test de grossesse aux deux barres bien foncées. Si elle songe d’abord à l’avortement, vous décidez finalement de garder le bébé. Une petite fille que vous nommez Delilah, en honneur de ta sœur. Hadley et toi êtes encore à l’université, il y a beaucoup de choses à gérer, mais dès que tu poses ton regard sur les yeux bleutés de ta fille, tu sais qu’il n’y a rien au monde que tu ne ferais pas pour elle et pour sa mère, celle que tu considères depuis plusieurs années désormais comme étant la femme de ta vie. (11.) La lune de miel ne dure pas toutefois. Tu aurais dû t’en douter, que tous ceux que tu aimes trop fort finisse toujours par te laisser seul. C’est l'abandon ultime: le départ d'Hadley quand Delilah n'a que quelques mois. C’est dans une lettre qu’elle t’annonce son départ, sans te donner le moindre indice d’où elle s’en va, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle devient. Le cœur brisé, tu n’as pas le temps de te morfondre toutefois. Delilah compte sur toi, et tu refuses de devenir une copie conforme de tes parents. Elle mérite mieux, et tu te promets de lui offrir tout ce que tu as, tout ce que tu es, pour qu’elle ne connaisse jamais les douleurs qui marquent encore ta peau aujourd’hui. (12.) Après tes années universitaires, tu te fais repérer par l'orchestre symphonique de Brisbane: là où ta passion persiste, ton amour de la musique te permet de garder la tête en dehors de l'eau quand le reste de ton monde semble constamment dans la tempête. Le violoncelle et Delilah te permettent de te tenir debout, d’avancer quand le courant semble trop fort, quand tout semble destiné à te faire échouer. Tu ne sais pas qui tu tentes de convaincre, ce que tu as à prouver, mais une chose est certaine : tu ne donneras jamais à quiconque le moindre doute sur ta capacité d’être un bon père pour ta fille. Même si ça veut dire calmer ton tempérament quand les commentaires t’atteignent, même si ça veut dire te défouler sur un sac de riz et non pas sur le visage d’un imbécile qui semble persuadé que tu ne puisses pas être ce qui est de bon pour Delilah. (13.) Le train-train du quotidien est parsemé des petits exploits de ta fille. Sa première journée à l’école, ses premiers amis, ses premières bonnes notes et toutes ces petites choses qui la rendent si formidable à tes yeux. Plus elle vieillit, plus tu as du temps pour toi, pour ce qui t’intéresse et c’est sur un coup de tête que Broken Strings, un groupe de musique composé de plusieurs musiciens que tu as connu au fil de tes années à l’orchestre symphonique, avec lequel vous réinventez des succès populaires de manière instrumentale. (14.) Après presque vingt ans, tu entres enfin dans ton ère de la réussite: la graduation de Delilah, le succès de ton groupe, l'impression qu'enfin, on a oublié la signification première de ton nom de famille. Tu ne veux pas qu’on oublie ta sœur, mais tu espères que lorsqu’on entend le nom Wellington désormais, c’est ton succès qui vient en tête, et non pas la tragédie entourant la mort de ta sœur. (15.) Il n’y a pas eu beaucoup de femmes dans ta vie depuis le départ d’Hadley, ton attention porté d’abord et avant tout sur le bien-être de ta fille. Tu as eu quelques aventures ici et là, surtout du temps que Delilah était une adolescente et assez indépendante pour ne pas chercher à se mettre le nez dans tes affaires. Mais quand tu as rencontré Anna, dans les locaux de la Northlight, que tu l’as entendu jouer du piano, tu as tout de suite su qu’elle était spéciale. La connexion s’est faite rapidement entre vous deux, une relation qui coule comme de l’eau, qui fait du sens. Elle s’est immiscée dans chaque recoin de ton être, mettant la lumière sur tes points sombres, apaisant des blessures encore douloureuses même après toutes ces années. Tu n’as pas attendu bien longtemps avant de lui ouvrir la porte de ta demeure, pour l’inviter chez toi. Elle vient avec ses propres bagages, la Constantine, un passé qui est parfois aussi douloureux, mais tu essayes de lui faire du bien autant qu’elle t’en fait. Elle et Oscar ont une place à tes côtés, chose que ta fille s’est toujours assurée de te faire savoir. Tu ne pensais jamais que tu aurais la parfaite petite famille recomposée à la quarantaine passée, mais ce nouveau portrait, tu y tiens. Il n’y a rien que tu ne ferais pas pour qu’il reste intact. (16.) Mais la vie n’est pas faite pour être parfaite et tu le sais très bien ça. Vos passés à Anna et toi, ils ne sont pas aussi loin que tu ne voudrais qu’ils le soient. Malone est dans le portrait plus que jamais, et si tu sais que c’est ce qu’il y a de mieux pour Oscar, tu ne peux pas t’empêcher de craindre voir venir un jour où Anna retombera dans les bras de son ex, celui dont elle a gardé le nom et la bague, même si elle te promet que c’est toi qu’elle aime, désormais. Il y a Hadley aussi, dont les lettres sont apparues à quelques reprises au fil des années, preuve qu’elle n’est pas complètement disparue du portrait, bien qu’elle n’a jamais voulu que tu la trouves. Mais elle, elle sait trop bien où te trouver.  

ecec.