Back to school - Kieran

Dans le bus qui mène au collège de son fils, Alienor grimace en voyant la tache de sang sur sa chaussette droite. Habituellement c’est le genre de détail qu’elle vérifie à la fin du boulot lorsqu’elle troque sa tenue de travail pour ses habits habituels et sa paire de basket super confortable pour une paire de bottine à talons. Elle a toujours des chaussettes en stock, juste au cas où. Cette fois-ci cependant, à la bourre après un accouchement qui s’était éternisé, la sage-femme n’a pas prêté attention et se retrouve désormais dans le bus sans sa réserve de chaussette. Elle se penche pour rouler l’indésireuse et faire disparaître le bout bordé de rouge dans sa chaussure, mais ainsi penchée ne fait pas attention au brusque freinage du véhicule qui l’expédie dans le siège devant le sien.

– Aïe, grogne-t-elle en se frottant le crâne.

Si, au moins, cette fois elle n’aperçoit pas d’écarlate sur le bout de ses doigts, nul doute qu’elle est bonne pour une bosse qui s’avèrera peu agréable quand, vautrée sur son canapé, elle tentera de se détendre. Super, ce n’est vraiment pas sa journée. Entre sa garde qui s’est éternisée, les bébés compliqués auxquels elle a eu affaire, les parents encore plus compliqués – ils l’étaient toujours, bien plus en tout cas que leur bout de chou qui n’y pouvaient rien de naître dans ce monde pas si facile après avoir été portés, bercés et nourris pendant environ neuf mois – et cette satané machine à café qui était tombée en panne, elle aurait mieux fait de rester au lit. Dans lequel elle avait d’ailleurs hâte de s’écrouler. Son plan idéal, cependant, devrait rester à l’état de fantasme pour l’instant. Il y avait le ménage à faire, le repas à préparer, vérifier que Tom, même s’il était très indépendant, ait bien fait ses devoirs… Et avant tout ça, l’un de ses professeurs lui avait donné rendez-vous. L’homme, qui était d’ailleurs l’un des profs préférés de son fils, n’avait pas précisé le motif de cette entrevue, ce qui avait été une raison supplémentaire pour faire de cette journée un enfer. Il lui semblait pourtant que son fils était sage, il ramenait plutôt des bonnes notes – et en particulier en art visuel –, n’était certes pas premier de classe, mais se débrouillait suffisamment pour passer chaque année sans trop de problème. Aussi ne s’attendait-elle pas à être convoquée, et forcément, son imagination s’était emballée. Avait-il été attrapé en traine tricher ? Ou vu après les cours avec une cigarette – ou pire – à la main ? Avait-il répondu à son prof sur lequel il ne tarissait pourtant pas d’éloge quand il était à la maison ? Ça y est, elle imaginait être la pire mère au monde, l’avoir trop négligée pour ne pas s’être aperçue qu’il avait des problèmes de comportement qu’elle avait laissé s’envenimer à force d’être trop prise par le boulot. Quelle enfer cette journée !
Sortant son téléphone, elle rédige un court message pour Tom, lui indiquant qu’en l’attendant, s’il a faim – et il aura forcément faim, c’est un ado de 12 ans –, il peut grignoter les carottes et le humus qui sont dans le frigo. Ce faisant, elle manque de louper son arrêt et appuie in extremis sur le bouton pour indiquer qu’elle souhaite descendre. Déjà qu’elle est en retard…

Depuis l’arrêt de bus, il ne lui faut pas bien longtemps pour atteindre l’école et se glisser dans les couloirs. Ça lui rappelle des souvenirs, sa propre jeunesse. Quand elle avait 12 ans, son aînée vivait encore en Australie et Ally marchait dans son ombre avec une certaine fierté. Les profs se rappelaient tous de Louise qui était une élève excellente et ne manquaient pas de lui demander des nouvelles sur sa sœur, questions qu’elle prenait très au sérieux, désireuse de briller également à leurs yeux. Et ça marchait ! Avoir eu la chouchou comme aînée facilitait toujours un peu le passage.
Enfin, la jeune mère parvient jusqu’au numéro de salle que lui a indiqué M. Halstead, toque trois coups discrets sur la porte avant de se permettre d’appuyer sur la poignée pour pouvoir entrer. Poignée qui doit en vouloir au monde entier de se faire appuyer dessus à longueur de journée puisqu’elle décide de se venger sur la main innocente qui la tient en se détachant du panneau de bois. Et merde. Voilà qu’en plus d’arriver en retard, elle se retrouve désormais à casser la porte…

– Heu… bonjour ?

Les joues un peu rougies par la gêne, eAlienor entre dans la salle de classe, l’objet du délit serré dans son poing. Quelle bonne impression pour rencontrer un des professeurs de son fils !

– Je suis navrée, la poignée m’est resté dans la main… Désolée pour mon retard aussi, j’avais une urgence avec le travail…

Désolée, elle l’est aussi pour sa coupe de cheveux qui mériterait probablement un coup de brosse, les cernes sous ses yeux qu’elle n’a pas eu le temps de masquer avec un peu de maquillage, et la chaussette roulée au fond de sa bottine. Non, décidément, ce n’est vraiment pas son jour.

@kieran halstead

Le sommeil de Kieran peut s’avérer capricieux, mais, bien souvent, il n’a pas besoin d’en chercher la raison bien loin, alors qu’il est le coupable tout désigné. Qu’il soit resté planté devant un documentaire ou qu’il ait joué aux jeux vidéo jusqu’au petit matin, qu’il persiste à ressasser des pensées peu réjouissantes ou qu’il ramène du boulot à la maison, les raisons sont nombreuses pour un même résultat – qui tant à l’étonner, lui qui était, il n’y a pas si longtemps encore, du genre à ne jamais réussir à quitter son lit. Cette fois-ci, son repos a été malmené alors qu’il a longuement réfléchi à la manière d’aborder un sujet bien particulier. Lorsqu’il quitte son appartement pour rejoindre l’école, il réalise à quel point le sacrifice n’en a pas valu la peine alors que le constat est amer : aucune des options envisagées ne lui paraît idéale. Il faut dire que la situation est loin de se présenter sous le meilleur angle et, en ce sens, difficile de la rendre moins désagréable qu’elle ne l’est réellement. Il aurait pu mettre un mot dans le carnet de Tom, quémandant un entretien avec sa mère, mais il a trouvé la manière de faire un peu impersonnelle et pas vraiment appropriée, souhaitant, dans un premier temps, tenir Tom à l’écart de ses inquiétudes. Oh, bien sûr, Kieran s’est essayé à le questionner l’air de rien entre deux cours, sans obtenir grand-chose de l’ado si ce n’est un regard fuyant et un murmure lui donnant l’impression d’avoir trente ans de plus et une ouïe capricieuse. Alors il s’est résolu à laisser un message directement à la mère du principal concerné, proposant un créneau pour un rendez-vous tout en restant évasif quant à la nature de celui-ci. La manière de faire n’est pas de plus idéale, mais il s’y est au moins essayé, prenant la situation nettement plus au sérieux que les quelques collègues auxquels il s’est adressé dans l’espoir d’obtenir quelques conseils avisés. Il n’est plus un tout jeune professeur ici alors qu’il en est à sa troisième rentrée, mais jamais un cas comme celui-ci ne s’est présenté à lui – ou, il a été suffisamment étouffé pour ne pas arriver jusqu’à lui, une option qui devient malheureusement de plus en plus envisageable en considérant les réactions froides de ses collègues et de la direction. Kieran n’a pas vraiment eu de succès dans sa quête de soutien ; il s’est surtout heurté à des murs qui ont pointé du doigt son inquiétude démesurée.

Ce sont des gamins, ils se chamaillent, c’est normal.
Lâche l’affaire.
Il y a toujours des grosses têtes et des plus effacés, tu sais.
T’es du genre à appeler la police pour un pétard dans les chiottes, toi, non ?

Il a su mettre son habituelle réserve et sa peur de déranger de côté pour passer outre les agacements répétés de ses confrères, aidé par un drôle de sentiment dont il n’a guère l’habitude : celui d’être sûr de lui. Il n’arrive pas à s’ôter les différents indices de l’esprit. Tom qui est passé d’un élève studieux à démissionnaire en quelques semaines. Tom qui ne prend plus le moindre de ses conseils et qui tend même à le fuir plus que de raison, alors même qu’il était le premier à s’intéresser à son cours. Tom qui se referme de plus en plus alors qu’il n’hésitait jamais à participer. La liste est longue, elle est gribouillée quelque part sur son carnet, mais ce sont-là des détails dont il n’a pas besoin puisqu’il les connaît par cœur. Il était Tom, quand il avait son âge. Il sait les dégâts de telles réflexions et, surtout, les conséquences sur le long terme. Alors il a à cœur de faire les choses correctement vis-à-vis de Tom, pour que celui-ci ne subisse pas une situation qu’il ne connait que trop bien – d’autant plus lorsqu’elle dégénère.

Faisant les cent pas dans sa salle de classe, répétant silencieusement un discours qu’il n’a pourtant pas préparé, l’anxiété de Kieran monte à mesure que l’heure avance ; comment annoncer à une mère ses soupçons quant à la situation de son fils ? Et, surtout, comment peut-il en être si sûr alors qu’il n’y a aucun indice particulièrement flagrant aux yeux du reste du monde ? Tom ne se fait pas malmener dans la cour de récréation, n’a pas de bleus sur les bras, ne manque pas l’école – toutes ces choses gravissimes qui semblent être les seules raisons de tirer la sonnette d’alarme. Quelques coups contre la porte le font sursauter, tandis qu’il se tourne vers l’horloge et réalise à quel point le temps l’a trahi. Heu… bonjour ? Il inspire doucement, tentative ratée de se donner du courage. « Oh euh, oui, bonjour, entrez, je vous en prie. » Kieran tente de reprendre contenance, affichant un sourire pincé, tandis que son regard est avant tout attiré par la poignée que cette femme tient dans la main. Je suis navrée, la poignée m’est resté dans la main… Désolée pour mon retard aussi, j’avais une urgence avec le travail… Kieran balaie les explications d’un bref signe de la tête, non pas parce qu’il ne les considère pas, mais parce qu’elle n’a pas à s’excuser d’avoir une vie bien occupée – Tom est déjà resté quelques fois dans cette classe en attendant des nouvelles de sa mère. Et quand bien même, un simple coup d’œil à son allure stressée suffit à ne pas enfoncer le clou. « Ne vous inquiétez pas pour ça. » Il précise à voix haute, rajoutant rapidement : « autant pour le retard que pour la poignée, ça fait des semaines que je demande au service technique de faire quelque chose pour ça. » Il ajoute, tendant la main pour l’inviter à lui rendre cette poignée qui, à ne pas douter, se décrochera à nouveau dès le lendemain. « Et hm, merci d’être venue, madame… Bird, c’est bien vous ? » Et s’il demande confirmation de son identité, ce n’est pas tant par politesse que par étonnement, maintenant que son regard s’attarde sur elle et non plus sur l’objet du délit, et qu’il ne peut que constater une jeunesse qui dénote avec la plupart des autres parents. Est-ce que les parents de Tom ont envoyé la baby-sitter ? Cela expliquerait sans doute certaines choses, si le gamin est livré à lui-même la plupart du temps. « Désolé, c’est juste que… je veux dire, vous êtes, hm… jeune. » Il tente déjà de se rattraper pour ne pas donner l’impression d’être un professeur qui ne sait même plus à qui il donne rendez-vous, même s’il s’agit-là d’un commentaire dont il aurait dû se passer, désormais convaincu que son habituelle maladresse vient d’achever toute tentative de lui faire bonne impression.

@Alienor Bird

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La tête du professeur de Tom semble vaciller entre plusieurs expressions qu’alla est complètement incapable d’analyser. L’homme a l’air un peu fatigué – au moins ils seront deux – et doit avoir à peu près son âge, peut-être un peu plus, mais à peine quelques bougies. Quelques fils dirait sa mère, faisant référence aux bracelets insolites qu’ils arborent tous à la cheville, son fils compris. Douze fils entrelacés comme autant d’années passées à ses côtés. À chaque anniversaire, les ciseaux se glissent pour couper et tout recommencer, un lien supplémentaire ajouté pour inscrire de nouvelles histoires. Alienor n’a pas osé demander à sa soeur si elle avait reproduit la tradition familiale avec sa fille. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de la rencontrer depuis sa naissance. Forcément, voyager avec un enfant de moins de trois ans était plus délicat, et les billets coûtaient cher pour faire l’aller-retour en Angleterre, aussi Tom n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer sa cousine. À vrai dire, il n’avait encore jamais eu l’occasion de sortir du continent – et, il faut l’avouer, rarement pu sortir du pays. Les racines anglaises des Bird étaient bien enfouies, tout au fond dans une boîte à chaussure où se trouvait son passeport britannique. Son fils n’avait d’ailleurs même pas eu la nationalité.
Qu’importe. Il faut qu’elle cesse de laisser son esprit voltiger dans tous les sens et se concentre sur l’homme qui l’a convoquée. Il semble plutôt gentil malgré l’air soucieux qui barre son chemin, mais probablement n’est-elle pas très objective. Tom a toujours adoré son professeur, lui en faisant l’éloge eau moins une fois par semaine. Il est vrai cependant, que dernièrement il s’est un peu tari sur le sujet. Sur beaucoup de sujets, d’ailleurs. Moins bavard avec sa mère, il passe surtout ses soirées à dessiner enfermé dans sa chambre. La jeune mère a mis cela sur le compte de l’adolescence qui arrivait ; peut-être n’aurait-elle pas dû. Sûrement, en fait, sinon elle ne se retrouverait probablement pas dans une salle de classe. La situation l’inquiète, et en tendant la poignée qu’elle vient d’arracher, elle se dit qu’elle a forcément dû louper quelque chose quelque part. Ça vibre dans sa tête, si bien que son esprit dérive encore, ne s’accrochant que mollement aux mots prononcés par le professeur.

– Oui, c’est bien moi.

Elle ne réalise pas tout de suite ce qu’il a voulu dire par là, se dit simplement qu’il a dû voir à sa main lui tendant la poignée qu’elle n’était pas mariée et qu’il n’a pas voulu la froisser au cas où elle porterait un nom différent de celui de son fils. Elle n’a cependant pas envie de se lancer dans une longue explication qui retracerait toute sa vie, la prison dans laquelle était enfermée son ex au moment de la naissance de leur enfant, le fait que lui-même ait fait tarder les démarches pour la reconnaissance paternelle – il n’a jamais été très bon dans l’administratif – et que ça lui semblait plus approprié, donc, qu’il porte son nom. Comme d’ailleurs, elle a hérité de celui de sa mère, la gamine sans père. Louise, elle, a eu le droit de prendre celui de son papa. Louise qui s’est barrée de l’autre côté de la Terre, envolée par cet autre nom.
Au final, Alienor ne regrette pas sa décision. Tom ne voit que rarement son père, et c’est généralement elle qui est à l’origine de l’organisation de leurs sorties. Elle n’a pas envie qu’il perde complètement contact avec l’homme qui, même s’il le montre mal, l’aime sincèrement – elle en est persuadée. Son psy du lycée dirait certainement qu’elle fait un transfert avec son propre vécu, mais elle s’en fiche. Elle sait que son enfant est toujours heureux quand ils partent rentre visite à sa grand-mère à Sydney et qu’elle en profite pour organiser une sortie au bowling juste entre père et fils. Même si c’est généralement elle qui se retrouve à payer la partie parce que Tu comprends Al’, je suis sur un plan là, mais on a oublié de me payer… Son ex n’a pas changé en douze ans. Toujours les mêmes excuses foireuses.
La remarque de son interlocuteur sur sa jeunesse, recontextualise cependant sa question. Il ne s’inquiétait pas du fait que la mère célibataire puisse porter un nom différent de celui de son fils, mais simplement qu’elle fût bien sa mère.

– Je fais plus jeune que mon âge, s’efforce-t-elle de répondre sur un ton qu’elle veut léger.

Ce n’est pas tellement vrai, surtout à la sortie d’une garde avec les cernes que le café – de toute manière absent de son organisme à cause de cette foutue machine cassée – ne parvient plus à éponger. Il faut dire qu’elle a l’habitude des regards en biais lors des rendez-vous à l’école, ou des autres parents qui s’étonnent de voir la grande sœur débarquer à la sortie des cours. Ses propres copines commencent à peine à avoir des enfants et son fil Instagram affiche donc plus de photos de bébés et de ventres ronds que d’adolescents de l’âge de son garçon.

– J’avais 20 ans quand j’ai eu Tom.

Un rapide calcul dévoilera sans nul doute son âge dont elle n’a pas à rougir. La trentaine va plutôt bien à Alienor. Elle n’est pas de ceux qui soupirent en voyant les bougies se multiplier sur les gâteaux, ni à mentir sur son âge. Peut-être parce qu’elle a eu son enfant tôt et qu’être enfin trentenaire lui donne l’impression de se sentir un peu plus légitime en tant que mère. Elle en a toujours fait dix fois plus que les autres, comme pour prouver qu’elle en était capable, que ce n’était pas ses vingt ans qui allaient poser problème pour élever un enfant. Et pourtant… pourtant dans cette salle de cours, face à un professeur de son fils, elle remet tout en question.

– Est-ce que… tout va bien ? Vous n’avez pas préciseré le motif de la convocation dans votre message, alors…

Sa phrase reste en suspens et pourtant les mots qui ont trébuché trouvent écho partout sur ses traits tirés : alors je m’inquiète.

@kieran halstead

Kieran savait que les difficultés liées à la gestion des élèves étaient un aspect du métier auquel il serait confronté un jour ou l’autre. Naïvement, il pensait pouvoir y échapper grâce à son rôle secondaire au sein de l’établissement, fuyant la responsabilité d’une classe et lui permettant, par extension, de se dédouaner de toute prise de décision. Il n’imaginait pas qu’il serait amené à être dans une posture aussi délicate, celle où il semble être le seul à se soucier d’une situation bien spécifique, l’amenant évidemment à douter de son impression – car la concrétisation de celle-ci obligerait justement à une prise de décision, un investissement qui, compte tenu de sa réserve, le terrorise plus que de raison. Lui aussi, il a essayé, un temps, de se convaincre que ses perceptions étaient erronées, que Tom traverse simplement une période compliquée qui n’a pas grand-chose à voir avec l’école, qu’à la rigueur la faute est à mettre sur les difficultés liées à l’adolescence, qu’on ne peut pas toujours définir avec exactitude. Peut-être aussi que son expérience personnelle l’a biaisé au point d’interpréter des situations qui n’ont pas lieu d’être ainsi décortiquées, et qu’il serait temps de régler ses propres difficultés avant d’en chercher chez les autres. Il a voulu rester silencieux, en d’autres termes, et c’est en prenant conscience de la manière dont il a voulu se persuader qu’il n’y avait pas de problème qu’il a réalisé qu’il y en avait un. Il a surtout réalisé qu’il préférait le rôle d’agaçant et d’étouffant professeur qui se fait des idées plutôt que celui de complice silencieux d’actes qu’il aurait pu dénoncer et arrêter à temps s’il avait daigné réagir. Il a bien trop souvent regretté que certaines personnes, à son époque, se complaisent dans ce rôle pour vouloir l’assumer aujourd’hui. Et puis, finalement, il a toujours été perçu comme particulièrement énervant et ennuyeux, Kieran, alors autant que ce soit pour une bonne raison, cette fois-ci.

Faire le premier pas n’implique pas qu’il soit particulièrement à l’aise dans la situation, alors qu’il n’a aucune idée de comment régler la chose au mieux. Bien sûr, il ne s’agit pour l’heure que de prémices et peut-être que les choses se règleront aussi vite qu’elles ne se sont arrivées, toujours est-il qu’il n’est pas vraiment le mieux outillé pour ce rôle de prof particulièrement impliqué dans l’exercice. Il prend la chose avec sérieux, mais les autres aspects, de la manière de l’annoncer à la mère de Tom au fait de s’oser à aller contre certains collègues et la direction ne sont pas des choses qu’il peut prétendre maîtriser, bien au contraire. Il n’y a qu’à voir la manière dont il accueille Alienor Bird, surpris par sa jeunesse alors qu’il a plus l’habitude de côtoyer des parents qui ont une bonne décennie supplémentaire au compteur. C’est quelque chose qui devrait l’apaiser ; il lui est parfois plus difficile de se faire entendre auprès de parents qui semblent se vanter d’avoir plus de bouteille que lui – mais c’est aussi extrêmement intimidant d’être à égal avec la personne qu’il vient de convoquer. Oui, c’est bien moi. Il se confond en excuses, n’ayant aucune envie que son commentaire puisse paraître déplacé alors qu’il doit plutôt s’assurer que la jeune femme soit disposée à l’écouter, et non pas à l’avoir dans le collimateur quelques secondes seulement après leur rencontre. Je fais plus jeune que mon âge. Et durant un instant, il se demande bien à quel âge elle a pu donner naissance à Tom, avant de se raviser ; là n’est pas le sujet et sa surprise n’a pas à prendre toute la place durant cette conversation. J’avais 20 ans quand j’ai eu Tom. - « Oh. » Alienor ajoute ce détail qui provoque sa surprise et qui l’amène à faire un rapide calcul, comprenant qu’effectivement, elle dénote avec les autres parents de ses élèves. « Pardon, je ne voulais pas être indiscret. » Il n’a pas posé beaucoup de questions, Kieran, au contraire, mais il ne peut s’empêcher de s’excuser, habitude apprise et gardée quand il se sent mal à l’aise, ou quand il a la foutue impression d’avoir agacé les gens autour de lui. Et même si cette femme ne lui donne pas de raisons de croire qu’il a pu l’énerver, il n’a pas de difficultés à imaginer que cela puisse être le cas – selon sa logique à lui, qui suit le fait de ne jamais, jamais déranger les autres.

Pourtant, c’est bien ce qu’il a déjà fait en demandant à la mère de Tom de se rendre jusqu’ici, et il ne va pas s’arrêter en si bon chemin alors qu’ils ne sont pas encore entrés dans le vif du sujet. Pour l’heure, il n’en est qu’au stade des suppositions, mais celles-ci sauront chambouler Alienor, qu’elles se concrétisent ou non. C’est sans doute ce qui l’amène à être aussi mal à l’aise, outre le fait qu’il continue de se questionner quant à une potentielle inquiétude qui n’est pas justifiée, il s’apprête surtout à être porteur de mauvaises nouvelles. Est-ce que… tout va bien ? Vous n’avez pas précisé le motif de la convocation dans votre message, alors… Alors elle est sans doute anxieuse, oui, et cela se comprend. Un instant, il veut faire les choses dans les règles de l’art en lui proposant un verre d’eau et de s’asseoir, mais il se ravise : la politesse a ses limites quand on s’attend au pire, et il préfère ne pas faire durer le suspense inutilement. « Vous vous doutez bien que je souhaite vous parler de Tom. » Il annonce, avant de reprendre aussitôt la parole : « J’ai remarqué qu’il a quelques... » Et cette fois-ci, il s’interrompt parce qu’il ignore quel terme choisir ; expériences faites de plusieurs parents qui ont jugé son choix de mot déplorable, mettant en avant que leur progéniture est irréprochable, mais que leur professeur, lui, pourrait sérieusement se questionner sur lui-même. « Difficultés… ? » Il opte toutefois pour un terme qui a déjà semé la discorde, mais qui lui semble adapté et suffisamment parlant, surtout. Il réalise que c’est peut-être la marche à suivre ; parler des choses avec un vocabulaire au plus près de ce qu’elles sont réellement plutôt que de vouloir être diplomate et d’être à côté du message. « Et donc, je me demande s’il s’est passé quelque chose de particulier, ces dernières semaines, à la maison, par exemple ? » Il poursuit, posant sa question tout en réalisant de la maladresse de celle-ci. Oui, lui demander de ne pas être diplomate est un exercice impossible à réaliser alors que, déjà, il se corrige, d’un ton peu assuré : « je veux dire, pas dans le sens où c’est forcément chez vous qu’il y a un souci, non-non, pas du tout, mais… peut-être que-qu’il s’est passé quelque chose, à l’extérieur de cet établissement ? » Quelque chose d’un peu moins pire que ce qu’il peut présager, par pitié.

@Alienor Bird

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Plus jeune, les remarques des inconnus la touchait. Leur étonnement en apprenant qu’elle n’était pas simplement la nounou – en même temps Tom était son portrait craché, personne ne pouvait le nier – la blessait par le passé. Plus encore, les commentaires mesquins, “Tu ne pourras pas profiter de ta jeunesse”, ”Pauvre enfant” murmurés dans les cours de récréation l’agaçaient. Même si Saul n’était pas forcément le père de l’année, elle recommencerait tout encore et encore s’il le fallait. Avoir un enfant avait été la plus belle aventure de sa vie. Difficile, certes, mais la plus belle.Des choix, certes, elle avait dû en faire depuis sa naissance. Mais était-ce vraiment des sacrifices si c’était pour le rendre heureux ? Son sourire valait toutes les sorties en boîte du monde. Et tant pis si, lorsqu’elle rencontrait un homme, ça durait rarement plus d’une nuit ou deux. De toute manière, le passé lui avait montré qu’elle n’était pas douée pour choisir ses amoureux.
D’un haussement d’épaule, elle balaie les excuses du professeur. Elle n’a simplement pas envie d’être vue comme une mère inexpérimentée. Après tout, qu’elle ait 30 ou 50 ans ne change rien ; elle a douze ans de vie avec son fils, autant d’expérience que les autres mères de ses camarades pour qui c’est le premier enfant. Et puis l’instinct parental est quelque chose auquel elle croit – elle le voit tous les jours à la maternité. Que l’on enfante à 15 ans ou 45 ans.

– Vu les regards que me jette la prof de maths, ça ne m’étonnerait pas que des ragots courent dans mon dos en salle des maîtres.

La mère sursaute, comme surprise de sa propre langue de serpent.

– Pardon, s’excuse-t-elle à son tour. Je ne voulais pas insulter vos collègues.

Avec la chance qu’elle a aujourd’hui, ladite enseignante est probablement la fiancée de celui qui l’accueille dans sa classe. Super, ce n’est certainement pas une brillante idée de se mettre à dos le prof préféré de son fils. Même si, dans les faits, elle a de la peine à imaginer ces deux-là en couple. Même simplement amis. Il y a quelque chose de foncièrement mauvais dans le regard de la mathématicienne qui ne concorde pas avec l’air un peu maladroit et désolé de son interlocuteur. À vrai dire, elle l’imagine, elle en tout cas, en couple avec personne. Exactement comme quand elle était adolescente et qu’avec ses copines elles classaient leurs professeurs dans la catégories célibataire à vie ou potentiel de fantasme. Des bêtises d’adolescente qui avait failli mal tourner quand leur enseignant d'anglais avait trouvé ladite liste… Heureusement, il avait dû être flatté d’être du bon côté puisqu’il s’était contenté de la jeter en leur adressant un coup d’œil. Plus tard le même jour, elles l’avaient surpris en train de prendre la main de leur enseignante de géographie au plein milieu de la cours. Enseignante qu’elle n’avait pas du tout placé dans la même catégorie… force était d’admettre que les profs aussi avaient une vie amoureuse, et qu’elle pouvait parfois être surprenante.
Celui qui se dresse devant elle, d’ailleurs, aurait sans nul doute vu son nom être glissé du côté des fantasmes puériles de la bande d’adolescentes. Même si ça, Alienor n’y fait pas vraiment attention, trop stressée sur les raisons de cette convocation. Qu’arrive-t-il à son fils ? Parce que oui, bien sûr, il ne peut s’agir que de lui, comme le confirme d’ailleurs le professeur.

– J’imagine bien que vous vous seriez pris autrement pour m’inviter à manger des sushis.

Pourquoi, mais pourquoi faut-il toujours qu’elle vire dans de – mauvaises – plaisanteries quand elle ne sait pas garder son calme ? Au boulot, pourtant, elle gère sans problème la tension, alors pourquoi tout semble exploser bizarrement dans sa tête dès qu’elle fait face à sa vie personnelle ? C’est complètement ridicule.
Heureusement pour les rougeurs honteuses qui picorent ses joues, il enchaîne et le suspens qui borde ses mots empêche ses pensées de continuer à s’éparpiller. Il parle de difficultés sans qu’elle puisse bien mettre une définition dessus. À la maison, pourtant, Tom n’a pas l’air bien différent de d’habitude. Ou est-ce elle qui est trop absente ? La culpabilité prend le pas sur toutes les autres émotions tandis qu’elle se creuse l’esprit pour savoir si quelque chose a pu impacter la vie tranquille de leur petit cocon.

– Non enfin… il a vu son père il y a un mois, mais ils se voient régulièrement. Enfin, je veux dire, ça fait longtemps qu’on est séparé, donc c’est pas nouveau. Il avait trois ans, c’est le moment où son père est sorti de prison, mais…

Elle prend soudain conscience qu’elle s’embrouillait commence à tourner l’anneau autour de son majeur, une bague qu’elle s’est offerte après son accouchement, sertie d’une tanzanite, la pierre de naissance de Tom. La jeune mère se demande ce que l’homme devant elle doit bien penser devant son discours décousu qui s’ajoute à la jeunesse déjà relevée.

– Son père a fait de la prison, mais c’était il y a longtemps et si on a fait le choix de ne pas lui cacher la vérité, on a toujours fait en sorte que ça ne l’impacte pas.Son cadre de vie est tout à fait stable et nous sommes bien entourés. Il n’y a aucune raison que les choses aillent mal, je ne comprends pas d’où pourraient venir ces difficultés dont vous parlez…

@kieran halstead Back to school - Kieran 3373067906

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