Le sommeil de Kieran peut s’avérer capricieux, mais, bien souvent, il n’a pas besoin d’en chercher la raison bien loin, alors qu’il est le coupable tout désigné. Qu’il soit resté planté devant un documentaire ou qu’il ait joué aux jeux vidéo jusqu’au petit matin, qu’il persiste à ressasser des pensées peu réjouissantes ou qu’il ramène du boulot à la maison, les raisons sont nombreuses pour un même résultat – qui tant à l’étonner, lui qui était, il n’y a pas si longtemps encore, du genre à ne jamais réussir à quitter son lit. Cette fois-ci, son repos a été malmené alors qu’il a longuement réfléchi à la manière d’aborder un sujet bien particulier. Lorsqu’il quitte son appartement pour rejoindre l’école, il réalise à quel point le sacrifice n’en a pas valu la peine alors que le constat est amer : aucune des options envisagées ne lui paraît idéale. Il faut dire que la situation est loin de se présenter sous le meilleur angle et, en ce sens, difficile de la rendre moins désagréable qu’elle ne l’est réellement. Il aurait pu mettre un mot dans le carnet de Tom, quémandant un entretien avec sa mère, mais il a trouvé la manière de faire un peu impersonnelle et pas vraiment appropriée, souhaitant, dans un premier temps, tenir Tom à l’écart de ses inquiétudes. Oh, bien sûr, Kieran s’est essayé à le questionner l’air de rien entre deux cours, sans obtenir grand-chose de l’ado si ce n’est un regard fuyant et un murmure lui donnant l’impression d’avoir trente ans de plus et une ouïe capricieuse. Alors il s’est résolu à laisser un message directement à la mère du principal concerné, proposant un créneau pour un rendez-vous tout en restant évasif quant à la nature de celui-ci. La manière de faire n’est pas de plus idéale, mais il s’y est au moins essayé, prenant la situation nettement plus au sérieux que les quelques collègues auxquels il s’est adressé dans l’espoir d’obtenir quelques conseils avisés. Il n’est plus un tout jeune professeur ici alors qu’il en est à sa troisième rentrée, mais jamais un cas comme celui-ci ne s’est présenté à lui – ou, il a été suffisamment étouffé pour ne pas arriver jusqu’à lui, une option qui devient malheureusement de plus en plus envisageable en considérant les réactions froides de ses collègues et de la direction. Kieran n’a pas vraiment eu de succès dans sa quête de soutien ; il s’est surtout heurté à des murs qui ont pointé du doigt son inquiétude démesurée.

Ce sont des gamins, ils se chamaillent, c’est normal.
Lâche l’affaire.
Il y a toujours des grosses têtes et des plus effacés, tu sais.
T’es du genre à appeler la police pour un pétard dans les chiottes, toi, non ?

Il a su mettre son habituelle réserve et sa peur de déranger de côté pour passer outre les agacements répétés de ses confrères, aidé par un drôle de sentiment dont il n’a guère l’habitude : celui d’être sûr de lui. Il n’arrive pas à s’ôter les différents indices de l’esprit. Tom qui est passé d’un élève studieux à démissionnaire en quelques semaines. Tom qui ne prend plus le moindre de ses conseils et qui tend même à le fuir plus que de raison, alors même qu’il était le premier à s’intéresser à son cours. Tom qui se referme de plus en plus alors qu’il n’hésitait jamais à participer. La liste est longue, elle est gribouillée quelque part sur son carnet, mais ce sont-là des détails dont il n’a pas besoin puisqu’il les connaît par cœur. Il était Tom, quand il avait son âge. Il sait les dégâts de telles réflexions et, surtout, les conséquences sur le long terme. Alors il a à cœur de faire les choses correctement vis-à-vis de Tom, pour que celui-ci ne subisse pas une situation qu’il ne connait que trop bien – d’autant plus lorsqu’elle dégénère.

Faisant les cent pas dans sa salle de classe, répétant silencieusement un discours qu’il n’a pourtant pas préparé, l’anxiété de Kieran monte à mesure que l’heure avance ; comment annoncer à une mère ses soupçons quant à la situation de son fils ? Et, surtout, comment peut-il en être si sûr alors qu’il n’y a aucun indice particulièrement flagrant aux yeux du reste du monde ? Tom ne se fait pas malmener dans la cour de récréation, n’a pas de bleus sur les bras, ne manque pas l’école – toutes ces choses gravissimes qui semblent être les seules raisons de tirer la sonnette d’alarme. Quelques coups contre la porte le font sursauter, tandis qu’il se tourne vers l’horloge et réalise à quel point le temps l’a trahi. Heu… bonjour ? Il inspire doucement, tentative ratée de se donner du courage. « Oh euh, oui, bonjour, entrez, je vous en prie. » Kieran tente de reprendre contenance, affichant un sourire pincé, tandis que son regard est avant tout attiré par la poignée que cette femme tient dans la main. Je suis navrée, la poignée m’est resté dans la main… Désolée pour mon retard aussi, j’avais une urgence avec le travail… Kieran balaie les explications d’un bref signe de la tête, non pas parce qu’il ne les considère pas, mais parce qu’elle n’a pas à s’excuser d’avoir une vie bien occupée – Tom est déjà resté quelques fois dans cette classe en attendant des nouvelles de sa mère. Et quand bien même, un simple coup d’œil à son allure stressée suffit à ne pas enfoncer le clou. « Ne vous inquiétez pas pour ça. » Il précise à voix haute, rajoutant rapidement : « autant pour le retard que pour la poignée, ça fait des semaines que je demande au service technique de faire quelque chose pour ça. » Il ajoute, tendant la main pour l’inviter à lui rendre cette poignée qui, à ne pas douter, se décrochera à nouveau dès le lendemain. « Et hm, merci d’être venue, madame… Bird, c’est bien vous ? » Et s’il demande confirmation de son identité, ce n’est pas tant par politesse que par étonnement, maintenant que son regard s’attarde sur elle et non plus sur l’objet du délit, et qu’il ne peut que constater une jeunesse qui dénote avec la plupart des autres parents. Est-ce que les parents de Tom ont envoyé la baby-sitter ? Cela expliquerait sans doute certaines choses, si le gamin est livré à lui-même la plupart du temps. « Désolé, c’est juste que… je veux dire, vous êtes, hm… jeune. » Il tente déjà de se rattraper pour ne pas donner l’impression d’être un professeur qui ne sait même plus à qui il donne rendez-vous, même s’il s’agit-là d’un commentaire dont il aurait dû se passer, désormais convaincu que son habituelle maladresse vient d’achever toute tentative de lui faire bonne impression.  

@Alienor Bird

Kieran savait que les difficultés liées à la gestion des élèves étaient un aspect du métier auquel il serait confronté un jour ou l’autre. Naïvement, il pensait pouvoir y échapper grâce à son rôle secondaire au sein de l’établissement, fuyant la responsabilité d’une classe et lui permettant, par extension, de se dédouaner de toute prise de décision. Il n’imaginait pas qu’il serait amené à être dans une posture aussi délicate, celle où il semble être le seul à se soucier d’une situation bien spécifique, l’amenant évidemment à douter de son impression – car la concrétisation de celle-ci obligerait justement à une prise de décision, un investissement qui, compte tenu de sa réserve, le terrorise plus que de raison. Lui aussi, il a essayé, un temps, de se convaincre que ses perceptions étaient erronées, que Tom traverse simplement une période compliquée qui n’a pas grand-chose à voir avec l’école, qu’à la rigueur la faute est à mettre sur les difficultés liées à l’adolescence, qu’on ne peut pas toujours définir avec exactitude. Peut-être aussi que son expérience personnelle l’a biaisé au point d’interpréter des situations qui n’ont pas lieu d’être ainsi décortiquées, et qu’il serait temps de régler ses propres difficultés avant d’en chercher chez les autres. Il a voulu rester silencieux, en d’autres termes, et c’est en prenant conscience de la manière dont il a voulu se persuader qu’il n’y avait pas de problème qu’il a réalisé qu’il y en avait un. Il a surtout réalisé qu’il préférait le rôle d’agaçant et d’étouffant professeur qui se fait des idées plutôt que celui de complice silencieux d’actes qu’il aurait pu dénoncer et arrêter à temps s’il avait daigné réagir. Il a bien trop souvent regretté que certaines personnes, à son époque, se complaisent dans ce rôle pour vouloir l’assumer aujourd’hui. Et puis, finalement, il a toujours été perçu comme particulièrement énervant et ennuyeux, Kieran, alors autant que ce soit pour une bonne raison, cette fois-ci.

Faire le premier pas n’implique pas qu’il soit particulièrement à l’aise dans la situation, alors qu’il n’a aucune idée de comment régler la chose au mieux. Bien sûr, il ne s’agit pour l’heure que de prémices et peut-être que les choses se règleront aussi vite qu’elles ne se sont arrivées, toujours est-il qu’il n’est pas vraiment le mieux outillé pour ce rôle de prof particulièrement impliqué dans l’exercice. Il prend la chose avec sérieux, mais les autres aspects, de la manière de l’annoncer à la mère de Tom au fait de s’oser à aller contre certains collègues et la direction ne sont pas des choses qu’il peut prétendre maîtriser, bien au contraire. Il n’y a qu’à voir la manière dont il accueille Alienor Bird, surpris par sa jeunesse alors qu’il a plus l’habitude de côtoyer des parents qui ont une bonne décennie supplémentaire au compteur. C’est quelque chose qui devrait l’apaiser ; il lui est parfois plus difficile de se faire entendre auprès de parents qui semblent se vanter d’avoir plus de bouteille que lui – mais c’est aussi extrêmement intimidant d’être à égal avec la personne qu’il vient de convoquer. Oui, c’est bien moi. Il se confond en excuses, n’ayant aucune envie que son commentaire puisse paraître déplacé alors qu’il doit plutôt s’assurer que la jeune femme soit disposée à l’écouter, et non pas à l’avoir dans le collimateur quelques secondes seulement après leur rencontre. Je fais plus jeune que mon âge. Et durant un instant, il se demande bien à quel âge elle a pu donner naissance à Tom, avant de se raviser ; là n’est pas le sujet et sa surprise n’a pas à prendre toute la place durant cette conversation. J’avais 20 ans quand j’ai eu Tom. - « Oh. » Alienor ajoute ce détail qui provoque sa surprise et qui l’amène à faire un rapide calcul, comprenant qu’effectivement, elle dénote avec les autres parents de ses élèves. « Pardon, je ne voulais pas être indiscret. » Il n’a pas posé beaucoup de questions, Kieran, au contraire, mais il ne peut s’empêcher de s’excuser, habitude apprise et gardée quand il se sent mal à l’aise, ou quand il a la foutue impression d’avoir agacé les gens autour de lui. Et même si cette femme ne lui donne pas de raisons de croire qu’il a pu l’énerver, il n’a pas de difficultés à imaginer que cela puisse être le cas – selon sa logique à lui, qui suit le fait de ne jamais, jamais déranger les autres.

Pourtant, c’est bien ce qu’il a déjà fait en demandant à la mère de Tom de se rendre jusqu’ici, et il ne va pas s’arrêter en si bon chemin alors qu’ils ne sont pas encore entrés dans le vif du sujet. Pour l’heure, il n’en est qu’au stade des suppositions, mais celles-ci sauront chambouler Alienor, qu’elles se concrétisent ou non. C’est sans doute ce qui l’amène à être aussi mal à l’aise, outre le fait qu’il continue de se questionner quant à une potentielle inquiétude qui n’est pas justifiée, il s’apprête surtout à être porteur de mauvaises nouvelles. Est-ce que… tout va bien ? Vous n’avez pas précisé le motif de la convocation dans votre message, alors… Alors elle est sans doute anxieuse, oui, et cela se comprend. Un instant, il veut faire les choses dans les règles de l’art en lui proposant un verre d’eau et de s’asseoir, mais il se ravise : la politesse a ses limites quand on s’attend au pire, et il préfère ne pas faire durer le suspense inutilement. « Vous vous doutez bien que je souhaite vous parler de Tom. » Il annonce, avant de reprendre aussitôt la parole : « J’ai remarqué qu’il a quelques... » Et cette fois-ci, il s’interrompt parce qu’il ignore quel terme choisir ; expériences faites de plusieurs parents qui ont jugé son choix de mot déplorable, mettant en avant que leur progéniture est irréprochable, mais que leur professeur, lui, pourrait sérieusement se questionner sur lui-même. « Difficultés… ? » Il opte toutefois pour un terme qui a déjà semé la discorde, mais qui lui semble adapté et suffisamment parlant, surtout. Il réalise que c’est peut-être la marche à suivre ; parler des choses avec un vocabulaire au plus près de ce qu’elles sont réellement plutôt que de vouloir être diplomate et d’être à côté du message. « Et donc, je me demande s’il s’est passé quelque chose de particulier, ces dernières semaines, à la maison, par exemple ? » Il poursuit, posant sa question tout en réalisant de la maladresse de celle-ci. Oui, lui demander de ne pas être diplomate est un exercice impossible à réaliser alors que, déjà, il se corrige, d’un ton peu assuré : « je veux dire, pas dans le sens où c’est forcément chez vous qu’il y a un souci, non-non, pas du tout, mais… peut-être que-qu’il s’est passé quelque chose, à l’extérieur de cet établissement ? » Quelque chose d’un peu moins pire que ce qu’il peut présager, par pitié.

@Alienor Bird

Oh, bien sûr, Kieran en a beaucoup entendu, dans la salle des maîtres, en un peu plus de trois ans d’exercice. Mais n’étant jamais convié à participer activement à de telles conversations – ce qui n’est pas un mal, à ses yeux – le trentenaire n’a eu que quelques bribes d’informations (qui se confondent facilement avec des commérages) ci et là sur lesquelles se baser. Et c’est justement parce que les portraits qui sont faits de différents parents, voire même de certains élèves, lui paraissent faussés par des opinions personnelles qu’il ne s’est jamais vraiment intéressé à ce qui pouvait bien se dire. Mais peut-être aurait-il dû mieux y prêter attention, tendre l’oreille plus régulièrement, sans quoi il aurait sans doute su qu’Alienor Bird a une bonne décennie de moins que les parents des camarades de son fils, et il n’aurait pas mis les pieds dans le plat au risque de paraître insultant. Car si paraître plus jeune que son âge peut effectivement être considéré comme un compliment, le fait qu’il doute de son lien de filiation avec Tom est certainement moins agréable. Et même si Kieran décide de se montrer transparent avec elle quant à la surprise qui fut la sienne, il se doute aussi que souligner sa jeunesse n’est pas une réflexion très professionnelle compte tenu les circonstances ; mais, pour sa défense, ce n’est pas lui qui s’occupe d’accueillir les parents lors des réunions annuelles (pour une très bonne raison, comme on peut le constater à cet instant). Vu les regards que me jette la prof de maths, ça ne m’étonnerait pas que des ragots courent dans mon dos en salle des maîtres. Sourire pincé en guise de réponse, il ne saurait confirmer ou infirmer la chose, même s’il sait aussi que ce n’est pas une réaction qu’il peut se permettre, rapport à une supposée neutralité à laquelle il tient, contrairement à la plupart de ses collègues – la prof de maths en tête de file, même s’il n’ira pas jusqu’à le souligner. Pardon. Je ne voulais pas insulter vos collègues. Kieran secoue doucement la tête par la négative, ajoutant avec un sourire contenu : « Je n’ai rien entendu. » Sans doute parce que lui aussi, il a très envie de les insulter, ses collègues. Il sait là-aussi que ce n’est pas une attitude très correcte de sa part, mais après trois ans à entendre que sa matière ne sert pas à grand-chose et que ses inquiétudes sont infondées, en plus de ne jamais avoir réussi à se faire une réelle place au sein de leur groupe, il est presque légitime à s’en agacer, même s’il a honte d’un tel ressentiment – raison pour laquelle il se contente de feindre l’ignorance pour donner suite aux propos d’Alienor.

J’imagine bien que vous vous seriez pris autrement pour m’inviter à manger des sushis. Kieran reste interdit une longue seconde, se contentant finalement d’un rire étouffé et gêné pour seule réponse, surpris d’une telle spontanéité. Et si ses collègues ont le don de provoquer son irritation, la femme qui se trouve devant lui suscite une forme d’intimidation à laquelle il n’est pas habitué. Oh, bien sûr, il est toujours mal à l’aise avec les autres, Kieran ; rien de nouveau de ce côté-là. Et s’il ressent une forme d’appréhension face à son honnêteté et son manque de filtre, il ne dirait pas que cela est aussi dérangeant qu’on pourrait le croire. Il y a quelque chose de presque amusant, à l’idée qu’elle se permette de telles réflexions, loin des convenances, alors qu’ils ne se connaissent pas autrement qu’au travers des quelques informations distillées par Tom. C’est intimidant, car cela implique aussi qu’il n’a aucune idée de la manière dont elle va réagir face à ce qu’il s’apprête à lui annoncer ; va-t-elle s’énerver ? Rejeter la faute sur l’établissement, peut-être même sur lui ? Ne pas le prendre au sérieux quant à ses hésitations, et lui rire au nez ? Être dans un déni le plus total ? Non enfin… il a vu son père il y a un mois, mais ils se voient régulièrement. Enfin, je veux dire, ça fait longtemps qu’on est séparé, donc c’est pas nouveau. Il avait trois ans, c’est le moment où son père est sorti de prison, mais… Il ne peut contenir sa moue surprise à cette annonce, n’ayant jamais eu vent de ce détail. Sans doute parce que c’est une information qui concerne les vrais professeurs, ceux qui s’occupent réellement des élèves, et non ceux qui s’amusent avec des crayons et pinceaux. Son père a fait de la prison, mais c’était il y a longtemps et si on a fait le choix de ne pas lui cacher la vérité, on a toujours fait en sorte que ça ne l’impacte pas.Son cadre de vie est tout à fait stable et nous sommes bien entourés. Il n’y a aucune raison que les choses aillent mal, je ne comprends pas d’où pourraient venir ces difficultés dont vous parlez… Son regard glisse sur l’anneau qu’elle fait tourner entre ses doigts, et s’il reste silencieux un instant, c’est autant par nécessité d’enregistrer toutes ces informations que par volonté de s’assurer qu’elle n’a plus rien à rajouter. « Comme je vous l’ai dit, et si ça peut vous rassurer, je ne dis pas que le problème vient forcément de la maison. » Et Kieran s’arrête, réalisant qu’il a posé un mot sur la situation, sans doute pas des plus adéquats. « Enfin, problème, j’en sais rien, peut-être que je m’inquiète pour rien, c’est sans doute le cas vu que les autres professeurs n’ont pas l’air d’avoir remarqué grand-chose lors de leurs cours. » Ou ils ne veulent pas le voir ; mais ça, Kieran n’ose pas le dire, considérant qu’il est sûrement plus dans le faux qu’eux, habitude liée à une dépréciation bien ancrée. « Si Tom a l’habitude de voir son père malgré les… circonstances, si j’ose dire, je ne vois pas pourquoi ça l’aurait impacté plus qu’une autre fois, même si, hm, j’ai conscience que c’est pas à moi d’avoir un avis sur la question vu que je connais rien de votre situation, je-bref, désolé. » Il expire un instant, tente de se recentrer. « Ce que je veux dire, c’est que j’ai remarqué de légers changements de comportement chez Tom. Peut-être qu’il se désintéresse juste de cette matière, et qu’il n’y a rien d’alarmant, mais… est-ce que vous le sentez… » Kieran hésite un instant quant à la formulation, se lançant avec une hésitation perceptible. « Moins intéressé par ce cours ? Ou par l’école de manière générale ? » Il demande, ajoutant rapidement, toujours dans une volonté de ne pas rendre le moment trop solennel, ni de poser un mot sur une situation dont il n’a pas encore tous les éléments : « Et même s’il ne s’est rien passé de particulier, vous le connaissez mieux que personne. Est-ce qu’il vous semble… un peu différent ? Plus distant, moins bavard, peut-être ? D’autres choses ? » Il conclut, restant silencieux par la suite, attendant le verdict d’Alienor, autant que sa réaction, avec appréhension.

@Alienor Bird

Kieran peut difficilement contenir sa surprise à l’entente de la réflexion qui attaque de plein fouet la prof de maths ; et ce n’est pas parce qu’elle lui est désagréable, mais parce qu’il ne peut que le reconnaître. À vrai dire, s’ils ne se rencontraient pas dans ce contexte, il aurait sans doute baissé le ton pour marmonner quelque chose comme « et s’il n’y avait qu’elle », se libérant ainsi du fardeau d’une opinion qui, jusqu’ici, lui semblait aller à contre-courant tant ladite prof réussit à se faire apprécier. Parfois, en salle des profs, il a l’impression d’être de retour à l’époque du lycée, chaque professeur représentant un stéréotype qu’il a rencontré au cours de ses études, de la reine des abeilles qui décide de la réputation de chacun à la tête de Turc chamaillée par les autres (inutile de préciser quel est le rôle de Kieran). Le constat n’est pas franchement pour le réjouir, d’ailleurs, alors qu’il a l’impression que si les années passent, les rôles distribués sont, eux, gravés dans le marbre et chaque génération y est confrontée, chacune son tour. C’est même sa crainte ; Kieran n’est pas assez stupide pour croire que le harcèlement scolaire disparaîtra totalement, mais il espérait que les gens y seraient plus sensibles qu’à son époque, et il y a quelque chose de révoltant à ce que le sujet soit prétendument d’utilité publique aujourd’hui, mais que les actions concrètes restent foutrement timides. Au lieu de ça, lors des pauses, on se félicite d’avoir passé le week-end à la plage, on se moque ouvertement d’un parent manquant soi-disant d’autorité, on s’exaspère d’un gamin en proie à des difficultés et on se tait quand certains entrent dans la pièce, entretenant une nature humaine qui n’est définitivement pas glorieuse.

Alors, contrairement à ce qu’il prétend, il a tout entendu, Kieran, et à défaut d’avoir pu être celui se permettant ses mots, il n’ira pas les rapporter plus loin – quel intérêt, de toute façon ? Ce n’est pas comme si on lui prêtait beaucoup d’attention, à lui et à ce qu’il a à dire, bien souvent jugé sans importance parce qu’il a appris que le silence et les banalités sont des manières de dissimuler la tempête qui gronde à l’intérieur de lui, et qui est de plus en plus violente depuis qu’il ressent ce sentiment d’injustice lié à la situation de son élève. Cette même situation qu’il n’arrive pourtant pas à évoquer sans s’emmêler les pinceaux (sans mauvais jeux de mots quant à sa matière enseignée), toujours craintif quant à la manière dont ses paroles pourraient être reçues. C’est justement au travers de telles hésitations, d’un tel malaise, que Kieran ressent le besoin d’agir ; parce que le harcèlement dont il a été victime durant la majeure partie de sa scolarité a façonné l’homme qu’il est devenu et on ne peut pas dire qu’il soit devenu la personne qu’il espérait. Peut-être que si les moqueries n’avaient pas été régulières dès qu’il ouvrait la bouche, il aurait aujourd’hui l’assurance de parler librement. Ses yeux bleus glissent sur la bague qu'Alienor fait tourner autour de son doigt et un instant, il est jaloux d’un tel grigri dont il aurait volontiers eu besoin. Et lorsqu’il se lance enfin, hésitant, peu clair et confus, Kieran tente autant de traduire de ses inquiétudes que de minimiser celles de la jeune femme – un paradoxe qui n’est pas évident à gérer. Je… Il s’est planté, bien sûr qu’il s’est planté ; n’importe qui saurait mieux s’y prendre que lui et le voilà à donner l’impression d’avoir l’assurance des gamins auxquels il enseigne – comment le prendre au sérieux, dans ce cas-là ? Vous savez, vous êtes son enseignant préféré, il parle souvent de vous à la maison. Tom adore le dessin, et il a même dit un jour que quand il serait plus grand il voudrait être galeriste, professeur de dessin "comme M. Halstead". Face au compliment, inattendu, les lèvres de Kieran se pincent légèrement pour former un rictus, mais un léger mouvement de sa mâchoire traduit de son effort pour garder le contrôle. L’heure n’est pas aux louanges, et de toute évidence, ça le met mal à l’aise, alors il est ravi lorsqu’Alienor ajoute : ou joueur de rugby, mais ça c'est parce qu'il venait d'aller voir un match avec sa marraine alors je ne suis pas certaine que ça lui reste en tête. Signe que les idées vont et viennent, et que Tom s’enlèvera la première sous peu. « Si je le vois organiser une mêlée durant les pauses, je vous tiens au courant. » Il rétorque, avec un léger rictus, avant de reprendre son sérieux. Du coup ça m'étonne qu'il puisse être moins intéressé par votre cours car vraiment… il n'y a aucune comparaison entre ce qu'il me raconte sur vos cours de ceux de vos collègues. Il finit par hocher la tête par réflexe, même si ça ne l’aide pas beaucoup dans la situation. Oh, bien sûr, il n’est pas insensible à tout ça, et savoir que Tom apprécie réellement (et toujours, surtout) son cours lui réchauffe le cœur, mais il se sent honteux d’en tirer une certaine satisfaction.  « C’est euh… bon à savoir, oui, merci. Je vous apprends rien si je vous dis qu’il est vraiment doué. » Il dit, baissant un instant la tête, la remerciant de reprendre la parole : Cela dit, maintenant que vous le dites… Depuis enfant il m'a toujours montré ses dessins et ses projets, c'est un enfant relativement timide, mais qui aime partager sa passion. Depuis quelques temps, il est plus secret, j'ai mis ça sur le compte de l'adolescence, mais si vous dites qu'il est différent aussi dans votre cours alors… Il est désolé qu’elle en arrive à son constat, même s’il craint de l’avoir induit avec son interrogatoire – peut-être que ses collègues ont raison, et qu’à chercher la petite bête, il va vraiment finir par se monter la tête, n’est-ce pas ? Alors je veux bien croire que vous avez raison, qu'il y a un problème… Et il aurait préféré avoir tort, bien évidemment, et une part de lui espère que c’est encore le cas, d’ailleurs. « J’ai pensé que, peut-être, il se désintéressait de cette matière, il ne serait pas le premier à abandonner les activités créatives pour quelque chose de plus… sérieux, j’imagine. » Il tique sur l’usage de ce mot, songeant à certaines réflexions sur cette matière, s’en voulant de lui-même la dénigrer, d’une certaine façon. « Mais ça n’a pas l’air d’être le cas, si j’en crois ce que vous me dites. » Et il le croit, après sa réflexion sur la prof de maths, il ne l’imagine pas adoucir la réalité pour faire plaisir à quelqu’un. « Si je vous ai demandé de venir, c’est parce que j’ai aussi remarqué qu’il était plus… renfermé ? durant les cours. » Il débute, laissant échapper un soupir nerveux et tentant de reprendre la parole rapidement, ne voulant pas s’arrêter sur cette lancée, convaincu que l’occasion d’ordonner ses pensées de manière à peu près cohérentes ne se représentera peut-être pas. « J’ai l’impression que le moindre encouragement est propice à saboter son travail, et il semble se contenter du strict minimum, ce qui ne m’aurait pas forcément alarmé dans d’autres circonstances, mais ça ne lui ressemble pas. » Ça ne ressemble pas à l’élève si impliqué, si créatif, qui lui permettait de trouver du beau dans ce métier qui n’est pas celui auquel il se destinait. « Il m’a l’air plus nerveux aussi, et ce n’est pas dans ses habitudes de vouloir manquer ce cours, mais dernièrement il demande de plus en plus souvent à s’absenter aux toilettes, et tend à traîner. » Pour être sur son téléphone, comme tous les ados quand on les en prive pendant plus de cinq minutes, a-t-il pu entendre de la part du prof de sciences. Sauf que Kieran ne croit pas à cette hypothèse. « Et je ne veux pas… je ne veux pas tirer de conclusions hâtives, mais je commence à me dire que si le problème ne vient pas de la maison, ni de ce cours, ni des autres si j’en crois mes collègues, peut-être faudrait-il voir ailleurs ? » Il interroge, question rhétorique alors qu’il ajoute, avec précaution : « du côté de ses camarades, peut-être ? » Il achève, peu sûr de lui, car elle l’a dit plus tôt : peut-être que ce n’est que l’adolescence, et cette période de transition et d’incertitudes qui causent bien des tracas à la plupart des concernés.

@Alienor Bird

Bien sûr qu’un tel compliment lui réchauffe le cœur ; mais Kieran aurait préféré l’entendre dans d’autres circonstances, plus propices à véritablement s’en réjouir (bien qu’il ne soit pas certain qu’il en aurait été capable, sa dépréciation reprenant toujours le dessus, à tel point qu’il aurait trouvé une raison pour justifier les paroles de Tom qui n’auraient rien à voir avec la qualité de son enseignement). Au contraire, le fait que Tom ait pu tenir un tel discours alors que son attitude va dans le sens d’un certain désintérêt quant à la matière n’est pas pour rassurer Kieran quant aux doutes qui l’habitent depuis quelques semaines. Ceux-là mêmes qu’il s’apprête enfin à révéler à Alienor, contre l’avis de ses collègues qui jugent son inquiétude disproportionnée. Si la mère de son élève en vient à penser la même chose, alors oui, il voudra bien croire qu’il s’est trompé et qu’il voit le mal là où il n’est pas, et ce sera son problème de rétablir une situation qu’il s’est imaginée de A à Z, se questionnant sur les raisons qui l’ont poussé à être aussi suspicieux. Dans le cas contraire… il n’est pas certain d’avoir la moindre idée de la marche à suivre, alors que ses avertissements ne se heurtent à aucune oreille attentive, et encore moins celles de la Direction, rendant toute cette situation nettement plus complexe. Mais, Alienor, elle, l’écoute avec une attention qui est naturelle puisqu’il s’agit de son fils, et loin de s’offusquer de la manière dont Kieran semble tourner autour du sujet pour ne pas avoir à poser des mots trop durs concernant celui-ci, elle lui laisse le temps d’expliciter les raisons qui l’ont amené à la convoquer ici aujourd’hui, avec la maladresse qui le caractérise et qu’il tente de dissimuler au mieux. Il n’a jamais été très doué dans le rôle du professeur sur de lui quant à ce qu’il enseigne et transmet à ses élèves, il n’a jamais été doué de manière générale pour toutes les interactions qui l’obligent à se confronter aux autres et à verbaliser quelque chose qui ressemble à une opinion. Ce qui, à cet instant, l’arrange bien alors qu’il ne peut s’empêcher de ressentir une pointe de colère à l’idée de gérer cette situation seul, sans personne pour l’épauler et, surtout, pour épauler Tom, le principal concerné par tout ceci.

Kieran prend la parole, la monopolise même, comme rarement il se le permet, listant les raisons pour lesquelles il s’inquiète pour Tom, des détails qui peuvent paraître insignifiants, voire ridicules (argument du prof de géo), mais qu’il justifie du mieux qu’il peut. Il se sent mal à l’aise, durant un instant, d’avoir porté autant d’intérêt aux faits et gestes d’un élève, toujours aussi peu sûr de lui et de ce qu’il s’ose à avancer à demi-mot. Pourtant, il aurait pu continuer la liste, celle-ci ne se limitant pas au seul sabotage de son travail et aux pauses allongées durant le cours. Il arrive en retard, aussi ; il l’a même retrouvé une fois caché dans la réserve de matériel de longues minutes après la sonnerie indiquant la fin de l’heure. Oh, il a aussi répondu avec un ton sec qui ne lui ressemble pas, et il a cru voir, la semaine dernière, les yeux humides de Tom quand il a annoncé que l’atelier terminerait exceptionnellement plus tôt et qu’ils auraient un bon quart d’heure de libre avant leur prochain cours. Toutes ces choses qu’il aurait pu dire, qu’il aurait dû dire pour accentuer son propos, mais il n’est pas cruel, Kieran ; il voit la détresse de cette femme et ne compte pas en rajouter une couche seulement pour se sentir plus à l’aise avec sa décision de la convoquer et son inquiétude à l’égard de Tom. Il aura d’autres occasions de lui présenter la liste, et l’idée n’est pas d’accentuer son état de choc alors que la situation apparaît déjà clairement. Je devrais discuter avec les parents de ses amis. À cette idée, Kieran secoue doucement la tête par l’affirmative, précisant : « Oui, je pense que vous êtes mieux placée pour ça. » Oh, bien sûr qu’il a songé à interroger les parents, peut-être même les élèves, autour de lui, avant de se raviser : il manquerait cruellement de sérieux de mener ainsi l’enquête et il éveillerait les soupçons de la même manière qu’il a éveillé ceux de ses collègues, avec lesquels les relations sont désormais tendues parce qu’il fouine là où ça ne le concerne pas. Peut-être que… Kieran perçoit bien la fragilité d’Alienor, tente d’en faire abstraction, non pas parce qu’il s’en désintéresse, mais parce qu’il ne voudrait pas l’embarrasser en pointant du doigt cette attitude qui, finalement, est parfaitement naturelle. Pardon ça… ça fait beaucoup d’un coup. Il pince les lèvres, secoue la tête, de gauche à droite, cette fois-ci. « Ne vous excusez pas. » À vrai dire, il y a quelque chose de réconfortant à ce qu’elle prenne la chose au sérieux, même si évidemment il aurait préféré ne pas être à l’origine d’un tel chamboulement. « C’est moi qui suis désolé, ça fait beaucoup d’un coup, en effet, et j’aurais sans doute pu être plus délicat. » Il songe, conscient de ne pas nécessairement avoir les codes pour préparer une telle annonce. Il aurait pu être plus brutal, c’est certain, mais il aurait sans doute pu être plus subtil, aussi. Je ne sais pas quoi faire. Le désarroi d’Alienor l’atteint, évidemment, et dans un premier temps il se contente d’un geste là aussi peu délicat, mais qui a le mérite d’être sincère lorsqu’il s’empare d’une boîte de mouchoirs posée sur son bureau pour la déposer à côté de la jeune femme, signe qu’elle peut se laisser aller si elle le souhaite. Il ne juge pas, pas plus ici qu’ailleurs. « Je sais que… je sais que c’est pas à moi de vous dire quoi faire. » Il débute, toujours aussi hésitant, pinçant les lèvres avant d’expirer un instant, reprenant la parole dans la foulée : « Mais si… si, je devais le faire, je vous dirais de ne pas changer grand-chose, d’être simplement la mère dont Tom a besoin et de le soutenir, qu’il vous parle de tout ça ou non. Ne forcez pas les choses, mais faites-lui comprendre que la porte est ouverte. » Il propose, marquant un instant de silence, avant de poursuivre : « Pour ce qui est de l’école, c’est mon domaine et c’est mon rôle d’être attentif à ce qui se passe ici. » Et d’essayer de mobiliser les personnes nécessaires, même s’il sait que la tâche sera difficile. « Mais, hm, oui, si vous pouvez un peu discuter avec les parents, ce serait bien. Et peut-être qu’on peut faire un point d’ici deux, trois semaines ? » Il aurait bien dit un mois, pour lui laisser le temps d’interroger les parents autour d’elle, mais il sait aussi que dans une situation comme celle-ci, il est préférable de ne pas attendre plus longtemps que nécessaire. Et, surtout, quelque chose lui dit qu’Alienor n’attendra pas longtemps avant d’aller aux renseignements.

@Alienor Bird