Un pari stupide perdu engendre souvent un défi à la con à réaliser. Il était pourtant sûr de lui, Akira. A moins que son jugement n’ait été altéré par la quantité d’alcool avalé. Sa tolérance n’est pas très élevée, malgré tout, il était certain de réussir à écrire un sms sans aucune faute de frappe après trois verres – bien chargés - de vodka. Echec critique, le second mot tapé était déjà mal orthographié tant sa vision devenait floue à mesure que les secondes s’écoulaient. Dommage. Au moins, ses amis ont bien rigolé et ils ont tous passé une bonne soirée. C’est ce qu’il faut retenir. Ça et le gage qu’Akira doit effectuer au cours de la semaine qui suit, sans faute. Et quel gage. Pendant deux jours entiers, le jeune Satō doit parler uniquement japonais à quiconque croise sa route et se faire passer pour un touriste face aux australiens dubitatifs qui ne comprendront sans doute pas un traitre mot qu’il prononcera.

Aujourd’hui, face à un homme originaire de la ville, son défi est lancé. Pour preuve de bonne foi, Akira garde son téléphone portable dans sa poche avec le mode enregistreur vocal activé. Ainsi, ses amis ne pourront pas lui reprocher de ne pas avoir joué le jeu. Le blond face à lui semble quelque peu désemparé alors que la langue japonaise glisse entre les lèvres d’Akira. Comme prévu, il joue le rôle d’un touriste qui a perdu son chemin, lui demandant de plusieurs manières différentes où se trouve le restaurant japonais le plus proche. Il change parfois de cible en mentionnant le cinéma ou en demandant quel est le meilleur restaurant de la ville. L’homme, un quadragénaire, ne cesse de lui répéter qu’il ne comprend pas en s'excusant inlassablement et en tentant des gestes pour s’essayer au langage des signes. Akira doit fortement se retenir de ne pas rire tant la situation est chaotique. L’ironie de la chose réside dans le fait que lui comprend tout ce qu’il raconte. « Vous savez, le Japon est un pays merveilleux, très différent de l’Australie. C’est pourquoi j’aimerais gouter les spécialités de votre pays. J’imagine que vous en avez ? Le contraire serait étonnant. » Lance-t-il, dans un japonais parfait à l’homme qui l’observe, totalement décontenancé et qui ne sait visiblement plus quoi dire. C’est qu’il est tenace, tout de même, cet inconnu. Il pourrait très bien envoyer balader Akira, lui indiquer une mauvaise direction au hasard mais non. Il persiste à rester en place et n’essaye même pas de fuir. Le jeune japonais ressent presque de la peine à le malmener de la sorte. Malgré tout, un pari reste un pari. Peut-être finira-t-il par se lasser pour aller vaquer à ses occupations, cet homme. Peut-être abdiquera-t-il. Visiblement, l’idée d’utiliser son portable avec le traducteur vocal de Google ne semble pas lui traverser l’esprit. Dommage parce qu’Akira n’est pas du genre à abandonner non plus.

En jouant la comédie de la sorte, Akira ne pensait pas être « pris à son propre jeu ». Après tout, quelle était la probabilité pour qu’il tombe sur une autre personne parlant le japonais à Brisbane ? Faible, à n’en pas douter. Mis à part sa famille, il ne connait pas grand monde maitrisant cette langue compliquée. Ce n’est définitivement pas la langue étrangère que les australiens apprennent en priorité. Ce qui n’a rien de très surprenant, le Japon n’est pas non plus la porte à côté. Au fond, il espérait que l’inconnu finisse par baisser les bras en lui indiquant une mauvaise direction qu’il n’aurait, de toute façon, pas suivie. Cependant, l’arrivée du jeune homme maitrisant l’une de ses langues maternelles change la donne. Et puis, autant l’avouer, c’est plaisant de communiquer en japonais avec d’autres personnes que sa famille. En dehors du Japon, qui plus est.

Le nouvel arrivant est-il japonais également ? A première vue, c’est assez difficile à dire, mais ça n’est pas impossible. Sous la surprise d’une telle interruption, Akira ne peut s’empêcher d’arquer un sourcil et de sourire légèrement. Le blond semble soulagé et toute la tension crispant ses épaules et sa mâchoire semble s’envoler instantanément. Pour un peu, il laisserait s’échapper un Thanks God entre ses lèvres. « Bonjour mon sauveur. » Glisse Akira, toujours dans la même langue depuis le début. Il doit se faire violence pour maitriser l’étirement de son sourire et ne pas se faire griller. Ce serait dommage après tant d’efforts. « Je cherche un endroit sympa où manger. Quelque chose de local, de préférence, mais peu importe. » Voyant les deux asiatiques communiquer facilement entre eux, le quadragénaire les salue brièvement et poliment avant de prendre la fuite à pas vifs sans demander son reste. Sans doute est-il soulagé que son calvaire prenne fin. Le suivant des yeux, Akira ne peut retenir davantage son rire. « Je crois que je l’ai effrayé. Ça doit faire au moins dix minutes que je lui tiens la jambe, le pauvre. » Une grimace à la fois coupable et amusée s’affiche quelques secondes sur les traits de son visage. Sa patience a semble-t-il été usée jusqu’à la corde. On ne peut pas lui reprocher de s’enfuir à la première occasion.

Et maintenant ? Akira doit-il continuer son stratagème ? Il hésite mais poursuit tout de même. Pour au moins quelques minutes. Comme toujours, ses mains trouvent refuge au fond de ses poches. « Tu viens d’arriver ? Première visite ? Tu viens d’où ? » Les questions s’enchainent vite mais la curiosité du jeune Satō est très vite titillée. Cet homme est-il ici en vacances ? Pour du travail ? Pour rendre visite à de la famille ou des amis ? Beaucoup de questions se bousculent dans sa tête alors qu’il continue de l’observer en penchant légèrement la tête sur le côté, réellement intéressé par les réponses qu’il attend. Au final, le sauveur ne sera peut-être pas celui qui semblait tout désigné pour ce rôle.

C’est plutôt cocasse de se retrouver dans ce genre de situation. Akira le natif de cette ville qui demande son chemin à un nouveau venu. Les rôles sont inversés. Si le quadragénaire a pris ses jambes à son cou sans demander son reste dès que l’occasion s’est présentée, l’autre est toujours là. Conseiller un endroit quand on ne connait pas la ville relève de l’impossible sans l’aide d’internet. Akira se sent presque coupable de confronter l’homme, fraichement débarqué dans le pays, à ce genre de situation. D’autant qu’il a l’air sympathique – et même un peu perdu et désemparé ? Glissant ses mains dans ses poches, Akira récupère son téléphone portable pour couper l’enregistrement devenu inutile. L’inconnu semble désolé par la fuite de l’homme mais ça n’a pas grande importance. La plaisanterie a assez duré. Le but n’est pas de rendre qui que ce soit mal à l’aise. « C’est pas très grave, t’en fais pas. » Parce qu’au final, le jeune japonais ne cherche absolument pas son chemin. Il est sans aucun doute celui qui connait le mieux la ville entre les deux. « T’as voyagé dans beaucoup de pays ? » Evidemment, la curiosité du japonais est titillée. Akira ne manque pas l’occasion de rebondir sur sa remarque. Maintenant qu’ils sont tous les deux, pourquoi ne pas faire un peu connaissance ? Surtout quand on sait que l’inconnu vient à peine de débarquer, semble-t-il. Peut-être ne connait-il encore personne ici.

Du moins, mis à part ce cousin qu’il mentionne. « Ce sera pas nécessaire, t’inquiète pas. » Inutile de le déranger pour rien. Parce qu’au final, Akira connait bien mieux la ville qu’il ne le laisse paraitre. Son pote du moment commence à effectuer quelques recherches sur son téléphone, le fils Satō ne daignant pas le couper dans son élan. Au lieu de ça, il préfère lui poser quelques questions pour satisfaire sa curiosité. Est-ce de la nervosité qu’il perçoit dans le geste de l’autre asiatique ? Ou simplement de la gêne ressentie suite à des questions peut-être trop personnelles de la part d’un inconnu ? Toujours est-il que malaise ou non, il finit par répondre à ses questions. « Ah ouais c’est super récent. » La surprise s’affiche sur les traits du visage d’Akira. L’inconnu vient littéralement de débarquer. Il avoue également être coréen, donc non japonais malgré sa très bonne maitrise de la langue. Phrase d’ailleurs prononcée dans une langue qu’Akira ne maitrise pas mais au moins reconnait-il le nom de la capitale. La déduction n’est ensuite pas difficile. A mesure que les mots s’alignent, le jeune Satō hoche la tête pour acquiescer et noter mentalement toutes les informations qu’il lui fournit. « Moi c’est Akira, enchanté, Sung-Jin. Je pensais que tu étais japonais mais je me suis trompé. » Il faut bien reconnaitre que n’importe qui aurait pu se faire avoir.

Les questions gagnent en précision et la supercherie va devoir bientôt cesser. A quoi bon pousser la plaisanterie plus loin ? Ça n’a plus vraiment de sens. « J’ai de la famille à Tokyo, principalement, et aux alentours de Kyoto et dans différents coins du Japon. J’y vais régulièrement pour leur rendre visite. » Il s’arrête, prend une petite pause avant de poursuite, une légère grimace affichée sur les traits de son visage. « En fait, je suis né ici. Mes parents tiennent un resto en ville. Et forcément, je maitrise parfaitement l’anglais. J’ai perdu un pari à la con avec des potes, je devais me faire passer pour un touriste un peu paumé. » Sa grimace s’accentue quelque peu. « Hum, désolé ? » Au fond, il ne voulait pas le rendre mal à l’aise ou quoi que ce soit de ce genre. Ce n’était qu’une blague. Son sourire finit par revenir sur ses lèvres. « Il faut voir le bon côté des choses, finalement, c’est moi qui peux te servir de guide et pas l’inverse. Je connais plutôt bien la ville, si jamais tu cherches quelque chose. » Il y est né, ce serait dommage qu’il ne connaisse pas d’endroits sympas. « Merci d’être intervenu, en tout cas, c’était cool de ta part et t'étais pas obligé. Tu viens de débarquer apparemment, alors si je peux t’aider pour quoi que ce soit, n’hésite pas, Sung-Jin. » Un petit rire s’échappe de ses lèvres face au comique de la situation. « On échange nos rôles au final. »