Un Samedi soir comme un autre. 21h. La moto de Levi arrivait en trombe devant la boite de nuit la plus connue de la ville. Le ZX-6R noir et or vint se garer aux côté des autres deux roues alors que l'homme posait le pieds à terre. Coupant le contact, il retira gants et casque d'un geste machinal. Posant le tout sur le réservoir juste devant lui, il replaça ses cheveux au reflet de son rétroviseur. C'est alors qu'il entendit des rires moqueurs. "Mais oui Tinto, t'es beaux ! On peut y aller maintenant?" Lança une jeune femme en s'avançant vers lui. Plus loin, deux couples riaient de bon cœur. C'est vrai qu'il faisait le coup à chaque fois. Il esquissa un sourire franc. Pas gêné le moins du monde. " Si je n'avais pas été comme ça, tu n'aurais jamais atterris dans mon lit ! " Lança t-il avec une réparti sans pareil. Il s'adressa alors au conjoint de la femme à qui il venait de s'adresser. "Désolé bro' " Lança t-il alors avec un clin d'œil à l'adresse de son ami qui s'était approché pour lui asséner un coup mérité dans l'épaule. Très fortement amorti par les coques de protection de son blouson. L'homme riait néanmoins. C'était il y a bien longtemps et Levi avait toujours été assez franc pour ne pas le cacher.

"Bon, prêts à faire la fête? J'ai pas besoin d'autre chose!" Assura Levi des plus enthousiaste en entrant dans la boite de nuit, laissant son blouson, son casque et ses gants au vestiaire. Il avait néanmoins pris soin de glisser portefeuille, téléphone et clef de moto dans les poches de son jean noir ajusté. Sa chemise blanche impeccable avait prit un teinte agressive avec les lumières bleues de la salle. Ajustant sa montre, il se fraya un chemin jusqu'au bar, au côté de son groupe d'amis. "Je paie la première, qui prend quoi?" Il récupéra alors les commandes de tout le monde et les distribua. Il était ici comme un poisson dans l'eau. Il était un client régulier.  Il avait opté pour un rhum tonic. Ce qui fit beaucoup rire l'un de ses amis. "Hey le Colombiano là, tu peux pas boire autre chose que du rhum et du café hein?" Avait t-il lancé sur le ton de la plaisanterie. "Tu dis ça parce que t'es irlandais? Soit pas jaloux garçon !" Lança machinalement Levi en Espagnol avant d'éclater de rire. Bon, en vérité, il n'y avait pas plus australien que Levi. Après tout, il était né ici. Ses amis faisait mention des origines de son père qui avait eu l'intelligence de lui apprendre la langue de son pays. Une de moins à apprendre à l'école.  

Son regard clair balaya la piste de danse déjà bien pleine à cet heure. Un mauvais remix de "Titanium" était diffusé. Sa main gauche se crispa soudainement sur son verre. S'il y avait une chose que peu de gens pouvait soupçonner c'était bien que malgré le fait que Levi ai toujours eu un penchant pour le monde de la nuit et les fiestas à n'en plus finir, il y avait un hic: La foule. S'il n'était pas agoraphobe au sens propre du terme, il n'avait pour autant jamais été très à l'aise. Et là, il était encore trop sobre pour l'ignorer totalement. Un paradoxe probablement ridicule. Mais il avait appris à se gérer. Inspirant profondément, il rejoignit la table où avait pris place son groupe d'amis. Portant son verre à ses lèvres, il le posa sur la table d'un geste sec, attrapant deux de ses amis avec ses mains désormais libre, il les tira de la banquette avec facilité. "Hop on se bouge, je suis pas venu là pour prendre racine". Lança t-il toujours aussi enjoué. Levi était comme ça. Il parle fort, il prend de la place, il s'impose. Il ne passe pas inaperçu. On aime ou pas.

Sa main se glissa sur la hanche de son ami qui le pinça aux côte pour le faire lâcher. "Arrête ça, tu sais que j'ai horreur de ça". Rétorqua le jeune homme à priori bien trop hétéro. Il avait néanmoins rit, c'était un rituel bien rôdé. "Fait pas ton rabat joie Jack !". le côté irlandais? N'en déplaise à Levi qui avait désormais à son bras une jeune femme dont il ne connaissait absolument pas le prénom. Comment était elle arrivé là d'ailleurs? Il avait haussé les sourcils, adressant un clin d'œil à ses amis qui le regardait faire en riant. Sacré Levi hein?

Impossible de savoir combien de temps s'était déroulé. Une heure? Quelque chose comme ça. Levi regarda sa montre. C'était à peu prêt ça. 1h et deux verres de Rhum plus tard, il avait reprit place sur la banquette. Son groupe d'amis était parti danser, ou faire il ne savait trop quoi, il en avait perdu un de vue. Il soupira. De nouveau sa main se crispa sur son verre. Il reprenait conscience de la foule. La musique entêtante lui perforait les tympan, il ne l'avait pourtant pas franchement écoutée jusque là. Il inspira profondément avant de se lever pour sortir sur la terrasse extérieur. A l'exception de quelques fumeurs, elle était déserte. Levi s'appuya sur les rambardes qui la bordait. Son regard se tourna vers le ciel alors qu'il levait la tête. Sa tête tournait légèrement. Ce n'était pas l'alcool. Entrelaçant ses doigts pour faire passer les fourmillement, il patienta. Ca passerait, comme toujours.

Quarante-quatre ans. C’est ce que lui criait son reflet dans le miroir des toilettes, sous une lumière froide et crue qui semblait offrir des promesses vaines. L’éclat artificiel des néons rendait son visage plus dur, accentuant les rides et les signes du temps. Autour de lui, des jeunes hommes pavanaient, se redressant devant les miroirs comme des coqs en pleine parade, leur confiance éclatante et insolente. Ils se lançaient des regards victorieux, parlaient à voix haute de leurs conquêtes de la soirée, leurs paroles ponctuées de rires gras. Pour eux, femmes et hommes n’étaient que des trophées éphémères, des marchandises qu'ils consommeraient avant de les oublier dès le lendemain matin. Et lui ? Qu’avait-il l’air de faire au milieu de tout ça, à son âge ? Debout, silencieux, au cœur de cette jeunesse bruyante et arrogante, il se sentait étranger, presque invisible. Son regard se posa de nouveau sur son reflet. Il essaya d’esquisser un sourire, mais ses lèvres restèrent figées. Il n’arrivait pas à le forcer, ce sourire qui lui venait autrefois si naturellement. Les années semblaient peser sur ses épaules, lourdes de souvenirs, de regrets peut-être, ou simplement de ce temps qui filait plus vite qu’il ne l’aurait voulu.

Les autres, avec leur peau lisse et leurs yeux brillants d’une insouciance encore intacte, lui rappelaient ce qu’il n’était plus. Ou peut-être ce qu’il n’avait jamais vraiment été. Il se tenait là, seul dans cette salle de bain où les échos de leurs conversations superficielles se heurtaient aux murs carrelés, et il se demanda, l’espace d’un instant, ce qu’il cherchait encore ici. À quoi bon ? Son ex était partie sans un mot, laissant derrière lui un vide qu’il ne savait comment combler. Ce départ avait creusé un gouffre en lui, et Kipplin n’était pas certain de comprendre ce qui s’était réellement passé. Encore moins de savoir comment réparer cette fracture silencieuse. Il finit de se laver les mains, puis, dans un geste presque mécanique, il passa son visage sous l’eau froide. Le choc de l’eau contre sa peau le réveilla à peine. Il sortit des toilettes et s’engouffra de nouveau dans la foule. La salle vibrait, respirait comme un seul être. La foule se gonflait et se vidait en cadence avec la musique, les basses assourdissantes frappant contre sa poitrine comme des coups de massue. Autour de lui, les corps sautaient, se déhanchaient, et Kipplin se sentait de plus en plus étranger à cette énergie frénétique. Comme s’il regardait un spectacle auquel il n’appartenait plus. Chaque pas qu’il faisait dans cette marée humaine semblait l’éloigner un peu plus de ce qu’il avait été, ou de ce qu’il croyait devoir être.

Avec un soupir résigné, il se fraya un chemin jusqu’au bar, esquivant les rires et les bras levés des danseurs. Il commanda un cocktail à base de vodka. Le liquide brûlant glissa dans sa gorge avec une familiarité presque réconfortante, mais insuffisante pour chasser ce malaise grandissant. Il se dirigea vers l’extérieur. Le coin fumeur était désert, abandonné, et Kipplin en fut soulagé. Il inspira profondément, savourant l’air plus frais, loin de l’étouffement de la salle. Une grande gorgée de son cocktail lui réchauffa la poitrine alors que son regard se perdait dans la nuit. C’est là qu’il l’aperçut.

Un homme se tenait non loin, seul, lui aussi. Il avait cette silhouette qui attirait l'œil sans trop chercher à le faire, une présence discrète mais marquante. Quelque chose chez lui retint l’attention de Kipplin. Il le trouva immédiatement séduisant, même si un peu trop jeune à son goût. Pourtant, ce n’était pas tant l’attirance qui le poussa à s’approcher, mais plutôt cette sorte de connexion silencieuse entre deux solitudes. Il s’avança sans arrière-pensée, et s’appuya contre le mur, le dos tourné à la ville, afin de mieux observer l’homme sans paraître intrusif. « Bonsoir, » lança-t-il, sa voix calme et posée, brisant le silence tranquille du coin fumeur. Il fit tenir son verre à pied en équilibre sur le rebord, sortit une cigarette de sa poche et tendit le paquet au jeune homme en une invitation silencieuse à en prendre une. “Kipplin.” Une présentation sommaire certes, mais qui avait le don d’aller à l’essentiel dans ce lieu ou seul l’éphémère était recherché.

A mesure que les minutes passaient, les symptômes s'estompent légèrement. Ca avait toujours été compliqué pour lui de comprendre comment il pouvait autant mentalement adorer quelque chose que son corps répugnait. C’est dans un soupire qu’il acheva sa réflexion sur le sujet, tentant de se calmer. Sur son visage demeurait une apparente maîtrise, mais son rythme cardiaque, les fourmillement - bien que minime désormais - eux, étaient bien présents et lui rendait la vie parfois compliquée. Ceci étant dit, il y avait bien plus grave dans la vie que de ne pas pouvoir faire la fête dans la foule plus d’une heure ou deux d’affilée.

Mais bientôt, il perçoit une présence non loin de lui. Le forçant presque à détourner son regard du ciel pour le tourner vers l’intru. Intru n’était pas un mot qui résonnait souvent dans l’esprit de Levi, qui avait cette faculté à se lier avec tout le monde sans condition de statut, de resource, de sexe, d’âge ou d’apparence. Habituellement, son cœur était assez grand pour accueillir la tête entière, au moins quelques minutes. Mais là, il n’était pas au mieux de sa forme et son capital sympathie en prenait peut-être un coup.

C’est pourquoi son regard clair sembla presque réprobateur lorsqu’il le dirigea vers Kipplin, puisqu’il venait de se présenter ainsi. Il n’avait rien contre cet homme. Au demeurant très charismatique. Mais il n’était pas certain de pouvoir retrouver le calme en sa présence. Très fier, il ne pouvait pas non plus lui avouer son instant de faiblesse relative. Il se contenta donc d’expirer profondément, dans le but de retrouver une tension correcte. Ce qui n’eut pas grand effet à vrai dire. « Bonsoir » Prononça t-il malgré tout d’une voix peu colorée, bien loin de son habituelle manie de parler plus fort que les autres.

Un simple rictus naquis au coin de ses lèvres en guise de sourire. Là tout de suite, il n’arrivait pas à faire mieux. L’angoisse ne le quittait pas, bien qu’il tente de se raisonner par tous les moyens. « Levi »Articula-t-il finalement autant que possible, pris de légères nausées. Son regard glissa sur la cigarette tendue. Il ne fumait pas. Et en fait, là c’était pas non plus le meilleur moment pour s’y mettre. Mais l’intention était aussi louable que généreuse. « Non merci, t’es sympa…Mais là je crois que j’ai plus besoin d’un verre d’eau » Admit-il.

Son teint quelque peu blafard, camouflé par la lumière peu présente, trahissait quelque chose. C’était quasiment certain que cet homme allait penser qu’il était un poivrot. Bon, en soit, il n'était pas complètement clean non plus. Mais c’était pas ça et il le savait très bien. « Excuses moi, je suis pas au top là. » Précisa Levi comme si c’était d’une extrême nécessité. N’importe quelle personne un peu observatrice s’en serait rendue compte. Et là tout de suite, il priait pour qu’aucune de ses potes n’ai la bonne idée de venir le chercher pour le tirer à l'intérieur. Il n’en avait tout simplement pas la force. Et s’il savait faire bonne figure, il avait aussi ses limites. « Toi aussi t’avais besoin d’un peu d’air? » acheva Levi dans une vaine tentative de se changer les idées.

Grâce à son travail — ou à cause, tout dépendait de quel côté de la ligne on observait les faits — lire et maîtriser les émotions des autres était devenu une seconde nature pour Kipplin. C’était presque une obligation. Ses yeux bleu pâle, bien que fatigués, captèrent immédiatement le mal-être du jeune homme qui se tenait devant lui. Il espérait sincèrement que ce n'était pas lui qui en était la cause. D’un geste tranquille, il glissa un tube de tabac entre ses lèvres fines et l’alluma sans prononcer un mot. À vrai dire, il n’était pas un gros fumeur. C’était même un geste rare, réservé à des occasions tout aussi rares, comme celle-ci, Kipplin sortait rarement et encore moins seul. La première bouffée de fumée s’éleva paresseusement dans l’air nocturne, formant des spirales lentes et hypnotisantes sous les lumières tamisées de la terrasse. Ses prunelles, deux billes d’azur intense, ne quittaient pas l’homme devant lui.  Kipplin esquissa un léger sourire, mais resta silencieux, préférant lui tendre une cigarette sans un mot. « Levi. Non merci, t’es sympa… Mais là, je crois que j’ai plus besoin d’un verre d’eau. » Kipplin  acquiesça en silence et se redressa, reposant doucement la cigarette, dont les volutes de nicotine continuaient de se consumer lentement dans l’air lourd de la terrasse. « Je vais te trouver ça, » dit-il d’une voix douce. Bien qu’aimant parfois jouer les divas avec ses airs détachés, Kipplin avait un cœur en or. Aider les autres, surtout ceux qui semblaient perdus comme Levi ce soir, c’était une mission qu’il s’était imposée, même si cela ne lui plaisait pas toujours de l’admettre.

Il rentra de nouveau dans le club, et aussitôt la chape de plomb s’abattit sur lui : chaleur suffocante, bruits assourdissants, odeurs enivrantes. Tout semblait l’agresser. La musique, martelée par des basses vibrantes, lui percutait les tempes tandis que l’odeur âcre de la sueur se mêlait à celle, collante, des parfums bon marché. Les néons roses qui éclairaient l’espace d’une lueur crue lui arrachaient presque les yeux. Mais il avait une mission à accomplir, et comme un marin fend la houle, il se fraya un chemin à travers la foule dense, esquivant ici une épaule, là un bras qui s’élevait pour commander un autre verre. Arrivé enfin au bar, il patienta. Derrière le comptoir, les barmen étaient assaillis de toutes parts, envoyant verres et bouteilles dans un ballet précis mais frénétique. Les éclats de voix, des rires éraillés par l’alcool et des exclamations résonnaient tout autour de lui. Une jolie brune au visage en forme de cœur s’approcha finalement, inclinant la tête vers lui pour prendre sa commande. Ses yeux maquillés s’écarquillèrent légèrement lorsqu’il demanda un simple verre d’eau. Elle plissa les paupières, incertaine d’avoir bien compris. Il faut dire que dans ce genre d’endroits, les demandes de sobriété étaient rares. « Un verre d’eau, » répéta-t-il, sa voix calme tranchant avec l’agitation ambiante. Elle haussa les épaules, visiblement surprise, mais s’exécuta sans commentaire. Elle remplit un grand verre, y ajoutant quelques glaçons qui tintèrent contre les parois. La condensation se forma aussitôt sur le verre, et à cet instant, Kipplin ressentit une envie presque viscérale de s’immerger dedans, tant il faisait chaud dans le club.

Le verre en main, il repartit, slalomant à travers la marée humaine. Une pression douce contre son bras le fit tourner la tête. Une femme, peut-être tout juste la trentaine, s’était rapprochée de lui, un sourire éblouissant accroché aux lèvres. Son parfum sucré envahit l’espace entre eux, mélange de vanille et de quelque chose de plus capiteux, presque enivrant. Kipplin sourit à son tour, un rire léger s’échappant de sa gorge, mais il continua sa route sans s’arrêter, préférant ne pas s’attarder sur cette rencontre. De retour sur la terrasse des fumeurs, qui s’était vidée de quelques âmes depuis son départ, il tendit le verre d’eau à Levi avec un sourire discret.  Kipplin reprit sa cigarette, à moitié consumée, et la porta de nouveau à ses lèvres pour en tirer une longue bouffée. La fumée, chaude et âcre, emplit ses poumons avant de s’échapper en un nuage gris. « J’espère que ça va te faire du bien, » dit-il, un sourire compatissant dans la voix.

Levi espérait que ça passerait rapidement. C’était habituellement le cas, mais pour le coup, il ne savait jamais trop à l’avance pour combien de temps il en avait. Il est vrai qu’il aurait pu tout simplement arrêter de se méler à la foule. Stopper son habitudes des soirées. Mais ca n’était pas dans son ADN de tout arrêter à la première difficulté. Et ce n’était clairement pas quelques fourmillements qui allaient l’empêcher de vivre. Certainement pas.

L’homme qui se tenait là ne semblait pas enclin à se foutre de sa gueule. C’était déjà une bonne chose, il ne l’aurait pas laissé faire. A la place, il se proposa pour aller lui chercher un verre d’eau. Levi haussa un sourcil en le suivant du regard alors qu’il s’éloignait en direction de l’interieur du bâtiment, visiblement bien décidé à mener sa quête. C’était généreux de sa part. Levi le soulignait. Tout le monde ne l’aurait pas fait. D’autant plus qu’ils ne se connaissaient absolument pas. Et alors qu’il revint avec le Graal, Levi lui adressa un sourire franc.  « Merci! T’es sympa. J’imagine qu’ils t’ont un peu jugé au bar. » Reprit Levi en ricanant quelque peu, bien que son teint soit toujours un peu blafard. Connaissant bien les lieux, et surtout le milieu de la nuit, il savait qu’une commande aussi “plate” qu’un verre d’eau faisait en principe très mauvais effet. Il prit le verre d’eau et le vida d’un trait. Le reposant sur le parapet de la terrasse. « Au cas où l’envie te prendrait de me juger, je ne suis pas déchiré hein. Regarde! » Lança t-il alors en se mettant sur un pied sans perdre l’équilibre. C’est en riant qu’il reprit son équilibre avant de s’étirer sans aucune gène.

Levi n’avait jamais été un homme réservé. D’aucun le jugerait même un peu trop bavard. Même malade, il trouvait encore le temps de raconter des conneries. « Mon cerveau décide parfois que je n’aime plus la foule. C’est un peu un comble quand on sait que je passe mes nuits en soirée.  » Précisa-t-il en un haussement d’épaule. S’il n’était pas 100% clean, ce n’étaient pas les deux verres d’alcool qui obscurciraient son jugement. Mais oui, l’eau lui avait fait du bien.

Son regard détailla l’homme qui lui faisait face. Il ne parvenait pas à lui donner un âge, mais il trouvait élégant. Pas forcément le genre à rester seul sur la terrasse d’une boîte de nuit. Il haussa un sourcil. « Mais toi alors, pourquoi tu es venu ici?  » Perspicace, Levi avait toujours le don d’être aussi extrêmement dépourvu de tact.

« De rien. » C’était vrai que ce n’était rien. Kipplin était venu dans ce club, seul, sans espoir ni objectif particulier. Alors, aider quelqu’un, même brièvement, c’était déjà une petite victoire. Une soirée arrachée au vide qui menaçait parfois de l'engloutir tout entier. Il récupéra la cigarette qu’il avait laissée se consumer à moitié sur la rambarde du balcon fumeur, observant distraitement la fine traînée de cendres s'effriter et disparaître dans le vent. L’air frais de la nuit, chargé d’humidité, apaisait son esprit, une brise légère venant adoucir la moiteur oppressante de l’intérieur du club. Là-bas, sous les lumières tamisées et clignotantes, l’air se saturait vite de sueur, de chaleur humaine et des vapeurs d’alcool bon marché. Ce mélange agressait ses sens à chaque fois qu’il y mettait les pieds, le prenant à la gorge. Mais ici, sur le petit balcon exigu, il pouvait enfin respirer pleinement. Ironique, pensa-t-il, que l’espace réservé aux fumeurs soit l’endroit le plus respirable du bâtiment. Il porta la cigarette à ses lèvres et tira une longue bouffée. Le bout incandescent éclaira brièvement ses traits fatigués, sculptant des ombres éphémères sur son visage marqué par les années et le poids des responsabilités. La fumée chaude descendit le long de sa gorge, un mélange réconfortant et toxique. Il esquissa un sourire, infime et presque imperceptible, en repensant au jeu de mots involontaire de Lévi. Juger. Un juge. Kipplin trouvait cela étrangement fascinant, une ironie du langage à laquelle il s’accrochait dans ces instants suspendus.
Son regard se perdit brièvement vers la rue en contrebas, où quelques passants traînaient encore, luttant contre la nuit et l’ennui. Ils avançaient comme s’ils poursuivaient quelque chose qu’ils savaient hors d’atteinte, mais continuaient malgré tout. Ici, en hauteur, Kipplin se sentait protégé, une ombre parmi tant d’autres, dissimulée dans l’anonymat de la nuit. C’était mieux ainsi. Il pouvait laisser tomber ses masques, au moins pour un moment. « On peut bien me juger autant qu’on le souhaite, » murmura-t-il, sans émotion particulière. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers les silhouettes indistinctes qui se mouvaient à l’intérieur du club. La musique, étouffée par les murs, battait toujours d’un rythme sourd et hypnotique, un écho lointain de la frénésie qui se déroulait à l’intérieur. « Je ne fais que peu de cas de ce que les autres, surtout les inconnus, pensent de moi. »

Une bouffée de fumée s’échappa doucement de ses lèvres alors qu’il parlait, comme s’il relâchait une pensée qu’il n’avait jamais pris la peine de formuler à haute voix. Il s’appuya contre la rambarde, la cigarette mollement pendue entre ses doigts, le regard à moitié perdu dans le vide nocturne. Il attrapa son verre de whisky posé non loin et en but une longue gorgée. La brûlure familière de l’alcool descendit le long de sa gorge. Depuis quelque temps, il avait remarqué que sa consommation avait augmenté, sans qu’il sache vraiment quand. Peut-être devrait-il ralentir, se dit-il, mais l’idée resta en suspens dans un coin de son esprit, comme tant d’autres. « Au cas où l’envie te prendrait de me juger, je ne suis pas déchiré, hein. Regarde ! » Kipplin haussa un sourcil amusé en voyant Lévi essayer de se tenir sur un pied, titubant légèrement mais fier de son équilibre Une bouffée de fumée s’échappa des lèvres de Kipplin, montant en volutes vers le ciel sombre, tel un dragon relâchant son souffle. « Je ne suis plus au travail, » répondit-il en riant doucement. « Je n’ai pas le droit de rendre de jugement en dehors du tribunal ou de mon bureau... mais très beau numéro, cela dit. » Il avait répondu avec une légèreté rare, appréciant le fait que Lévi semblait se sentir un peu mieux.

Le juge observa l’homme se redresser en soufflant bruyamment, comme un athlète fier d’avoir accompli une prouesse dérisoire.« Alors, qu’est-ce qui t’a amené ici ? » demanda le jeune homme au juge. Kipplin haussa les épaules, ses traits marqués par une fatigue à peine dissimulée. « Pour la même chose que tout le monde, je suppose... Ne pas être seul. » Il écrasa le mégot de sa cigarette dans le cendrier en métal à côté. La braise mourut en un dernier grésillement, et un soupir échappa à ses lèvres. « Et tenter de me rassurer sur mon âge... Autant dire que les deux objectifs sont des échecs cuisants. »

L’homme qui se tenait à ses côtés semblait quelque peu pensif. Levi ne manqua pas de le remarquer malgré le fait qu’il se gérait lui-même en ce moment même. Il le ressentait bien à présent, son rythme cardiaque s’était enfin apaisé et les fourmillements avaient disparu. Comme quoi, il n’y avait rien de mieux qu’un bon bol d’air frais. « Tu as bien raison. » Avait finalement prononcé Levi au sujet du regard d’autrui. Il partageait l’annonce de Kipplin. Sans aucun mal d’ailleurs. Exubérant comme il était en temps normal, fort heureusement qu’il n’accordait pas crédit au regard des autres. Il n’aurait pas été bien loin.

« Tu bosses au tribunal? J’ai intérêt de me tenir à carreau alors. » Lança Levi sur un ton espiègle. « Je n’aimerais pas que tu me passes les menottes. » Rétorqua t-il, amusé. Même malade, il arrivait encore à sortir des conneries. Quoi que, malade, il ne l’était plus tellement à priori. « Je plaisante, je sais bien que ce n’est pas le boulot des juges ça…. » Reprit-il alors, devinant sans mal la profession de celui qui se tenait à ses côtés sur cette terrasse. La dernière fois qu’il s’était retrouvé devant un juge, c’était pour se faire balancer son adultère à la figure et acter un divorce alors…Il savait bien. Ceci dit, c’était un jugement…Juste. Puisque rien de ce qui avait été prononcé dans ce tribunal n’était faux. Une histoire somme toute banale à vrai dire. Ceci dit, maintenant qu’il y pensait…« Heureusement que ce n’est pas toi qui a prononcé mon divorce, j’aurais eu l’air malin à te croiser sur cette terrasse. » Pensa t-il à haute voix. Il semblait désinvolte sur le sujet. C’était loin d’être le cas. Mais Levi avait le don de toujours voir le verre à moitié plein. Aussi, il ne se plaignait pas. De quoi aurait-il pu se plaindre de toute façon puisqu’il était le seul fautif dans l’histoire.

« Ne pas être seul hein? Tu es bien tombé, il parait que je ne suis pas de mauvaise compagnie. » Lança Levi tout en s’étirant de tout son long, sans aucune gène. Il semblait sûr de lui. Il l’était. Il l’avait toujours été. Son regard clair s’était reporté sur son interlocuteur alors que ce dernier évoquait son âge. Il avait haussé un sourcil. Il ne semblait visiblement pas d’accord avec la dernière annonce de Kipplin. « Tu plaisantes j’espère? » Avait-il rétorqué, visiblement outré. Bon, sans doute qu’il surjouait, comme toujours. Mais il était sincère. Il n’avait pas pour habitude de flatter les gens gratuitement. « Regarde toi ! T’es super élégant ! Je sais pas quel âge tu as, et j’en m’en fiche royalement. Mais je peux pas te laisser dire ça !  » Avait-il repris, le sermonnant presque. « Viens avec moi, je suis sûr que quelques pas de danse et tous les regards seront rivés sur toi ! Je plaisante pas !   » Avait-il lancé, attrapant la main de Kipplin sans même lui demander son avis, s'apprêtant à se diriger vers la salle. Peut-être qu’il ne le suivrait pas…Et en fait, vu sa carrure, il ne pourrait clairement pas l’y forcer.

« Personne ne se plaint jamais quand je passe les menottes, » ajoute Kipplin, un sourire joueur éclairant son visage. Ses yeux, pétillants de malice, brillaient d’une intensité nouvelle, comme s’il se laissait emporter par cette lueur espiègle qui dansait entre eux. L'autre homme, visiblement pris par la même énergie, soutenait son regard avec un sourire en coin, un éclat amusé allumant ses prunelles sombres. Kipplin hésita un instant, le cœur battant un peu plus fort qu’il ne l’aurait admis, mais finit par décider de jouer le jeu. Certes, il était un peu rouillé – cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas flirté avec une telle légèreté. Mais, comme on dit, la meilleure façon de remonter à vélo, c’est de… faire du vélo. Oui, quelque chose comme ça. Enfin, le proverbe exact lui échappait, mais le principe restait là, au fond de son esprit. Ne le jugez pas. La fatigue pesait lourdement sur ses épaules, s’accumulant en nœuds discrets mais bien présents, tandis que la vodka réchauffait ses veines, créant une sensation douce et désinhibante. Ce mélange d’épuisement et de chaleur imprégnait son esprit d’une étrange clarté, une tension douce et explosive, presque euphorique. Ses pensées virevoltaient, légères, s’échappant un peu, alors qu’il essayait de se concentrer sur l’homme face à lui. Et ce soir, entre l’air frais de la nuit et les étincelles qui crépitaient entre eux, il se laissait aller à un jeu qu’il n’avait pas pratiqué depuis des années. Kipplin se demanda s’il imaginait cette tension, ou si elle s’était bel et bien installée entre eux, s’insinuant dans l’air comme un fil invisible, tiré trop fort et prêt à se rompre au moindre mouvement. Il inspira profondément, tentant de dissiper le flou chaleureux de l’alcool, et pencha un peu la tête, laissant la brise nocturne caresser sa nuque. Oui, il avait bien fait de se forcer à sortir de son bureau ce soir-là.

« Heureusement que ce n’est pas toi qui as prononcé mon divorce, j’aurais eu l’air malin à te croiser sur cette terrasse. » Le juge pour enfants éclata de rire, d’un rire léger et spontané qui résonna dans l’air frais de la nuit, et se sentit étrangement revigoré. Il secoua la main d’un geste élégant, feignant l’indifférence tout en savourant la complicité qui se tissait entre eux. « Pas de soucis à avoir de ce côté-là, » répondit-il, une lueur malicieuse illuminant son sourire. « Je suis juge pour enfants, alors à moins que tu sois passé devant moi quand tu étais mineur, il y a peu de chance pour que ce soit moi qui aie entériné ton divorce. Cela dit… » Il se tut un instant, un sourire nostalgique flottant sur ses lèvres, comme un souvenir amusant refaisant surface. « J’aurais pu être ton avocat, dans ma folle jeunesse. »

« Regarde-toi ! T’es super élégant ! Je sais pas quel âge tu as, et j’en m’en fiche royalement. Mais je peux pas te laisser dire ça ! Viens avec moi, je suis sûr que quelques pas de danse et tous les regards seront rivés sur toi ! Je plaisante pas ! » Voilà une façon de lui parler qu’il aimait, le Belov. Être le centre de l’attention, être le centre des conversations, c’était ce pour quoi il vivait. Étrange d’ailleurs qu’il soit juge pour enfants et pas dans le show-biz. Il observa les doigts du jeune homme qui venaient s’enrouler autour de son poignet et décida de le suivre. Les signaux étaient au vert, non ? Ou bien, il se faisait des films ? Peut-être la suite le lui confirmerait-elle ou non. Arrivé sur la piste, il observa Levi et la foule qui semblait respirer comme une seule entité. Il sourit et se déhancha doucement au rythme des basses puissantes.

Levi avait esquissé un sourire à l’annonce de Kip’ - oui parce qu’il le connaissait depuis peu mais avait déjà ce surnom en tête le concernant - avant de reprendre sur le sujet. « Ça ne fait aucun doute, en tout cas pas de sujet, moi je ne m’en plaindrai pas. » Lança t-il, espiègle, en un haussement d’épaule. Levi était l’accessibilité même. Son aspect sociable le rendait toujours simple à comprendre, en apparence. Il voyait le monde avec le regard de la simplicité et avait horreur de se prendre la tête. Sans compter sur le fait qu’il n’était pas timide pour un sous, ce qui pouvait parfois être gênant pour ceux qui le sont.

Il avait néanmoins haussé un sourcil à l’annonce des précisions du juge. Il ne traitait à priori que des histoires d’enfant, donc effectivement, il n’était clairement pas le bon client. Quoi que, plus jeune, il aurait pu. Une véritable tornade. Il avait toujours eu pour habitude de flirter avec la limite. Mais fort heureusement, ne l’avait jamais franchi. « Eh, si tu demandes à ma mère elle aurait certainement voulu que j'atterrisse devant un juge, mais je suis trop malin. Une véritable anguille. » Avait-il lancé sur un ton désinvolte tout en s’étirant de nouveau de tout son long. C’est vrai. Il jouait toujours avec les limites. Parfois, il avait perdu. Avec Vanessa, il avait perdu. A croire que ça ne lui avait pas servi de leçon. « J’étais juste un sale gosse parmi tant d’autre hein, je n’ai tué personne. » Corrigea t-il tout de même histoire de ne pas tomber dans le doute non plus. Il se doutait bien que l’homme qu’il avait en face de lui avait à traiter tous les jours des histoires bien plus sordide que la sienne.

Levi l’avait attiré dans la salle. Refusant de croire à ses paroles défaitistes. « Arrête donc de parler de toi comme si tu étais périmé mec. » Avait répondu Levi sur un ton réprobateur. Il n’était pas d’accord. Et quand Levi n’est pas d’accord, il le dit. Même face à un mec plus grand que lui. Même à un mec qu’il connaît à peine. Et alors qu’ils se retrouvaient tous les deux sur la piste de dance, Levi ne tarda pas à glisser son bras sur les épaules d’un homme d’environ trente cinq ans. Il l’avait vu déjà en arrivant avec ses amis. L’homme ne refusa pas. Quelque peu alcoolisé, mais sans plus, il avait glissé ses lèvres dans le cou de Levi qui l’avait laissé faire, tournant son regard clair en direction de Kipplin à qui il avait adressé un clin d'œil tout en se déhanchant au rythme de la musique. « Allez mac, détends toi un peu, tout le monde s’amuse ici !  » Avait-il lancé assez fort pour couvrir le son de la musique entêtante. Bientôt l’une des amies avec qui il était venu lui avait sauté dessus, littéralement. La nouvelle conquête de Levi, séparé de son cavalier d’une minute, s’était retrouvé agrippé au bras de Kipplin. “Levi ! T’es revenu, on t’avais perdu de vu un moment. Oh, tu as trouvé une nouvelle conquête?” Avait-elle lancé en se tournant vers Kip’. Levi avait rit. Il riait toujours. Souvent, en tout cas.  « Pas encore, mais va savoir, tu me connais trop maintenant…  » Avait-il lancé amusé, glissant un bras autour de la taille de son amie qui ne rechignait pas. Il lui avait embrassée la joue avant de la laisser repartir.