@Diego Gutiérrez

(dimension spatiale) L’odeur du métal et du carburant usé me prend à la gorge dès que j’ouvre la porte du bar. Ce lieu miteux ressemble à tous les autres du HMAS Brisbane : sombre, rempli de silhouettes fatiguées, et saturé de conversations trop bruyantes pour le vide qu’on a tous en nous. Un parfait endroit pour se perdre un moment. Diego est censé me retrouver ici, je l'attends pas vraiment avec impatience. D’ailleurs, j’attends jamais personne. Ça fait longtemps que j’ai appris à ne plus compter que sur moi-même.

J’avance vers le comptoir, me frayant un chemin entre les types trop saouls pour se rendre compte de ma présence. Mon poing frôle déjà une mâchoire lorsque quelqu’un tente de me bousculer. Mais ce soir, j’ai décidé de ne pas chercher la bagarre… pas tout de suite. Je m’installe, silencieux, et fais mine de m’intéresser à la crasse accumulée sur le verre devant moi. J’imagine les traits d’un visage à l’encre sur cette surface sale. Une femme. Peut-être un souvenir lointain de Ginny. Ou juste une idée folle qui me traverse l’esprit, comme toujours. Elle disparaît dès que le serveur me tire de ma rêverie.

« Un verre d’eau, rien d’autre. » Ma voix sèche et coupante laisse peu de place à la discussion - comme si un homme de l’autre côté du bar allait de toute façon chercher à négocier mon choix de boisson, aussi placide pusise-t-il être.

Je n’ai jamais eu besoin de l’ivresse pour trouver le chaos. Pas comme ces abrutis autour de moi. Mon art est ma seule dépendance, mais ici, personne ne le comprend. La solitude, ça, je la maîtrise. Je vois Diego entrer, son ombre se détachant sous les lumières faiblardes. Un type bien trop normal pour ce foutu endroit, trop à l’aise aussi. Rien chez lui ne me donne envie de faire un effort. Peut-être qu’il ne sait pas encore qu’il fait partie des autres, ceux que je garde à distance. Il s'approche, ignorant ce qui l'attend. Je me prépare à le recevoir comme toujours : avec une patience au bord de l’explosion. « T’es en retard. » J’ouvre sans autre préambule, ma voix se faisant plus acide. Il est le seul sur ce vaisseau à savoir qu'il doit imploser dans moins de vingt quatre heures, alors j'attendais au moins de sa part un brin de ponctualité, oui.

Il s’était raclé la gorge et leur avait accordé un sourire hypocrite comme il les maîtrisait si bien. C’était suffisant pour dissiper les doutes alors qu’il venait d’écouter aux portes, il en savait déjà trop et eux pensaient encore s’en tirer. C’était écoeurant de comprendre à cette étincelle dans les yeux qu’ils allaient tous les condamner mais qu’eux survivraient. Mais il menait son enquête, même si elle devait se faire avec l’aide de celui qu’il exécrait probablement le plus sur ce vaisseau qui ne serait bientôt plus qu’un tas de poussière d’étoiles. « T’es en retard. » Il avait levé les yeux au ciel, venant attraper les pans de sa veste pour s’assurer de la relever et ne pas s’asseoir dessus. Il était peut-être condamné mais ne s’autoriserait pas à mourir sans un brin de dignité. « Tic tac, tic tac » avait-il lancé avec un air rieur. Il le voyait dans ses yeux, que ce n’était pas le moment de plaisanter ou de jouer les fanfarons. Il le savait que le temps était compté et il n’avait aucunement besoin qu’on le lui rappelle à chaque seconde, au détour de chaque couloir qu’il empruntait. S’il aurait pu abattre son poing sur son nez à la seconde ou il avait prononcé le second tac, il ne l’avait pas fait. Il avait besoin de lui, et c’était plus d’information qu’il en avait besoin pour continuer de se comporter comme bon lui semblait. « T’es pas marrant pour un type à qui il reste que vingt-quatre heures, c’est comme ça que tu veux finir ta vie ? Accoudé à un bar avec des plis sur le front ? » Il avait fait claquer sa langue avant de faire signe au serveur et de lui commander un café : la nuit allait être longue. Il pouvait plaisanter et tenter de proposer un discours fataliste pour signifier qu’il n’était pas inquiet, il était évident qu’il l’était, comme tous les autres. « Bon, allez, on s’y met. Je sais qui est derrière tout ça, le problème c’est que je sais pas pourquoi. » Il s’était installé correctement sur ce tabouret qu’il n’occupait qu’à moitié, comme sur la réserve malgré tout, peu sûr de lui d’autant oser taquiner celui à qui on ne se frottait jamais. C’était sa seule opportunité, il comptait en profiter. Regardant à gauche et à droite, il avait posé un morceau de papier griffonné de quelques noms et l’avait fait glisser jusqu’à Auden. « Les potentiels suspects. Source sûre : moi-même. Je les ai entendus terminer les négociations pour une place sur des capsules qui les mèneront tout droit sur cette nouvelle planète en vogue. Ouais je sais ce que tu vas te dire, j’étais tenté de m’en offrir une mais hey, j’allais pas te laisser, hin ? » La tape dans le dos était de trop, il le savait, et son mouvement de recul ne serait peut-être pas suffisant pour éviter les foudres de l’autre. C’est vrai qu’il pouvait être agaçant.

Je fais claquer ma langue, les yeux rivés sur ce bout de papier que Diego vient de glisser vers moi. Les noms, les suspects, tout est là. Comme si ça suffisait à me faire bouger. J’ai déjà assez d’ennuis pour ne pas m’ajouter un plan foireux qui pourrait me coûter la peau. « T’as pas l’impression que c’est un peu trop facile ? » je lâche, en relevant les yeux vers lui sans toucher au papier. Il fait son malin, comme d’habitude, mais je vois bien derrière son masque. Il y a une fêlure, une peur qui suinte dans chaque mot qu’il prononce. Et pourtant, il se la joue décontracté. Marrant.

Je m’accoude au comptoir, mes doigts tapotant doucement la surface, un rythme que seul moi connais. C’est apaisant, presque. Mais ça me chauffe aussi. Ce foutu tic tac, je l’ai entendu dans ma tête trop de fois aujourd’hui. Chaque minute qui passe, je sais qu’on est plus proche du chaos. Et là, Diego qui vient me parler de capsules de sauvetage ? Des négociations secrètes ? Tout ça me paraît tellement absurde.

« J’suis pas là pour jouer aux devinettes, Diego. Si tu sais qui est derrière, on y va. » Mon ton est plus tranchant que prévu. Peut-être parce que j’en ai marre de cette merde. Parce que lui, avec son sourire en coin, il croit encore qu’il peut s’en sortir par une pirouette. Mais on est au bord du gouffre et personne n’en ressortira indemne.

Je me redresse, fixant Diego de mon regard perçant. « Et arrête avec cette tape dans le dos. Tu sais que j’aime pas ça. » Un léger mouvement de recul de sa part. Il a capté. Il a intérêt, sinon la prochaine "tape dans le dos" que je m'apprête à lui rendre sera un coup de poing dont je ne retiendrai certainement pas la force.

Les secondes filent, et je sens qu’il est plus nerveux qu’il ne veut l’admettre. Je me penche enfin vers ce foutu bout de papier, l’effleurant du bout des doigts. Mais je ne m’attarde pas dessus. « T’as intérêt à ce que ça en vaille la peine. Sinon, t’auras plus qu’à espérer qu’une de ces capsules ait un siège pour toi… sans moi. » Je ferai de sa vie un enfer, peu importe le temps qu'il en reste.

Le café arrive. Parfait, la nuit sera longue.

« T’as pas l’impression que c’est un peu trop facile ? »
« J’en sais rien on me demande pas de réfléchir d’habitude. »

Il avait haussé les épaules comme si cela n’avait pas la moindre importance, cette vie lui convenait très bien, jusqu’à ce qu’ils apprennent l’impensable. Il s’était simplement trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment, même si certains pensaient qu’il s’agissait justement du bon moment et du bon endroit. Diego, lui, appréciait le confort que lui accordait sa position dans le vaisseau, héritée de son nom de famille qui lui suffisait à ne pas avoir à lever le petit doigt pour obtenir tout ce qu’il voulait. Le jeu avait changé, et ses railleries n’étaient plus suffisantes à apaiser ses craintes. « J’suis pas là pour jouer aux devinettes, Diego. Si tu sais qui est derrière, on y va. » C’était facile pour lui, il n’avait probablement jamais de comptes à rendre à personne et n’avait pas cette désagréable sensation d’appartenir au mauvais clan qui naissait chez Diego depuis qu’il tentait de comprendre ce qui avait causé leur perte. Des gens véreux, qui en voulaient toujours plus, ce qu’on lui avait toujours reproché sans qu’il ne le comprenne jamais. Face à la vérité et évincé des discussions des siens, son arrogance n’était plus évidente mais un simple jeu lui évitant de s’effondrer. « Et arrête avec cette tape dans le dos. Tu sais que j’aime pas ça. » C’était la raison pour laquelle il l’avait fait, laissant son sourire en coin grandir un peu plus alors qu’il comprenait qu’il avait réussi à l’énerver. Il en aurait besoin, de cette colère. « T’as intérêt à ce que ça en vaille la peine. Sinon, t’auras plus qu’à espérer qu’une de ces capsules ait un siège pour toi… sans moi. » « Mollo, j’ai plus à perdre que toi dans l’histoire. » Il était intouchable, il le serait bien moins s’il parvenait à démanteler le petit réseau qui s’organisait dans le plus grand des secrets à bord. « Je te mets dans la confidence parce que je sais que je pourrais compter sur toi en cas de pépin, estime toi heureux. » Il n’avait pas l’air comme ça, mais il était sa meilleure chance de ne pas finir pulvérisé. « Et puis j’hésite parce que … Une partie du plan pour les enfermer dans la zone A et les empêcher d’agir consiste à ce que tu te fasses passer pour mon prisonnier. » Il en était persuadé, cette partie n’allait pas lui plaire du tout mais c’était la seule option : Diego - le cerveau de l’opération contre toute attente - serait autorisé à pénétrer dans ces quartiers là du vaisseau, et il avait besoin d’Auden - les gros bras - pour mettre le plan à bien, mais ce dernier ne serait autorisé sur place qu’avec une très bonne excuse.

L’idée de me faire passer pour un prisonnier m’arrache un rire bref, presque rauque, mais il n’y a pas la moindre trace de chaleur dedans. Je dévisage Diego, mes yeux fixés sur les siens, cherchant peut-être un éclat de doute, quelque chose qui me prouverait que cette idée est aussi stupide pour lui que pour moi. « Et tu crois vraiment que ça va marcher, ton plan à la con ? » Je secoue la tête, un sourire acide étirant mes lèvres. « Me faire passer pour un prisonnier, hein. Faudra qu’ils soient sacrément idiots pour ne pas comprendre la mascarade. »

Mais au fond, c’est peut-être exactement ce qui m’amuse dans tout ça. Ce vaisseau, ses jeux d’ombres et ses rouages secrets me donnent la nausée. Diego, avec son air de gosse de riche au-dessus de tout, pourrait facilement se faire une place parmi les clowns qui dirigent ces "grands quartiers" du HMAS Brisbane. Et moi, dans tout ça… je suis son ticket d’entrée, rien de plus. Mais ça me va, en un sens. Si cette aventure éclaire enfin les angles morts du spatioport et tous les jeux de pouvoir qui y pullulent, ça pourrait bien valoir le détour.

Diego me regarde toujours, son sourire mi-hautain, mi-inquiet. Je serre les poings un instant, mes yeux rivés sur les parois froides de notre repaire. « Bon, admettons que je joue le jeu. » Je fais un pas en avant, plongeant mon regard dans le sien pour qu’il comprenne bien dans quoi il s’engage avec moi. « Si jamais ça tourne mal, Diego, je te jure que je m’assurerai que tu sois le premier à en payer le prix. Parce que là-dedans, une fois qu’on sera en cage, je n’ai aucune envie de me coltiner ces types plus que nécessaire. » Peut-être que c’est la lueur de défi qui brille dans ses yeux qui me pousse à continuer, ou peut-être l'envie irrationnelle de me jeter dans quelque chose qui m’échappe complètement. « T’as prévu comment on va se débrouiller pour les convaincre ? Ou c’est une autre de tes improvisations de dernière minute ? » Ou est-ce que je suis le seul à devoir donner le putain de change dans ce plan ?

Ils ne s’appréciaient pas et avaient la décence de ne pas laisser paraître quoique ce soit d’autre, ils étaient simplement assez intelligent pour faire passer leur survie avant leurs affinités. L’exercice n’était pas aisé, il pouvait le voir dans le regard d’Auden qui devait également pouvoir le voir dans le sien. Ils se toléraient, à un moment où cela était devenu nécessaire, et la situation amusait bien plus Diego que lui, qui ne montrait aucune émotion si ce n’était l’agacement, la colère ou toute autre émotion négative. « Me faire passer pour un prisonnier, hein. Faudra qu’ils soient sacrément idiots pour ne pas comprendre la mascarade. » « Tu vas me dire que tu nous vois comme des personnes super futées maintenant ? » avait-il lancé pour venir anéantir ses derniers doutes et devant son absence de réponse, il avait poursuivi. « C’est bien ce qu’il me semblait. Mais sur ce coup là, je me démarque. » Il lui accordait au moins l’audace de le voir comme autre chose qu’intelligent, parce qu’ils n’avaient plus le temps de chercher le conflit.

« Bon, admettons que je joue le jeu. » C’était sûrement une tentative d’intimidation qui fonctionnait sur les autres que de le toiser comme il le faisait, Diego, lui, ne retenait que la partie ou il commençait à se laisser tenter. « Si jamais ça tourne mal, Diego, je te jure que je m’assurerai que tu sois le premier à en payer le prix. Parce que là-dedans, une fois qu’on sera en cage, je n’ai aucune envie de me coltiner ces types plus que nécessaire. » Il n’était pas judicieux de lui rappeler que sa parole vaudrait toujours mieux que la sienne, alors il avait simplement pincé les lèvres pour confirmer qu’il avait compris. « T’as prévu comment on va se débrouiller pour les convaincre ? Ou c’est une autre de tes improvisations de dernière minute ? » « Si tu préfères je peux leur demander de te jeter dans un trou noir au prochain qu’on croisera pour traîtrise, parce que j’ai du mal à voir clair dans mon plan avec tous tes reproches. » Il reprenait une position un peu plus prestigieuse, celle qui faisait de lui le cerveau d’une opération en laquelle il croyait fermement, comme à son envie de détrôner les siens et les empêcher de mener à bien leur plan. « C’est simple. Une fois dans les bureaux, suffit de les en sortir pour s’y enfermer. Une fois que ce sera fait, on pourra prendre le contrôle depuis l’intérieur. » La première partie était un détail, aux yeux d’un Diego inconscient des risques et des embûches qui les attendaient et qu’Auden avait soulevé avec un simple regard. « Oui bon, un plan ça peut jamais être parfait. »