« Après ça lui fait un collier sympa… » « C’est pas drôle, Leo. » « Je plaisante pas, Mousse voulait peut-être porter des accessoires. » « Slay, Mousse, slay ! » « Khalid !! » Les trois amis ricanent dans la salle d’attente, leurs visages plongés dans leurs mains pour ne pas se faire remarquer. Mona essaie d’avoir l’air énervée, sérieuse, mais le masque est tombé trop vite, et son rire un peu trop aigu résonne dans la pièce, sous le regard courroucé d’une mamie aux cheveux blancs argentés. Il faut dire que Cleo, Mona et Khalid détonnent dans l’endroit ascepticé, par leurs looks, leurs manières. Khalid et ses cheveux décolorés et son eye-liner bleu fluo, Mona et sa robe en latex noir, ses boots à plateforme et son choker, Cleo est sa tenue monochromatique violette et son maquillage à étoile. Il faut dire qu’ils n’avaient pas vraiment prévu de passer l’après-midi chez le vétérinaire : ils devaient aller à un bingo drag organisé au Brick, leur bar favori. Mais ça, c’était avant que Mouse, le chat de Mona, ne coince sa tête dans le couvercle de la carafe Brita, désormais accroché autour de son cou comme un étrange collier. En panique, ils ont accouru à la clinique vétérinaire du coin, celle où Mousse a déjà reçu ses vaccins et été stérlisée. La secrétaire les a reçus, leur a dit de patienter, la vétérinaire allait les recevoir bientôt, il ne fallait pas s’inquiéter. Mona essaie de calmer Mousse, qui se débat dans sa cage, paniquée par l’horrible bout de plastique autour de son cou.

C’est étrange, se dit Cleo, d’être dans une clinique vétérinaire, parce que son esprit dévie vers Primrose, forcément. Malgré le silence qu’elle a imposé à Prim, Cleo pense tous les jours à elle, voit son visage partout, dans toutes les grandes blondes qui marchent dans la rue, dans tous les petits détails de la vie qu’elles ont partagés - quand Cleo mange un burger et se rappelle qu’elle donnait ses cornichons à Primrose, quand elle regarde les étoiles et se souvient comment reconnaître Venus, parce que Prim et elle avaient décidé de devenir astronaute quand elles avaient douze ans, et qu’elles avaient lu tout un imagier sur les étoiles. Primrose a été une constante toute sa vie, et elle l’est toujours malgré l’absence.

Cleo la voit partout, oui, si bien que quand elle relève la tête et que Primose est là, devant elle, en blouse blanche, Cleo se demande si ce n’est pas la petite pilule de mdma qu’elle a prise hier soir, en boîte de nuit, qui fait encore effet. Mais non, la réalité est formelle. Cleo écarquille les yeux, et ouvre la bouche en un o ridicule, et Khalid lui jette un coup d'œil inquiet, parce qu’il remarque qu’elle a l’air étrange, ou peut-être qu’il remarque aussi que la vétérinaire - Primrose ! - regarde Cleo comme si elle avait vu un fantôme.« Euh, bonjour », commence Mona, la cage à chat sur ses genoux. Elle ne comprend pas ce qui se passe, probablement. « Tu travailles ici ? » Demande Cleo un peu bêtement, sous le regard perplexe de ses amis.

"Tu travailles ici ?" C'est la première phrase que Cleo dit à Primrose après plus d'un an et demi de silence radio. Ridicule, se dit-elle.


@Primrose Wheeler

and now I've to act like I can't read your mind
@Cleo Baker  ☆ crédit/fancykraken

Sans trop saisir encore complétement ce changement de vie, Primrose prenait doucement ses marques dans la ville. Un tout nouveau commencement venait de prendre place dans son quotidien, et ce n'était pas un tout petit truc de pacotille. Non, Prim quand elle faisait quelque chose, c'était toujours en grand, en surdimensionner même. Comme partir à l'autre bout du pays juste parce qu'on lui a proposé, parce que ça semblait cool et parce que pourquoi pas. Prim, elle n'avait plus rien à perdre maintenant que l'homme qu'elle avait aimé lui avait douloureusement brisé le cœur. Sa vie n'était plus à Alice Springs et elle le comprenait beaucoup mieux maintenant qu'elle était là. Arpentant les rues de cette nouvelle vie, heureuse de ce changement. Sincèrement, elle ne regrettait pour l'instant pas du tout sa décision de tout mettre derrière elle et de passer complétement à autre chose. Après tout, tout ne pouvait être que formidable à Brisbane.

Le cabinet vétérinaire qui lui avait proposé le poste était à quelques rues de son appartement, si bien que pour l'instant, elle n'avait pas encore exploré toutes les mesures de cette immense métropole. Elle savait qu'elle aurait le temps, que ses repères viendraient plus tard et qu'après tout, rien n'était pressant. Pas même son emploi du temps qui pour l'instant n'était pas comblé. Après tout, Prim était nouvelle dans la clinique, et il lui fallait encore montrer ses atouts pour qu'on lui booke entièrement son planning sur les deux prochaines années. Alors en attendant, elle avait donné son accord pour faire quelques visites sans rendez-vous, histoire également d'occuper son temps et son porte-monnaie. Les deux n'étant pas négligeable pour la blonde. Cette blouse trop propre sur le dos, Prim se présente à son nouveau patient de la journée, et quand elle dit patient, elle ne parle pas des affreux propriétaires qui les accompagnent parfois. Non ça, elle s'en passerait bien de temps à autre.

Prim pose ses yeux sur le dossier du chat, elle ne fait pas tout de suite attention au nom qui figure en haut de la liste, puisque ça en général ce n'est pas important. Ce qui l'importe avant l'humaine, c'est la santé de cet adorable bête. La blonde elle débarque dans la salle d'attente sans attendre un seul instant à tomber sur Cleo Baker. Bordel. Son sang se fige dans ses veines, elle a l'impression d'être en plein rêve. Comment cette femme, qui d'ailleurs ne ressemble en rien à son ancienne amie, est arrivée dans cette clinique ? Les questions tourbillonnent dans son esprit, si bien qu'elle en oublie le pourquoi elle était là, sortant complétement de son propre rôle. « Euh, bonjour » Prim hoche la tête sur le côté, n'arrivant toujours pas à décrocher ses yeux de ceux de Cleo avant que celle-ci ne se mette à parler. « Tu travailles ici ? » Complétement ahurie par se hasard de dingue, Prim porte la main au badge accroché sur sa blouse. « Faut croire que oui. » Au moins, elle n'avait pas perdu de sa réflexion. « C'est ton chat ? » Prim aurait supplié l'univers pour que ce ne soit pas le cas et qu'elle n'ait pas besoin d'emmener Cléo de l'autre côté de la clinique. Elle n'avait pas du tout envie de se retrouver en tête à tête avec elle tout d'un coup.

Primrose n’a pas changé. Le contraste avec la transformation de Cleo n’en est que plus surprenant. Immédiatement, Cleo se demande ce que pense Primrose de sa tenue, son attitude, son maquillage - cet avis a toujours (trop) compté pour elle, Primrose est la seule que Cleo veut réellement impressionner, celle dont l’affection compte plus que tout. C’est pour ça qu’elle a dû partir, au fond, elle le sait. Alors c’est étrange, de voir Primrose ici, comme un fantôme du passé, ses long cheveux blonds, son regard clair, perçant, la façon dont elle semble toujours retenir un sourire en coin. Son port de tête, un peu altier, le vestige d’années de danse classique et d’éducation un peu trop rigoureuse. Combien de fois la mère de Primrose lui a dit de se tenir droite ? Probablement autant de fois que la mère de Cleo lui a dit. Cleo connaît si bien son amie. Elle pourrait reconnaître Primrose dans le noir, privée de sens, il y a quelque chose qui la lie, instinctivement, à la jeune femme. Des années de complicité, sûrement. Quelque chose de profond, ancré, elle ne sait pas trop.

Et Primrose travaille ici. C’est un choc inattendu. « Faut croire que oui. » Elle répond, en tapotant son badge. Cleo aurait souri, habituellement, à cette remarque sarcastique typique de Prim. Mais elle sent juste que ses joues rougissent. « C'est ton chat ? » Cleo secoue la tête, et pointe Mona. « Non, c’est le sien », elle dit d’une voix basse, un peu rauque, parce qu’elle a l’impression qu’elle ne sait plus parler. Elle se tourne vers Mona, le regard un peu en détresse, et son amie lui tend la cage à chat. « Mais vas-y avec elle, on peut attendre ici », elle dit avec un grand sourire. Cleo écarquille les yeux, paniquée. « Quoi, euh, non », elle commence à protester. Mais Mona lui a donné la cage et lui fait un grand sourire. Cleo sent son coeur se décrocher, et elle se retourne vers Primrose avec un sourire qui ressemble plus à une grimace. « Euh, je te suis », elle bafouille, ne voulant pas faire d’histoire devant ses amis.

Elle ne comprend pas le geste de Mona, pas quelques secondes plus tard, alors qu’elle suit Primrose dans la salle véto, son téléphone vibre dans sa poche. Un texto de Mona. ”Allez, demande-lui son numéro cette fois-ci !!!!”. Oh. Cleo comprend avec horreur : Mona pense que Primrose est la jeune fille blonde avec qui Cleo a flirté, il y a deux semaines, à une soirée au Brick. Elle s’était plainte, les jours suivant, de ne pas avoir eu le courage de lui demander son numéro. Mona pense qu’elle joue les entremetteuses, alors que Cleo a l’impression d’aller à sa mort.

La pièce lui paraît minuscule. Elle pose la cage à chat dans laquelle Mousse s’agite. « Il, euh, s’est coincé la tête dans un filtre de carafe Brita », elle explique en montrant le chat, dont le couvercle de la carafe en plastique est autour de son cou comme un drôle de collier. Elle a dû mal à regarder Primrose dans les yeux. Il y a tellement de choses qu’elle voudrait lui dire, elle ne sait pas quoi faire. « Tu… vis à Brisbane ? Depuis longtemps ? » Elle demande. Elle n’aurait aucun moyen de le savoir : elle a bloqué Prim, de partout, sans lui demander son avis.


@Primrose Wheeler

and now I've to act like I can't read your mind
@Cleo Baker  ☆ crédit/fancykraken

Primrose a l'impression que le monde a cessé un instant de tourner en découvrant Cléo devant-elle. Comme si elle n'avait pas songer un seul instant à pouvoir un jour recroisé celle qui était sa meilleure amie. C'était il y a tellement de temps maintenant qu'elle ne serait même pas certaine de connaitre précisément la date de leur dernier échange. C'était bien d'ailleurs la dernière personne qu'elle s'attendait à croiser dans les parages, encore plus dans son lieu de travail. Prim avait tout d'un coup la sensation d'une mauvaise blague qu'on lui infligeait. Elle n'avait pas envie de se confronter à la personne qui avait brisé son coeur le plus fort. A cette femme qui était partie du jour au lendemain sans donner la moindre nouvelle. Elle avait eu l’impression d'avoir de l'importance pour elle, de compter un minimum au moins, mais ça n'avait pas été le cas. Bien sûr que Prim lui en voulait, sûrement trop d'ailleurs pour ce que ça pouvait réellement valoir, mais c'était bien le cas. La blonde observa un moment sa vieille amie sans émettre le moindre son, trop choquée pour intervenir et garder son professionnalisme pourtant à toute épreuve. Enfin sauf celle de revoir son passé.

Primrose agit bêtement, basculant d'un pied sur l'autre maladroitement. Elle attend à ce que la réalité la rattrape tout d'un coup sans se sentir d'attaque à affronter la jolie Cléo. C'est encore trop douloureux. Elle se reprend, comprenant que son métier est plus important que de discuter avec le fantôme de son passé, espérant simplement que Cléo n'en soit pas la propriétaire et qu'elle puisse oublier son image. Même si c'est plus que déconcertant, elle l'admet volontiers. « Non, c’est le sien » Elle est soulagée d'apprendre qu'il n'y aura pas besoin de se retrouver dans une autre pièce uniquement avec Cléo, qu'elle pourra même l'éviter pour le reste de la consultation. Tout d'un coup, elle se sent mieux, se repositionnant ainsi droite sur ses jambes, inébranlable. Elle s'apprête à indiquer à la propriétaire du chat de la suivre, quand son monde s'écroule de nouveau en une fraction de seconde. « Mais vas-y avec elle, on peut attendre ici » Les yeux de la blonde s'écarquillent, le ciel s'abattant sur ses épaules. Merde. Malheureusement, Prim n'a pas le droit de refuser un accompagnant, surtout si le propriétaire est dans la pièce avoisinante. Après tout il s'agit d'abord d'aider un compagnon avant toute autre chose. Elle se sent mise au pied du mur alors que la jolie rousse lui emboite le pas pour retrouver la pièce isolé du fond du cabinet. Intérieurement, elle se mord les doigts de se trouver dans une telle situation après tout ce temps. Ce n'était clairement pas de cette façon qu'elle avait imaginé une quelconque retrouvaille avec son ancienne amie.

Une grande inspiration. « Il, euh, s’est coincé la tête dans un filtre de carafe Brita » Il ne faut pas être devin pour deviner la situation puisque le chat se présente enfin à elle. « Comment s'est arrivé au juste ? » Elle n'a pas besoin que Cléo rentre dans les détails, juste savoir comment sortir cette pauvre bête de cette malencontreuse situation. Elle manipule doucement l'animal pour ne pas l'effrayer davantage que cette bande d'abrutie qui semble être les nouveaux amis de Cléo. Bien différent de toutes les personnes qu'elle connaissait dans son entourage d'ailleurs, réflexion néanmoins qu'elle garde pour elle alors qu'elle regarde le meilleur angle pour décoincer l'animal sans le faire souffrir davantage. Elle veut juste que ça se termine le plus vite possible.

« Tu… vis à Brisbane ? Depuis longtemps ? » La tête de Prim se relève subitement pour regarder Cléo. La blonde elle n'arrive pas à comprendre à quoi joue la jeune femme, à quoi elle s'attend dans cette aventure grotesque. « Je te demande pardon? » Elle n'a pas envie de sortir de ses gonds, elle n'a même pas envie d'avoir ce genre de conversation avec Cléo. Pas après tout ce temps. « Pourquoi est-ce si important Cléo tout d'un coup ? » Pourquoi fait-elle semblant de s'intéresser à elle après avoir disparu subitement ? Après tout, si il y en a bien une ici qui doit avoir des réponses c'est Prim. « Pourquoi t'as jamais rien dit avant ? » Parce qu'il est là le véritable problème de cette relation gâchée.

Jamais une pièce ne lui a semblé si petite. Cleo regarde tout autour d’elle, tout sauf Prim, qui se tient droite, le regard perçant, comme toujours. Elle sait se tenir, Prim, elle a toujours dégagé un aura d’assurance derrière lequel même Cleo pouvait se cacher. C’était pratique, à l’époque, Primrose parlait pour elle d’eux, quand elles étaient à l’école, et Cleo pouvait se fondre dans son ombre, à l’abri. Quand elles étaient toutes les deux, c’était une autre histoire : Cleo éclosait comme une fleur, elle se sentait elle-même, à l’aise, certaine de la loyauté de sa meilleure amie, de son amour ; la timidité volait en éclat, elles ricanaient comme des adolescentes, se confiant leurs vies, leurs secrets. Enfin, tous les secrets, sauf un, pour Cleo. « Comment s'est arrivé au juste ? » Cleo est tellement déconcentrée et nerveuse que pendant un instant, elle croit que Prim lui parle du ghostage que Cleo a décidé unilatéralement dans leur amitié. Mais elle secoue la tête, se reconcentre sur Mousse, le petit chat qui les unit ici. « Il a juste voulu boire de l’eau », elle répond d’une petite voix, inquiète que Prim juge ses amis en pensant qu’ils ne savent pas s’occuper de leur chat. Non, c’est un accident, rien de plus. Mais Cleo n’est pas stupide, elle sait que toute la situation est étrange, que Prim ne doit ni la reconnaître - avec sa tenue colorée, son eyeliner graphique qui forme des étoiles autour de ses yeux - ni comprendre ce qu’elle fait avec des gens qui ressemblent à tout sauf aux copines infirmières que Cleo fréquentait à Alice Springs. Le regard de Primrose est dur, insondable, et Cleo se dit avec tristesse que voilà, elle est là, la confirmation qu’elle s’est imaginée tout ce temps : que Prim la jugerait si elle voyait la nouvelle vie qu’elle menait, et qu’il valait mieux qu’elles ne se parlent plus. (C’est forcément ça, l’expression blessée de Primrose, pas vrai ? Pas parce que Cleo lui a piétiné le coeur en disparaissant, hm ?)

Et malgré elle, Cleo ne peut pas s’empêcher de demander à Primrose si elle vit ici. Parce qu’elle n’a pas créé cette distance entre elles parce qu’elle ne l’aimait plus, ou qu’elle ne s’intéressait pas à elle, au contraire. Mais ça, c’est compliqué à expliquer. « Je te demande pardon? » Cleo devient rouge cramoisie, et elle baisse les yeux. Elle songe un instant quitter la pièce, littéralement fuir, comme elle semble savoir si bien le faire maintenant. « Pourquoi est-ce si important Cléo tout d'un coup ? » Cleo ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. « Pourquoi t'as jamais rien dit avant ? » La colère de Primrose est normale, Cleo le sait. Elle le sait d’autant plus qu’elle a vécu exactement la même chose, avec la disparition soudaine d’Albane, sans aucune explication. Et Albane et elle n’avaient même pas un quart du niveau d’intimité et de proximité que Prim et elle ont construit depuis leur enfance. Cleo sait qu’elle a été horrible, et elle ne saurait même pas comment s’expliquer, se justifier. Elle ne sait pas comment dire à Primrose : tu m’aurais jugée, tu m’aurais rejetée, je ne pouvais pas le supporter, alors j’ai préféré partir la première. « Je suis désolée », elle bredouille, les yeux toujours baissés vers le chat. « Mais je ne savais pas comment… T’expliquer. Je me suis dit que tu ne comprendrais pas et que ça serait plus simple si… » Elle a un vague mouvement de la main. « Je… T’es toujours importante pour moi », elle dit, consciente que Prim pourrait très bien lui hurler dessus. « Même si je sais que ça serait compliqué d’être amies. » Amies. En voilà, un euphémisme, pour décrire tout ce qu’elles ont partagé. Amies. Non, se dit Cleo. Un morceau de moi.


@Primrose Wheeler