Les couloirs de l’hôpital lui paraissent interminables aujourd’hui, alors qu’elle trouve enfin son chemin vers la sortie. Sa garde a duré plus longtemps que prévu, entre le remplacement au pied levé d’une de ses collègues et un certain nombre de bébés qui ont décidé de naître aujourd’hui. Acculée, elle a dû faire appel à Olive pour garder son fils ; heureusement son amie n’avait rien d’autre de prévu et Alienor a pu se concentrer sur son boulot. La mère sait pourtant que son enfant, à 12 ans, pourrait sûrement se gérer et se mettre au lit tout seul – il lui semble qu’à cet âge là son aînée la babysittait déjà lorsque leur mère sortait en soirée –, mais si elle le laisse désormais rentrer tout seul de l’école, elle ne souhaite pas encore le laisser passer des nuits – même juste des bouts – tout seul. Après tout, Louise et elle étaient deux dans un monde qui lui paraissait déjà bien moins agressif. Et puis avec ce que son professeur de dessin lui avait confié récemment, elle sentait que Tom avait besoin de soutien bien plus que d’’être laissé à lui même. Ally avait même hésité à joindre le père de son fils pour l’inviter à passer quelques jours à Brisbane, mais avait fini par y renoncer ; elle se doutait que les conseils qu’il pourrait lui donner seraient sûrement teintés de violence et n’arrangeraient rien à la situation.
L’air printanier la cueille à sa sortie, rafraîchi par la tombée de la nuit. La légèreté des courant la pousse jusqu’à l’arrêt de bus, désert à cette heure tardive.Heureusement le dernier bus est encore là pour la cueillir, juste à temps avant qu’il ne rentre au dépôt et que la sage-femme ne soit condamnée à rentrer à pied. Elle connaît les horaires par cœur, s’est déjà fait avoir parfois avec ses horaires bizarres d’hôpital. Quand il fait trop froid ou qu’elle est simplement trop épuisée, elle prend un taxi ; ça lui reviendra toujours moins cher que le prix d’une voiture, de l’assurance et de l’essence…
Le trajet dure une trentaine de minutes – presque autant que si elle était rentrée à pied – et après avoir quitté le bus silencieux qui redevient vide de passager, elle termine la dernière centaine de mètre à pied afin de rejoindre l’immeuble dans lequel se trouve le petit appartement dans lequel Tom et elle vivent. Même si son fil s’est couché et certainement endormi depuis un moment, un sourire flotte sur ses lèvres à l’idée de retrouver ce lieu familial et reposant. La porte grince sur son passage, son qu’elle a longtemps qualifié d’agaçant avant de s’y attacher ; si quelqu’un venait à huiler les gonds, ça sonnerait comme une sorte de trahison, comme si le logo perdait un peu de sa chaleur.

– Coucou Olive ! Merci d’avoir pu garder Tom au pied levé !

Elle se débarrasse rapidement de ses affaires avant de se présenter au salon.

– Je vais aller l’embrasser. Tu restes un moment boire un thé ?

Sur la pointe des pieds, la mère se glisse dans une chambre dans laquelle, enroulée sous une couette épaisse, une silhouette s’est endormie. Avec douceur, elle vient caresser les cheveux en bataille et dépose un baiser sur son front, rituel établi depuis qu’elle avait commencé ses gardes nocturnes, bien des années auparavant. L’enfant remue, dans son sommeil, mais ne se réveille pas, et c’est avec la légèreté d’un papillon qu’elle fait le chemin inverse pour retourner au salon.

– Tout s’est bien passé ?

Elle s’est que Tom adore Olive, mais la discussion avec M. Halstead tourne encore et encore dans sa tête. Comment a-t-elle fait pour ne pas remarquer que quelque chose n’allait pas ? Est-elle distraite, stupide ou simplement une mauvaise mère ? Obnubilée par ces questions depuis sa rencontre avec le professeur, elle se dirige vers la cuisine pour sortir la bouilloire, les tasses, et sa boîte dans laquelle elle range tous ses thés.

– Tu veux quoi ? demande-t-elle sur la musique de l’eau frissonnante.Thé noir, blanc, vert ? Tisane ?

… ou un grog pour les tenir un peu éveillée le temps de s’épancher sur quelques confessions ? Elle sort deux tasses sans écouter la tentation de pimper la recette avec un petit remontant. Et puis, qui sait ou la soirée les mènera, après tout elle connaît les tendances insomniaques de l’ancienne interne devenue son amie et quelque chose lui souffle que les premières teintes de l’aube auront le temps de les cueillir encore éveillées.

@olive sterling

On dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant, mais comment faire dans une grande ville comme Brisbane ? En arrivant là 7 ans auparavant pour commencer ses études, Alienor s’était mal vu toquer à la porte de ses voisins pour leur demander de garder son fils – d’autant qu’elle ne savait rien de tout ces gens et qui sait ce qu’il pouvait se cacher de l’autre côté des portes ? Sa mère et la plupart de ses amis étaient restés à Sydney. Heureusement, elle avait retrouvé Wild dans cette nouvelle cité, mais elle ne pouvait pas lui demander de s’occuper de son fils à chaque fois qu’elle bossait – surtout que sa meilleure amie avait elle aussi un métier qui lui prenait pas mal de temps. Alors Alienor avait jonglé de solution en solution, bénissant les jours où ses horaires étaient coordonnés avec ceux de l’école. Un temps elle s’était demandé si elle aurait dû prendre une jeune fille au paire, mais il s’était vite avéré que ce genre de solution était pour les gens très fortunés. Pas ceux qui galéraient avec un seul salaire et sans pension alimentaire.
Sa rencontre avec Olive avait donc été un soulagement pour le poids qui pesait sur ses épaules de mère. En plus, en grandissant, Tom était plus indépendant et pouvait rentrer seul du collège et commencer ses devoirs en l’attendant pour le repas du soir les jours où ses gardes se terminaient en fin d’après-midi. Tout était beaucoup plus simple depuis qu’elle ne devait chercher des gardes que pour les soirées et les nuits. Surtout quand il y avait toujours des personnes aussi gentilles qu’Olive pour la dépanner. Et même si elle doit camoufler un bâillement à la question de son amie, elle est heureuse de pouvoir partager un moment avec elle après le boulot.

– Non, ne t’en fais pas, enjolive-t-elle un peu la vérité. J’ai bu au moins quinze litres de café !

Ce qui était certes exagéré, mais probablement pas si loin de la réalité. Avec les années, elle avait pourtant développer une certaine résistance à la caféine et ce n’était certainement pas ça qui l’empêcherait de dormir. Alienor savait cependant aussi que, le lendemain matin, après avoir petit-déjeuner avec son fils, elle pourrait retourner se coucher.
La bouilloire siffle tandis qu’elle dispose deux sachets de thé dans des tasses dépareillées. Un premier voyage pour porter la céramique brûlante avant de revenir pour aller chercher une coupelle pour les sachets, une brique de lait et quelques dosettes de sucre dépareillées soigneusement récoltées dans les cafés. Vestige d’une vie d’avant, où il fallait économiser le moindre centime. Et puis elle ne sucrait pas son café, mais on lui glissait tout de même toujours un petit sachet sur sa sous-tasse, alors n’était-ce pas normal de les garder ?
En se posant sur le fauteuil en face d’Olive, la sage-femme prend le temps de sortir son sachet avant d’ajouter au breuvage coloré un nuage de lait. Ce sont ses racines anglaises qui s’expriment, héritées de sa mère. Racines qu’elle a haït le jour où elles lui ont volé sa sœur qui voulait pouvoir passer plus de temps à Londres avec son père. Sa demi-sœur, en fait. Sa mère avait rencontré son géniteur après avoir émigré en Australie et il était donc australien ; du moins le supposait-elle vu qu’elle ne l’avait jamais rencontré et que s’il y avait bien un sujet tabou dans la famille Bird, c’était celui-ci.

– Ça va. J’ai eu deux accouchements un peu compliqué aujourd’hui, mais au final les mères et les bébés vont bien, c’est le principal.

Un trait de fumée colle encore à son thé, mais ça ne l’empêche pas de porter ses lèvres au rebord de la tasse. C’est ainsi qu’elle l’aime ; encore brûlant.

– C’est avec Tom que c’est plus compliqué dernièrement. Enfin pas directement avec moi, il est toujours super, mais son professeur m’a convoquée. Il pense qu’il se fait harceler et je ne sais pas trop comment aborder le sujet avec lui…

Reposant la tasse sur la table basse, elle se penche pour sortir une boîte de chocolat qu’elle ouvre d’un geste mécanique. Ses doigts virevoltent jusqu’à l’un de ceux qu’elle sait renfermé une liqueur ; elle est ce genre de personne qui apprécie ces friandises particulières.

– Tu ne l’as pas trouvé différent ce soir ?