tw: mention de meurtre

Elle a passé une mauvaise journée. Non pas qu’elle soit foncièrement habituée aux bonnes journées, Yasmin, mais celle-ci lui a été particulièrement éprouvante, et elle aurait peut-être dû s’y attendre lorsque, de bon matin, juste après avoir déposé sa fille à l’école, elle a été forcée de traverser la ville en compagnie de Josh pour annoncer à des parents inquiets que leur enfant, qui n’était pas rentré de la nuit, a été tué devant un bar sordide aux petites heures de l’aube. Elle est habituée aux larmes qui coulent, aux sourcils qui se froncent, aux fronts qui se plissent, aux lèvres qui tremblent et aux mentons qui se baissent, mais son coeur ne parvient pas à ignorer les soubresauts d’une compassion qu’elle s’efforce de camoufler, mais qui est sans nul doute malvenue en ces lieux. La figure d’autorité qu’elle représente doit être insensible, indolore, impassible, il n’y a pas de place pour les sentiments dans son métier. Anesthésiée, elle les regarde encaisser avec un gémissement déchirant, courber le dos sous la douleur, s’enlacer et se serrer pour construire un mur de bras et d’épaules pour faire face à la nouvelle qu’elle vient de leur annoncer, en finissant par détourner le regard tant le moment lui apparaît comme intime, privé, pas de ceux qu’on expose au monde entier.
Pendant que Josh monte à l’étage pour voir la chambre de l’adolescent assassiné, elle reste avec eux dans l’étroite cuisine qui est rapidement envahie par l’odeur du café. C’était un bon gamin, dit le père d’une voix tremblante, derrière ses lunettes rectangulaires qui ne cachent rien des larmes qui ont rougi ses yeux. Il y a un mot pour désigner l’enfant qui n’a pas de parents et il y a un mot pour qualifier la femme qui perd son mari, mais il n’existe aucun terme pour parler des parents qui n’ont plus leur enfant. L’enquête va devoir déterminer pourquoi le bon gamin a été tué d’une balle dans la tête lors d’une soirée avec ses amis, la police va devoir donner du sens à cette disparition qui, pour l’instant, n’en a aucun.

Elle a passé une mauvaise journée. En rentrant le soir, dans sa maison vide — puisque Derya dort chez une amie, elle n’a pas envie d’être seule, Yasmin. D’ordinaire, le silence des murs ne l’effraye pas vraiment, elle le trouve même confortable, ce mutisme du corps et de l’esprit, mais à cet instant précis, il lui est insupportable. Alors elle appelle Atlas sans réellement savoir pourquoi c’est vers lui qu’elle se tourne, sans nul doute parce qu’elle a l’impression qu’il répondra toujours présent pour elle, et que sa présence est encore plus confortable et rassurante que le silence quiet de sa demeure. Elle le presse de venir sans préciser la nature de l’urgence puis, délestée de ses chaussures et de sa veste, elle l’attend en étant assise sur la table de la salle-à-manger, qui fait face à la baie vitrée. Ses pieds nus se balançant dans le vide, ses deux mains accrochées au bois de la table, elle observe les maisons face à la sienne, les rangées de voiture sagement garées devant les clôtures, les étendues d’herbes vertes soigneusement entretenues par les propriétaires, les vélos que les enfants ont abandonné, jusqu’à ce que ses sourcils se haussent quand elle reconnait la silhouette du capitaine qui grimpe les marches du perron. Réanimée, elle se dirige vers la porte et l’ouvre avant même qu’il ait le temps de toquer, n’attendant qu’un bref instant de plus avant de passer ses bras autour de sa nuque pour l’enlacer, obligée d’être sur la point des pieds pour compenser leur écart de tailles. Il est là, lui. Il n’a pas disparu cette nuit, il n’est pas mort devant un bar sordide avant l’aube, elle n’aura pas à chercher qui l’a tué, elle n’aura pas à prévenir son entourage qu’il a disparu. Il est là. ’’Tu as fait vite.’’ qui sonne comme un merci d’être venu qu’elle ne prononcera pas ainsi, mais qui est plus franchement retranscrit sur les lèvres qu’elle courbe afin de lui offrir un sourire complice, avant de se détacher de lui. ’’J’ai commandé des pizzas.’’ retournant à l’intérieur, elle se dirige dans la cuisine pour passer derrière le comptoir, demandant un ’’Tu veux une bière ?’’ qui est prononcé d’un ton léger, désinvolte, comme si elle ne l’avait pas appelé au secours quelques instants plus tôt.

Elle a passé une mauvaise journée. Mais ça va un peu mieux, maintenant.

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Habituellement, Atlas ne sait jamais où il a posé son téléphone. Il est de ceux qui ne sont jamais accrochés à leur portable, qui le laissent constamment en silencieux et qui ne répondent aux messages qu’avec un délai minimum de trois jours. Mais ce soir, il l’avait à la main, pour répondre à un message de Lewis, quand ce dernier se mit sonner, affichant le prénom de Yasmin. S’il a pris la fâcheuse manie de filtrer ses appels dernièrement, il n’hésite pas une seconde à répondre à la jeune femme. Ce n’est pas normal qu’elle l’appelle sans raison, encore moins à cette heure, alors qu’elle devrait être avec sa fille. À croire que son instinct vise toujours juste. « J’arrive. » Il est déjà debout, en train de chercher ses chaussures, avant de réaliser qu’il serait mieux d’enfiler un tee-shirt avant de quitter son appartement.

Bien sûr, à cette heure, il se retrouve coincé dans la circulation qui sillonne au travers de la ville. Il marmonne dans sa barbe, cherche à comprendre ce qui a bien pu se passer pour que Yasmin lui demande de venir en urgence. Il s’angoisse, tapotant frénétiquement sur son volant alors que la grand-mère, devant lui, ralentit avant même que le feu soit rouge. Il garde son sang-froid, mais ne supporte pas les minutes qui s’écoulent sans qu’il ne gagne du terrain. Tous les scénarios se jouent dans un coin de son esprit, alors que la partie la plus rationnelle, cherche à lui rappeler que Yasmin est de la police et que si l’urgence concernait un moment de vie ou de mort, elle ne l’aurait jamais appelé en premier. C’est ce qui le pousse à prendre son mal en patience, tout en finissant, malgré tout, par griller un feu rouge.

Ce n’est pas dans les habitudes de la brune que de venir le cueillir sur le palier alors qu’il n’a même pas encore sonné. Il n’a pas le temps d’analyser les traits de son visage, que déjà, elle se jette à son coup. Sans réfléchir plus loin, Atlas enroule ses bras autour de la silhouette de son amie, la serrant contre lui. « Tu as fait vite. » - « J’ai peut-être grillé un feu ou deux. » Et désormais, il aimerait savoir pourquoi elle avait si urgemment besoin de le voir. Ils avaient déjà donné dans les urgences, la dernière fois, il a dû témoigner au tribunal. Il n’a pas forcément à cœur de renouveler l’expérience. Mais Yasmin se recule, comme si de rien était, lui offrant un maigre sourire avant de s’effacer à l’intérieur de la maison. « J’ai commandé des pizzas. » Il n’est pas certain de comprendre. Laissant son regard scanner la silhouette de la brune, il prétend également attention aux bruits de la maison. « Tu veux une bière ? » Tout est un peu trop calme à son goût. « Elle est où, Derya ? » Fermant la porte derrière lui, il se met à suivre Yasmin jusqu’à la cuisine. « Eh Yas tu m’as appelé comme si le monde allait s’écrouler, il se passe quoi là ?! » Elle est trop calme, il n’aime pas cela. Plus encore quand elle fait glisser une bière sous son nez sans avoir pris le temps de lui répondre. « À quoi tu joues ? » Il sent déjà qu’il va regretter de s’être angoissé pour elle, la traître.

« J’ai peut-être grillé un feu ou deux. » se reculant de quelques degrés, elle fait coulisser ses deux mains sur les épaules carrées de son ami, le toisant d’un oeil interdit en haussant ses sourcils de quelques degrés, ne résistant pas à l’envie de fureter un ’’Est-ce vraiment malin de dire ça à un lieutenant de police ?’’ faisant mine de réfléchir, elle presse ses lèvres charnues dans une petite moue faussement hésitante avant de s’éclipser pour rejoindre l’intérieur de sa maison, guidant ses pieds nus jusqu’à la cuisine pour y continuer son séquelle, bien consciente de l’avoir fait rappliquer avec l’appât de l’urgence sans en avoir l’ombre à lui brandir sous le nez ; difficile de lui faire constater que les dégâts sont dans sa tête, et qu’elle compte sur lui pour l’aider à remettre le puzzle en place. Elle n’a pas envie de lui dire, non, plutôt, elle aimerait ne pas avoir à lui dire, elle aimerait qu’il comprenne, comme ça, d’un simple coup d’oeil, la vérité. Mais il ne comprend pas, Atlas, et il suit le mouvement en ayant l’impression qu’elle le mène en bateau — d’ailleurs c’est peut-être le cas, mais cela n’empêche pas son capitaine de navire de lui tendre une bière comme si la situation ne relevait rien d’anormal. « Elle est où, Derya ? » - ’’Chez une copine.’’ elle est loin, bien loin de cette maison, sinon Yasmin n’aurait pas appelé Atlas pour qu’il débarque de cette façon, non, elle aurait joué son rôle à la perfection (ou presque), comme elle le fait toujours quand elle passe une mauvaise journée. Derya ne doit rien savoir des afflictions de sa mère, des corps morts et des enfants disparus. « Eh Yas tu m’as appelé comme si le monde allait s’écrouler, il se passe quoi là ?! » elle soupire en décapsulant sa propre bière, grimpant sur le plan de travail pour s’y assoir en posant un regard presque lassé sur son ami, bien consciente qu’elle lui doit une explication après qu’il ait traversé la ville pour la rejoindre en écopant de quelques amendes pour excès de vitesse « À quoi tu joues ? » trouve quelque chose dépêche toi ’’En fait.. J’avais besoin de toi pour…’’ après un regard circulaire dans sa cuisine, elle se contorsionne pour attraper un pot de configure parfaitement neuf, qu’elle lui remet entre les mains en disant, avec l’ébauche d’un sourire ’’…Pour ouvrir ça. Je n’y arrive pas avec mes petits bras.’’ courbant le dos, elle apporte sa bière à ses lèvres pour en boire une gorgée, gorgée qui doit lui conférer un peu trop de courage et de spontanéité puisqu’elle s’entend dire, sans pouvoir s’empêcher de parler ’’Derek n’est pas le père de Derya.’’ elle vient vraiment de le dire ? elle vient vraiment de le dire. Elle devrait être mortifiée de honte, revenir immédiatement sur l’aveu qui vient de lui échapper mais, au contraire, elle est incroyablement soulagée. Après l’avoir dit à Andy, voilà qu’elle fait entrer quelqu’un d’autre dans le cercle très sélecte de ce mensonge dissimulé depuis bien trop longtemps. ’’Oh, je me sens beaucoup mieux !’’ elle retombe sur ses pieds en tenant toujours sa bière dans une main, usant de l’autre pour se désigner de l’autre ’’Je l’ai dit et je me sens plus légère.’’ le projet est de vider son sac pour alourdir celui d’Atlas, visiblement, l’amitié selon Yasmin donc. Elle hausse ses sourcils sur son front plissé en hochant son menton de haut en bas, étant porteuse d’un sourire tout à fait incontrôlable, qu’elle n’est pas en mesure de réprimer. ’’Vas-y, insulte-moi comme ça on passe à autre chose.’’

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Elle a l’air relativement calme pour une personne qui avait besoin de sa présence en toute urgence. Ce n’est pour autant pas ce qui apaisera aussi aisément ses inquiétudes. « Est-ce vraiment malin de dire ça à un lieutenant de police ? » Il lève les yeux au ciel, bien trop habitué à ce qu’elle lui balance son grade en guise d’excuse, oubliant toujours un certain point qu’il se fait un malin plaisir de lui rappeler, à chaque fois. « Joue pas à ce jeu, Hikmet, je serais toujours plus haut gradé que toi. » Il lui adresse un sourire amusé, toujours aussi fier de leur connerie quand ils agissent ainsi. Ils ont beau évoluer dans deux univers parfaitement différents, il lui rappellera constamment que le grade de lieutenant est un lointain souvenir à ses yeux. Elle s’amuse clairement de leur échange tandis qu’il observe le moindre recoin de la maison, à la recherche d’une raison à sa propre venue. « Chez une copine. » Donc il ne s’agit pas d’un conflit idiot avec sa fille. Suivant les pas de la brune, il la retrouve dans la cuisine, acceptant la bière qu’elle lui tend sans jamais se défaire de son air inquisiteur. Il veut comprendre et Yasmin semble jouer la montre. Il déteste cela. Ça n’augure rien de bon, pas vrai ? Prenant appui contre le plan de travail, il l’observe s’installer telle une adolescente qui cherche à défier l’autorité de ses parents en déposant ses pieds nus sur l’îlot de la cuisine. Elle soupire et il s’agace légèrement. « Joue pas les offusqués quand c’est toi qui m’as appelé. » Il ne lui reprochera jamais de l’avoir fait. Il préfère qu’elle se confie, qu’elle trouve cela normal de pouvoir l’appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. En revanche, Atlas souhaiterait également comprendre ce qui paraissait la troubler il y a quelques minutes encore. « En fait... J’avais besoin de toi pour… » Il n’a pas besoin de la regarder jouer les contorsionnistes pour savoir qu’elle va lui sortir une connerie de son chapeau. « Pour ouvrir ça. Je n’y arrive pas avec mes petits bras. » - « Prends moi pour un con. » Il hausse un sourcil sans jamais détourner le regard.

Il s’attendait probablement à tout, sauf à ce qui allait suivre. Imitant la brune qui lui fait face, Atlas s’accorde une gorgée de bière en même temps qu’elle semble déterminée à lui parler plus sincèrement. « Derek n’est pas le père de Derya. » Pris de court, absolument surpris par les mots qui s’échappent des lèvres de Yasmin, il n’a pas le temps de contrôler quoi que ce soit et recrache la moitié de sa gorgée avant de se tourner précipitamment vers l’évier pour cracher. « Putain. » Il a tâché son pull, il tousse pour ne pas s’étouffer encore plus et puis merde la bière qui passe par le nez ça n’a absolument rien d’agréable. Derrière lui, il a l’impression que Yasmin s’amuse. « Oh, je me sens beaucoup mieux ! » Il ouvre le robinet pour se rincer la bouche avant de se tourner vers la jeune femme qu’il assassine d’un regard noir. « Je l’ai dit et je me sens plus légère. » Elle est devenue folle ? Ou cherche-t-elle à se convaincre de cela pour ne pas avoir à imposer à Derya le décès de son père pour le reste de sa vie. « Tu te moques de moi là, hein ? » Il se souvient de toutes les fois où Derek s’était vanté de tromper sa femme. C’est précisément à cause de tout cela qu’il s’était rapproché de Yasmin. Pour la prévenir, pour la protéger, pour qu’elle fasse attention à elle. Et durant tout ce temps, elle faisait de même ? « Vas-y, insulte-moi comme ça, on passe à autre chose. » Offusqué qu’elle le pense aussi violent, il prend un instant pour mieux l’observer. Elle ne bouge pas, consciente d’avoir lâché un pavé dans la mare, et il ne sait comment réagir désormais. « Faut que je m’assoie. » Il va en avoir besoin, il le sent, et puis ça lui évitera de devoir admettre qu’il ne peut plus rester debout aussi longtemps qu’auparavant. « Et tu vas gentiment rembobiner pour que je comprenne. » Il n’a pas l’intention de lui hurler dessus, mais trop de choses lui échappent et il déteste avoir l’impression de manquer d’informations. Rien de tout cela ne colle avec la Yasmin qu’il a rencontrée il y’a dix ans de cela. « T’avais un amant ? » Il se retient d’y ajouter un ‘toi aussi’, mais il le pense probablement assez fort pour qu’elle comprenne le sous-entendu.