Cette sortie n’est pas de son fait, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle ait eu envie de décamper dès que la pointe de son talon aiguille a passé le seuil des portes battantes, parce que Yasmin n’est pas de celles qui savent aisément lâcher prise et s’amuser des choses aussi futiles et bruyantes, mais surtout parce que ses vendredis soirs ne ressemblent jamais à ceux-là. D’ordinaire, ses semaines s’achèvent paisiblement après avoir englouti des pizzas devant la télévision avec les jambes de Derya posées sur ses cuisses, sa fille réclamant des papouilles devant un programme quelconque, un film ennuyeux dont elles ne verront jamais la fin puisqu’elles s’endorment généralement avant. C’est doux, relaxant, réconfortant et restaurant, cette proximité avec ce si petit corps d’enfant, l’odeur de son shampooing à la pomme qui vient flotter dans l’air, le sifflement qui est de sa respiration calme, ça efface les familles en pleurs, les disparitions inquiétantes, les corps meurtris, la déchéance de l’espèce humaine, celle qu’elle côtoie tous les jours, de près ou de loin, celle qu’elle pourchasse ou qu’elle sauve, celle qu’elle tente de préserver, celle qu’elle tente de protéger. Mais ce soir, au milieu de ce bar, perchée sur l’un des hauts tabourets qui bordent le comptoir, elle a plutôt l’impression d’être celle qui doit être sauvée et protégée ; est-ce que « mal-à-l’aise » et « inconfortable » sont des raisons suffisantes pour utiliser les sorties de secours ? ‘’Ça va, Yasmin ?’’ elle hausse ses sourcils en croisant ses jambes d’une manière élégante, son talon se calant dans la barre du tabouret pour s’y appuyer tandis qu’elle envoie la pointe de sa langue vers ses dents du fond, visiblement torturée entre l’envie d’être politiquement correcte ou bien outrageusement honnête ’’Comme sur des roulettes.’’ le ton est plus sarcastique qu’elle ne le voulait pas, promis-juré-craché, elle a fait de son mieux pour être enthousiaste : pour une fois que des collègues du boulot l’invitent à sortir avec eux, elle ne va quand même pas être revêche (si) ’’Disons que je n’ai pas l’habitude de…’’ d’un geste rotatif de la main, elle englobe le décor autour d’eux en disant ’’…Tout ça.’’ et étrangement, elle n’a pas non plus l’habitude des jets froids qui viennent la saisir au niveau du buste, l’obligeant à crisper ses membres supérieurs en même temps que ses lèvres qui s’espacent dans une expression horrifiée ’’Oh merde alors !’’ ça vient du coeur, croyez-le bien, et elle baisse le menton pour voir le haut de sa robe tâchée, sous les gloussements de ses collègues qui la toisent en remerciant sans doute le ciel d’avoir choisi un autre siège que celui-là "Oh mon Dieu. J'suis navrée." les bras écartés, elle lève le menton vers la jeune fille qui est responsable de son malheur, et qui tente de réparer sa bévue en apposant une tonne de serviettes contre sa poitrine — ou presque "J'vous offre une boisson - ce que vous voulez. Juste... ne le dites pas à mon manager. J'viens de commencer ce boulot et je risque de me faire virer s'il apprend que j'ai renversé un verre sur une cliente." - ’’Oh, euh… D’accord…’’ ramenant ses mains contre son buste pour éponger les restes de boisson qui entachent sa peau hâlée, la lieutenant observe plus attentivement la responsable et, quelque chose lui saute immédiatement aux yeux ; elle a un joli minois qui semble beaucoup trop jeune pour vagabonder dans un tel lieu ’’Vous vous appelez comment ?’’ elle le demande avec un sourire désinvolte, comme si elle ne suspectait pas quelque chose de véritablement fâcheux ’’Je ne dirai rien, promis. Vous pouvez acheter mon silence contre un cocktail, sans alcool parce que je conduis.’’ et qu’elle est bien placée pour savoir que les deux ne font pas bon ménage, même si elle l’a prononcée avec un sourire amusé et que ses collègues se foutent toujours de sa gueule. Définitivement, ce n’est pas son genre de soirée.

"J'm'appelle Bel." Yasmin est presque sûre que c’est plutôt la moitié d’un prénom que la dénommée n’apprécie pas suffisamment pour livrer en entier, mais elle se contente d’un hochement du menton un peu retardataire tandis qu’elle continue de la dévisager, en essayant de jauger approximativement son âge — dans tous les cas, Bel a l’air d’une gamine bien trop jeune pour oeuvrer dans ce genre d’endroit, et cette réflexion est autant partagée par la femme de loi que par la mère surprotectrice, qui devine déjà combien les plus pervers clients se régalent à la voir déambuler. Assurément, il ne faudrait pas que l’un d’eux le fasse pendant qu’elle est présente. "Hum, et vous ? Je me rappellerai toujours la cliente que j'ai failli noyer sous un Martini, alors je veux bien mettre un nom sur votre joli visage." sans détourner le regard et sans perdre le sourire flanqué sur ses lèvres maquillées, la plus âgée plisse légèrement ses paupières en essayant de deviner si c’est ironique ou non, ou bien l’ébauche d’une parade flatteuse visant à l’absoudre du crime qui vient d’être commis. ’’C’est donc une récidive ? Attention, ça pourrait vous couter cher…’’ qu’elle fait remarquer d’un ton taquin en élargissant les contours de son sourire, continuant d’éponger le haut de son buste après avoir renvoyé ses longueurs brunes dans son dos, même si les pointes de ses cheveux doivent désormais avoir une odeur bien peu agréable. ’’Je m’appelle Yamin, enchantée Bel.’’ elle ne lui tend pas la main car les deux sont occupées à nettoyer le haut de sa tenue, tandis que ses collègues étouffent quelques rires moqueurs en la toisant sur le même élan. ’’Stop ! C’est rien de grave.’’ ce n’est rien de grave, excepté le fait qu’elle doit sentir la liqueur et que la peau de son buste lui apparaît comme collante sous ses doigts ’’Et merde…’’ elle le marmonne avec le menton baissé, presque dépitée de constater que, pour une fois qu’elle s’apprête et qu’elle sort un vendredi soir, elle finit dans un état aussi désastreux. Est-ce un signe de l’univers ? Est-ce que quelqu’un, là-haut, tente de lui faire comprendre qu’il faut qu’elle reste sur le canapé avec une part de pizza ? "J'vous apporte ça tout de suite. Dommage pour la conduite, je fais de super mojitos ! Je vous en ferai un Virgin." elle échappe un petit rire amusé devant la conduite joviale de la jeune fille, qu’elle voit sortir de son champ de vision pour retourner derrière le comptoir. ‘’Elle n’est pas un peu jeune pour bosser ici ?’’ elle le demande en attrapant son verre d’un main afin de le porter à ses lèvres et d’en boire le contenue d’une seule gorgée, ayant bien besoin d’un petit remontant pour encaisser l’attaque au Martini et le fait que ses comparses lui font remarquer qu’elle n’est pas en service. Certes, mais son cerveau ne débranche jamais, c’est presque plus fort qu’elle ! ’’Elle a l’air de pouvoir être ma fille !’’ elle le dit en étendant son bras sur le côté, n’ayant pas vu la petite serveuse qui revenait en sa direction avec le cocktail ; cocktail qui, propulsé en arrière par ledit bras de la policière, se renverse sur le plateau en tachant quelque peu la tenue de service de Bel. ’’Oh merde !’’ aspirant un peu d’air, elle abandonne son propre verre en se levant de son tabouret pour constater les dégâts, pendant que ses amis éclatent de rire — évidemment. ’’Je crois qu’on se porte malheur, ce soir, Bel.’’ grimaçant en tirant les coins de sa lèvre inférieure vers le bas, elle attrape quelque mouchoirs qu’elle avait gardé avec elle pour les tendre vers Bel, entreprenant même de lui prendre le plateau des mains pour qu’elle puisse s’essuyer plus convenablement. ’’On est quittes, du coup ?’’ remontant légèrement ses épaules vers ses oreilles, elle brandit l’argument d’un sourire malicieux en espérant que cela suffise. Sinon, elle lui offrira un cocktail pour se faire pardonner — sans alcool parce qu’elle n’est toujours pas fixée sur son âge.

Ce n’est vraiment pas sa veine, et elle se le formule en réalisant que c’est la première fois depuis une éternité — probablement depuis la naissance de sa fille, d’ailleurs, qu’elle s’autorise une sortie dans un endroit aussi huppé, et c’est probablement la première fois depuis un siècle qu’elle porte une robe aussi moulante et décolleté, assortie de chaussures à talons qui mettent ses jambes en valeur. De ce fait, elle interprète la maladresse de Bel comme un message de l’univers, message qui se composerait aussi simplement que « reste chez toi » et, étonnement, le message est reçu 5/5. "C'est moi qui suis enchantée. Vous, vous êtes... recouverte d'alcool. Par ma faute. Je me chargerai de la note s'il faut remplacer votre chemisier ou payer le pressing !" quoique l’intention de Bel soit honorable, Yasmin balaye simplement sa promesse d’un mouvement de la main, en avouant que ’’Je ne mets jamais cette robe… Je devais la jeter depuis mille ans, je crois que tu viens de me convaincre de le faire.’’ mais pas tout de suite parce qu’elle ne voudrait pas se retrouver en soutien-gorge et petite culotte en dentelle noire devant les clients, alors elle se contente d’éponger le tissu imbibé d’alcool en grimaçant face à ses collègues qui, pouffant de rire, s’amusent sans se cacher de cette bévue bien malheureuse ’’Oh ça va… Je vous avais dit que j’étais un chat noir.’’ et elle le prouve une seconde fois en renversant malencontreusement un verre que porte la jolie Bel, qui est à son tour inondée par une boisson qui se déverse sur sa tenue mais aussi son plateau ovale, en faisant dangereusement tanguer le contenue des autres coupes encore debout — la preuve que les miracles existent. C’est un beau carnage, il n’y a pas à dire, même si Yasmin se lève de son tabouret pour tenter d’arranger sa mauvaise action, en lui ôtant le plateau des mains pour lui permettre de s’essuyer, ou du moins d’essayer pour éponger ce qui veut bien l’être. Les mauvaises langues pourront dire que c’était une vengeance déguisée en étourderie mais, à voir la façon sincèrement désolée dont elle considère la plus jeune, difficile de remettre en question sa bonne volonté "Ou alors, vous êtes ma Kryptonite." dents serrées l’une contre l’autre, elle étire le coin de ses lèvres dans une grimace douteuse avant de murmurer un ’’Je suis vraiment désolée…’’ - "Laissez, c'est pas grave. Je finis mon shift, là... je vais pouvoir aller me changer." au moins une des deux ne va pas embaumer l’alcool jusqu’à la fin de la soirée, et cette perspective (même si elle ne la concerne pas) lui octroie un petit sourire rassuré. ’’Chanceuse…’’ elle le marmonne en rentrant légèrement le menton vers l’intérieur, capturant le tissu de son haut entre ses pouces et ses index pour en jauger l’humidité avec un élan de dégoût bien visible. ’’Je crois que je vais rentrer chez moi aussi.’’ personne ne lui en tiendra rigueur, pas vrai ? "Quittes. Mais faudrait qu’on tire cette histoire au clair, quand même. Si ça se trouve vos ancêtres ont maudit les miens ou un truc dans le style." émettant un petit rire amusé, la lieutenant relâche son haut en laissant ses mains retomber le long de son corps, retenant la jeune fille auprès d’elle en lui posant la question qui lui brûle les lèvres depuis de longues minutes déjà : ’’Je peux vous demander votre âge ? Vous avez l’air très jeune pour… Travailler ici.’’ elle ne perd pas son sourire pour ne pas l’effrayer, mais elle attend la réponse en penchant son menton sur le côté, espérant ne pas la froisser même si, après avoir ruiné sa tenue de travail, Bel serait malavisé de se vexer pour une simple interrogation, pas vrai ?

La perspective de voir cette soirée écourtée ne semble pas vraiment lui causer le moindre chagrin — bien au contraire, même si elle regrette de ne pas voir ses relations avec ses collègues s’améliorer autour de cocktails et de musiques dansantes. Tout cela aurait été plus facile, mais elle n’arrive pas tellement à être surprise de son échec cuisant. C’est pour cette raison qu’elle est venue, dans le fond, pour tisser des liens positifs avec les nouveaux du commissariat, avant que Josh et ses tocards qui le suivent en laisse dispersent des rumeurs nauséabondes à son sujet, l’inculpant d’un crime qu’elle n’a pas commis ; la justice l’a innocenté, mais l’ancien ami de son conjoint n’a visiblement pas reçu le mémo. ’’Je vais rentrer, ce n’est rien de grave.’’ elle balaye la gravité d’un mouvement de la main, sans retenir un sourire rassurant à l’attention de la jeune fille, Yasmin ne voulant pas que celle-ci hérite d’une quelconque culpabilité puisque, de toute évidence, c’est peine perdue pour donner une bonne image de sa personne sur son lieu de travail. Est-elle cantonnée à être celle que l’on méprise du regard ? Visiblement.

Cela l’attriste, dans le fond, elle aurait bien du mal à prétendre que se ridiculiser de la sorte devant ceux qui représentaient une nouvelle chance ne lui cause pas un sentiment de honte et de chagrin mêlés mais, en enlaçant ses propres bras, paumes recouvrant ses coudes, elle change de sujet de conversation en figeant son attention sur Bel, peut-être, pour le plus grand malheur de cette dernière. "L’âge minimal pour entrer dans un casino, c’est dix-huit ans, vous savez ? Faudrait être sacrément doué pour esquiver la sécurité sans montrer son identité." elle pince ses lèvres l’une contre l’autre pour réprimer l’ombre d’un sourire amusé, même si elle se retient surtout de dire « si tu savais » ; qu’une mineure travaille dans un casino ne serait pas la chose la plus loufoque qu’elle ait vu de toute sa carrière, mais elle n’a pas besoin d’en faire mention. Mais la légèreté et la vivacité de Bel l’amusent, la dérident un peu, lui faisant presque oublier que, dans son dos, ses collègues doivent déjà la catégoriser comme infréquentable. "J’en ai cinq de plus. Et vous ?" elle la considère tout de même trop jeune pour travailler dans pareil endroit mais, il est clair que la loi la contredit à ce sujet ’’Tu veux me déprimer, c’est ça…’’ tâchant de la faire rire à son tour, elle tord sa bouche dans une petite grimace sur le côté avant d’avouer, presque à voix basse ’’Trente-six.’’ il y a une petite cloche dans son esprit qui se met à sonner et qui lui intime qu’elle n’a plus l’âge pour traîner au casino, encore moins pour porter une robe aussi moulante et surtout pas pour attendre que ses collégues l’apprécient ; dans le fond, qu’est-ce que ça peut lui foutre ? "J’voudrais m’excuser pour ma bêtise de ce soir. Comment est-ce que je pourrais me faire pardonner ?" relâchant l’étreinte de ses bras, elle laisse ses mains retomber le long de ses hanches tandis qu’elle prend une fine inspiration, avant de balayer la salle du regard. ’’Eh bien, tu as déjà voulu te faire pardonner en m’offrant un cocktail mais, je crois que j’ai même bousillé ça donc…’’ laissant son regard s’évaporer par-dessus l’épaule de Bel pendant quelques secondes, elle se retourne pour récupérer sa pochette avant de dire, d’une voix calme : ’’Je vais aller voir si, dehors, quelqu’un veut bien me filer une cigarette. J’en ai vraiment besoin, là.’’ elle ne sait pas trop si les autres policiers, dans son dos, se moquent d’elle (probablement pas), mais elle a une furieuse envie d’aller prendre l’air alors, elle adresse un petit sourire à la jolie brune avant de la contourner pour rejoindre l’extérieur, passant son regard sur les personnes présentes en se demandant qui sera suffisamment généreux pour lui offrir une clope…

"Vous les portez bien." elle porte mieux son âge que la robe, c’est ce qu’elle se formule intérieurement en émettant un petit rire amusé qui est soufflé par le fond de sa gorge, et si le compliment l’effleure avec douceur, elle n’en prend pas gain de cause pour autant. Elle pourrait se flatter qu’une gamine lui fasse pareille éloge mais, Yasmin considère que ce n’est rien de plus et rien de moins que la preuve que Bel est bien trop affable et douce pour oeuvrer dans ce genre d’endroit — elle ne va jamais lâcher le morceau, si jamais vous vous demandez. ’’Eh bien, je t’en remercie, tu as refait ma soirée…’’ la lieutenant ne ment même pas : la serveuse maladroite est davantage intéressante que les crétins et crétines qu’elle a accompagné jusqu’au bar, et qui font à présent un concours de celui qui videra son verre le plus vite. ’’…Mais je vais aller les porter ailleurs.’’ dehors, comme elle le précise juste après, ayant bien besoin d’une cigarette (très mauvaise habitude, elle sait) pour faire redescendre la tension accumulée en quelques instants seulement. Elle s’est ridiculisée, pas vrai ? Elle sait qu’elle s’est ridiculisée. Demain matin, les tocards de première qui siègent au bar auront vite fait de raconter son exploit de la soirée, et elle ne sera plus jamais invitée nulle part — pour changer. Derek serait bien heureux de savoir que, même après sa mort, même après qu’elle ait été innocentée par une longue et fastidieuse enquête, il continue de lui pourrir la vie depuis sa tombe.

Mais elle ne le dira jamais tout ça, parce que Derek était un héros, un vrai, et qu’aux yeux de tous, il reste un flic exemplaire qui ne s’est jamais rendu coupable de rien, sinon de son trop grand appétit pour les femmes — pas de quoi lui en tenir rigueur, pas vrai, elle aurait dû fermer sa gueule et se réjouir d’être l’officielle, les choses auraient été plus simples pour tout le monde. Sauf pour elle. Alors, en rejoignant l’extérieur, Yasmin ne réalise même pas que le froid mordant vient saisir sa peau en pétrifiant jusqu’à l’essence même de ses os, et si elle s’avance de quelques pas en direction des noctambules qui prennent l’air, elle ne s’adresse à aucun d’entre eux. Droite comme i sur la terrasse du casino, elle mordille l’intérieur de sa joue en repliant finalement les pans de sa veste autour de son buste, ayant tout juste le temps de considérer l’idée de rentrer chez elle sans le précieux sésame de nicotine quand, sur son épaule, elle sent un tapotement délicat. Pivotant alors sur ses jambes mises en valeur par ses talons, sa longue chevelure brune effectue un mouvement souple quand elle se retourne pour faire face à Bel qui, tout sourire, a eu le temps d’abandonner son uniforme et de changer de coiffure. "Il suffisait de demander." le sourire de Bel est suffisamment contagieux pour que Yasmin l’imite et, baissant un instant les yeux vers le paquet de cigarettes tendu, elle ne résiste pas bien longtemps avant d’approcher ses doigts pour en extraire une tige de poison. ’’C’est inclut dans le service, mademoiselle ?’’ prenant une mine suspicieux pendant quelques secondes, elle rompt rapidement son masque pour un sourire plus franc et malicieux tandis qu’elle coince sa cigarette entre son index et son majeur. ’’Tu as un briquet ?’’ il faut espérer que oui parce que la lieutenant n’en a aucun sur elle — reste l’option des hommes présents autour d’elles mais, étrangement, Yasmin n’a aucune envie d’échanger avec eux. Pour ainsi dire, elle ne voudrait parler à personne mais la spontanéité et la fraîcheur de Bel lui font du bien, alors elle pousse deux chaises à une table de la terrasse, comme pour l’inviter à s’asseoir avec elle. ’J’aurais mieux fait de rester chez moi avec ma fille,’’ dit-elle en glissant sa main libre dans ses cheveux pour les repousser en arrière ’’Au lieu de ça, je l’ai laissée à une baby-sitter aussi aimable qu’une porte de prison pour tenter de me faire apprécier par mes collègues qui, de toute façon, me détestent.’’ elle hausse les épaules l’air de dire « je m’en fiche » mais le sourire qu’elle tend à Bel est teinté d’une certaine tristesse ’’Dis-moi à quel point c’est pathétique. Vas-y, et ne prends pas de pincettes.’’ mais vu le franc-parler de la gamine, elle n’en doute pas. Et c’est justement ce dont elle a besoin.

En tant que policière aguerrie, qui est confrontée aux pires criminels qui puissent exister, Yasmin est habituée à déceler toutes les choses qu’on ne dit pas. Elle croit, naïvement, qu’elle est parfaitement capable de mettre en évidence tous les mensonges et omissions qu’on dissimule volontairement ou non, et elle porte une confiance aveugle en son jugement et son instinct, qu’elle pense aiguisés. Mais ce qui est aveugle, en cet instant, c’est elle. Parce qu’elle ne voit absolument rien de potentiellement séducteur dans le rôle joué par Bel, ne devine pas le moins du monde que la jeune femme a pressé le pas dans les vestiaires pour la rejoindre au-dehors, et imagine encore moins qu’elle puisse la considérer — elle, si vieille et pathétique en cet instant — comme une potentielle cible amoureuse. La preuve que son radar de méfiance n’est pas aussi pointu qu’elle aime le croire. Aussi, lorsque la serveuse débarque tout sourire avec l’offrande d’une cigarette généreusement donnée, Yasmin ne voit rien d’autre que la chaste complicité établie avec celle qui a ruiné sa robe — et inversement. "Ça dépend des clients..." coinçant l’extrémité de sa cigarette entre ses lèvres, qu’elle tient toujours entre son index et son majeur, Yasmin incline légèrement son menton en avant pour que sa tige de nicotine puisse atteindre la flamme du briquet, pour une première bouffée hautement salvatrice "... pour vous, oui." elle ferme les yeux durant quelques courtes secondes, se laisse emplir par cette sensation d’apaisement qu’elle sait être fallacieuse puisque ses poumons doivent être tout sauf apaisés, n’est-ce pas ’’Être recouverte d’alcool me donne le droit d’être VIP, alors ?’’ elle tourne les paroles de Bel en dérision sans même s’en rendre compte, ne voit pas les lianes de la séduction, n’entrevoit même pas la possibilité qu’elles puissent exister ; quelle cruche cette policière, ouais.

Assise sur sa chaise sur la terrasse, elle croit élégamment ses jambes, dont la peau veloutée est à peine dévoilée par le glissement de sa robe fendue, qui laisse entrevoir le côté de sa cuisse ainsi que la naissance de son genou, pendant qu’elle étale toute la misère de sa situation — ou une partie, certes. "Vous ne la laissez pas souvent seule ?" tapotant le bout de sa cigarette pour en faire tomber la cendre, elle ondule du menton pour tourner ce dernier vers Bel ’’Quand je n’ai pas le choix… Je l’élève seule et je travaille, alors c’est parfois compliqué pour s’organiser.’’ enfin, ce soir, elle ne travaillait pas… Et preuve en est, elle aurait dû rester sagement chez elle avec sa gamine, à profiter d’une pizza livrée et d’un film quelconque choisi par Derya. Mais elle a préféré tenter sa chance auprès de ses nouveaux collègues avec l’espoir vain de faire bonne impression, cette fois, avant que les rumeurs concernant les accusations de meurtre soient portées à leur connaissance… On peut dire que c’est raté. Et elle se sent tellement conne qu’elle tire une longue latte sur sa cigarette, comme si celle-ci était responsable de ce fiasco de ce soir "Pathétique ? C'est eux qui sont pathétiques s'ils vous détestent. Vous êtes... merveilleuse." elle penche légèrement son menton sur le côté, semblant amoindrir l’affirmation élogieuse de Bel ; elle est bien gentille, que Yasmin pense en pressant ses lèvres charnues l’une contre l’autre pour réprimer un sourire attendrit ’’N’exagère pas.’’ - "Vous auriez pu me faire virer, ce soir. Mais vous avez décidé de rire de la situation et de ne pas vous en formaliser. Peu de gens auraient agi ainsi." tordant sa bouche dans une grimace, elle ose demander d’une voix un peu amusée ’’Dis donc, tu dois avoir des clients vraiment sympas pour dire ça…’’ mais pas de quoi se sentir merveilleuse, elle a seulement réagi comme une personne sensée et raisonnable ; ce n’est pas comme si Bel lui avait volontairement jeté son verre à la figure. ’’Je t’assure que ce n’est rien… Il n’y a pas mort d’homme.’’ et peut-être qu’elle côtoie suffisamment la mort pour savoir remettre l’échelle des priorités à sa place. En l’occurence, une robe tâchée ne nécessite nullement qu’elle tape un scandale.

"Vous n'avez clairement pas besoin d'eux," elle est plutôt sage et mature, cette gamine, et Yasmin lui concède confirmation en hochant son menton de haut en bas dans un mouvement vague, car dans le fond, elle aurait aimé pouvoir croiser un regard amical sur son lieu de travail. Est-ce vraiment si compliqué de ne pas être traitée comme la pire des raclures au détour de chaque couloir, alors même que l’enquête l’a incontestablement innocentée ? "Par contre, si vous avez besoin d'une meilleure baby-sitter, j'veux bien vous prêter main forte. Enfin... ça dépend de l'âge de votre gamine : vaut sûrement mieux pas me confier un nourrisson." elle émet un petit rire amusé en tirant de nouveau sur sa cigarette, l’appuyant ensuite sur le bord d’un cendrier posé sur la table pour fouiller dans son sac-à-mains afin d’en sortir son carnet de notes — qu’elle trimballe partout avec elle à la demande de son ancienne psychologue, ainsi qu’un stylo qui lui sert à griffonner rapidement son numéro de téléphone sur une page au-hasard. L’arrachant ensuite d’un geste sec, elle la replie délicatement avant de la tendre vers Bel, le papier coincé entre deux doigts ’’Elle a huit ans, adore les films d’horreur, le rugby et les Monster Truck. Si tu penses pouvoir tenir le choc, contacte-moi et on fera un essai.’’ agrémentant sa proposition d’un sourire complice, elle se tourne pour récupérer sa cigarette avant de déplier ses jambes pour quitter sa chaise. ’’Merci pour la clope, Bel.. Comment tu rentres chez toi ? Tu veux que je te dépose ? Ma voiture est garée au parking.’’

Bel voulait se faire pardonner et sa volonté est largement exaucée, consommée dès que l’extrémité de la cigarette s’illumine sous sa première aspiration apaisante, qui défroisse ses traits en même temps qu’elle abaisse ses épaules ; dieu que cela fait du bien. Il y a bien longtemps qu’elle n’avait plus ressenti le besoin de fumer, là, sans délai, comme une impulsion incontrôlable, mais après la soirée rocambolesque qu’elle vient de passer, elle s’autorise cette incartade bien méritée. "Vous faites quoi, comme boulot ?" le fond de sa gorge émet un petit ricanement entre ses lippes à peine espacées quand elle se penche pour tapoter le bout de sa clope au-dessus du cendrier, presque amère dans la forme. Ce métier, il l’a choisie autant qu’elle l’a embrassé mais, aujourd’hui, si la ferveur n’a pas changé, si elle ne nourrit aucun doute concernant sa vocation, elle sait qu’il est également la source de beaucoup d’angoisses. ’’Je suis lieutenant de police.’’ elle l’appuie d’un hochement du menton en ayant les sourcils relevés, l’ayant prononcé sans grande joie. Le menton tourné vers Bel, Yasmin appuie sa main libre sur son propre bras, les doigts qui tiennent la cigarette restant à portée de bouche, si jamais il lui faut adoucir les élans aigres qui passent sur sa langue. ’’D’où le fait que je t’ai fait passer un interrogatoire, tout à l’heure… Déformation professionnelle.’’ elle préfère en rire, tourne en dérision sa propre attitude bien trop protectrice — même avec les inconnues visiblement, avant de tirer une nouvelle latte de sa cigarette.

"Très sympas, ouais. Je viens à peine de commencer ce boulot et j'ai déjà été traitée de gamine trois fois. Oh, et un autre client m'a demandé mon numéro alors qu'il devait avoir l'âge de mon père" la lieutenant émet une grimace de dégoût, à moitié dépitée par ce qu’elle entend ; la surprise n’y est pas cependant, puisqu’elle est suffisamment coutumière des odieux personnages et des histoires sordides pour ne pas s’étonner de ce qu’elle entend ’’S’ils ne t’insultent pas quand tu refuses, au moins…’’ triste constat que de se rendre compte que la condition féminine revient à se réjouir de ne pas être insultée pour un simple refus, ouais "Je sais qu'il y a mieux, comme job... mais il y a pire, aussi. Ça va me permettre d’economiser, de m'acheter une moto et emménager ailleurs. J'ai besoin d’indépendance." il est clair que Bel serait mieux dans un environnement plus sain mais, cette perspective pourrait également s’appliquer à sa propre personne alors, elle préfère se concentrer sur un élément de la phrase que la brunette vient de prononcer ’’Tu aimes la moto, toi aussi ?’’ vu le sourire qu’elle porte, l’autre personne, c’est elle-même ’’Tu as ton permis, déjà ?’’

Il n’y a pas à dire, Bel lui plaît de plus en plus : dans le sens le plus chaste du terme, et elle commence même à l’envisager comme baby-sitter pour Derya ; un gage de confiance énorme quand on sait la façon dont elle choisit les personnes qui gardent sa fille. "Elle doit être sacrément badass pour ne pas avoir peur des films d'horreur à son âge ! Elle a l'air chouette, votre gamine." évidemment que cela lui fait plaisir, puisque les mères estiment toujours que leurs progénitures sont dotées d’un caractère tout à fait spéciale mais, dans ce cas précis, c’est vrai. ’’Si tu as vu les deux films de la Famille Addams, sache que ma fille, c’est Mercredi.’’ les tendances meurtrières en moins, heureusement, mais le reste est sensiblement semblable. Peut-être qu’évoquer Derya lui donne envie de la rejoindre un peu plus tôt et, abandonnant son mégot dans le cendrier après s’être levée, Yasmin se propose d’endosser la casquette de taxi pour Bel ; son instinct de mère qui parle, encore et toujours "Oh, ouais, je dirais pas non. J'habite pas très loin mais je prends le bus, d'habitude. Et à cette heure-ci... les bus sont remplis de drôles de personnages" - ’’Je n’en doute pas… Allez, viens.’’ lui adressant un sourire rassurant, la plus âgée lui fait signe de la suivre jusqu’à sa voiture. Aux abords du 4x4, elle ouvre sa portière et s’y installe en ôtant ses chaussures à talons, émettant alors un soupir de soulagement qui se transforme en petit sourire amusé ’’J’en pouvais plus… C’est vraiment inconfortables ces merdes.’’ les talons finissent par être balancés à l’arrière avant qu’elle attrape ses baskets pour les enfiler, avant d’attacher sa ceinture en reprenant la parole, Bel installée à ses côtés. ’’Tu m’indiques la route ?’’ le trajet en voiture ne dure qu’un bref instant, et une fois devant le domicile de la belle serveuse, elle lui rappelle, avec un sourire complice : ’’N’oublie pas de me recontacter pour rencontrer Derya, je suis sûre qu’elle va t’adorer. Fais attention à toi, d’accord ? Et appelle-moi si jamais tu as un problème.’’ sait-on jamais.