25 septembre 2024, 22h03

La soirée défile à une lenteur abrutissante. Je me sens déconnectée, absente, distraite. Elle ne fait pourtant que débuter, mais j'ai commencé dès l'ouverture aujourd'hui et je ne rêve que d'une chose : me débarrasser de mes godasses, me servir une bière, papoter avec ma coloc quelques minutes pour le compte-rendu quotidien de nos péripéties et enfin, m’écrouler sur mon matelas. Mais va falloir patienter encore un peu, parce qu'il y a du monde ce soir ! Plus qu'une demi-heure avant la fin de mon shift.

Je m'active, passant entre les tables avec plus d'aisance, plus de fluidité (et moins d'accidents) maintenant que je connais mieux les lieux. Comme si mon corps avait développé une sorte de radar, une connaissance plus approfondie de la salle, du nombre de tables, de l'emplacement des machines, et même des clients à éviter. Anton, par exemple. Un Russe friqué qui vient dépenser ses liasses un soir sur deux et qui manque à chaque fois de se faire bannir définitivement. Sauf que bannir un client plein aux as revient à se tirer une balle dans le pied pour l’établissement... alors il est toléré, du moment que ses excès ne dépassent pas une certaine limite. Il est même pas méchant au fond, juste (excessivement) bavard, relou et colérique lorsque son fric s’évapore un peu trop vite à son goût.

Lorsque je l’aperçois en train de rager contre une machine à sous, je prends un détour, longeant le mur au lieu d'emprunter le raccourci vers le bar. Manque de bol, Anton doit avoir un radar, lui aussi. "Mademoiselle ! Apportez-moi un nouveau Vodka Martini s'il vous plaît !" Je suis tentée de l'ignorer, mais il insiste sur les "Mademoiselle ! hey, mademoiselle !" jusqu’à ce que je perde patience et finisse par abdiquer. "Ça arrive tout de suite !"

Un passage rapide au bar, j'arrange un fond de vodka, du vermouth et trois olives dans un verre à pied, avant de retourner vers le Russe. Eh merde, il s'est détaché de la machine et se tient debout contre une table, visiblement en pause. Je connais cette posture : il va encore me tenir la jambe, c'est sûr. "Merci mademoiselle, vous pouvez l'ajouter à ma note" minaude-t-il avec son gros accent tandis que je dépose le verre sur sa table avec un demi-sourire. "Vous savez que j'ai presque gagné cinq-mille dollars, ce soir ? Ça grimpait, ça grimpait... et puis boum ! Je suis sûr qu'elles sont truquées, vos machines. Vous savez qu'en Russie..." J'accepte mon sort, voyant là une occasion de faire une pause, moi aussi. J’appuie une hanche contre la table, croisant les bras en l’écoutant d'une oreille distraite. "... mon père était un espion..." Ah bon ? Cool Anton, j'en ai rien à foutre.

Mon regard dévie, emporté par l’indifférence. Il balaie la salle, se pose sur des traits familiers, d'autres inconnus, jusqu’à ce qu'un visage en particulier ne se détache du reste de la foule.

No. F*cking. Way.

Un homme est assis à une des tables centrales en train de jouer au Black-Jack. Je cligne des yeux plusieurs fois, croyant avoir affaire à une hallucination. Moi qui pensais avoir oublié ses traits à cause de toutes ces années passées sans le voir et de l'absence de photos, je me rends compte que ma mémoire, elle, n'a rien effacé du tout. Une force incontrôlable s'empare de mes jambes et je lâche Anton en plein milieu de son monologue à propos de son père, les pupilles rivées sur... le mien, m'approchant assez pour confirmer son identité.

It's him.

J'avance jusqu’à me retrouver en face de lui sans jamais le quitter du regard. Les pensées s'entrechoquent dans ma tête mais aucune ne parvient à franchir la frontière de ma gorge. Je reste plantée là, muette, peut-être testant inconsciemment le lien entre nous.

Do you even remember me?

Un bourbon. Un putain de bourbon. Alors que je continue de le fixer, mon imagination s'emporte : j'me vois lui préparer ce bourbon derrière le bar, y ajouter quelques moutons de poussière - ceux qui doivent être là depuis des années, bien au fond sous le comptoir - et le lui verser sur la tête. Ça s'agite dans ma poitrine, ça tape de plus en plus fort, surtout quand il reporte son regard vers les cartes comme si j'étais juste une serveuse lambda. Le pire dans tout ça, c'est que ça fait mal. Et ça, je m'y attendais pas. Je croyais l'avoir rayé, zappé, gommé de mon histoire. Après tout, s'il m'a abandonné, c'est qu'il n'en avait rien à foutre, alors pourquoi je devrais lui garder cette place privilégiée que personne ne pourra jamais remplacer ? Non, mieux valait brûler ce trône jusqu’à ce qu'il n'en reste plus que des cendres. Appelez-moi Drogon, si vous voulez, et Westeros peut bien aller se faire foutre.

Mais les cendres rougeoient encore, semble-t-il.

J'sais pas quoi lui dire, ni même si je devrais dire quoi que ce soit ou si je ferais mieux de mettre les voiles et ne plus jamais me retourner. Mais non... j'ai pas envie de le laisser dans son ignorance béate. Parce que vu sa dégaine de mec bien nanti et content de passer sa soirée à claquer son fric dans un casino, il a pas l'air de se faire du mouron pour la gamine que j’étais. Pourquoi j'devrais le laisser s'en sortir si facilement ? Pourtant, y a rien qui vient. J'ai toujours ce problème dans les moments où je suis prise au dépourvu : le temps de la mise à jour est long et je reste plantée là sans rien dire, jusqu’à ce que mes neurones se reconnectent enfin et que je balance la pique la plus acérée qui me passe par l'esprit.

"Je t'ai pas trop manqué, à ce que je vois. Tu te souviens de moi, au moins ?" Nan, j'avais rien de mieux. Ça dégouline d’agressivité passive, c'est écoeurant. J'aime pas montrer quand quelque chose me déstabilise, et par-dessus tout, quand quelque chose me heurte. Mais j'ai déjà atteint mes limites, ce soir : la fatigue et la frustration ont limé toutes mes défenses. D'un point de vue extérieur, je dois avoir l'air d'une ex en pétard, et ça me débecte encore plus que les gens autour puissent s'imaginer un scénario du genre, alors je précise, au cas où y aurait des oreilles qui traînent, et aussi pour bien lui foutre la honte devant tout le monde, "Ta fille ? Isabel ?"

J'essaie de me raisonner. De me dire que je ne peux pas lui en vouloir de ne pas me reconnaître, que j'ai bien grandi depuis l'enfance, que mes traits ont changé, que je suis méconnaissable, mais... c'est faux. J'ai la même bouille que j'avais à l’âge où il a disparu de ma vie - c'est bien pour ça qu'on me demande sans arrêt de sortir ma carte d’identité ! Bon, ok, pas exactement la même, mais presque.

Ah. Ça y est. Ça lui revient. Un éclair de reconnaissance traverse enfin son regard. Et contre toute logique, cette petite lueur provoque une montée d’adrénaline ridicule dans ma poitrine, un soulagement lamentable. Sauf qu'au lieu de se précipiter à ma rencontre en versant de chaudes larmes, en m'expliquant qu'il a été kidnappé par un gang de pirates qui l'ont gardé prisonnier pendant toutes ces années (parce que c'est là l'unique raison acceptable qu'il pourrait m'offrir), il... s'excuse. Mais pas auprès de moi. Non, il s’excuse auprès de ses potes, sous-entendant que ma présence est en train de gâcher leur soirée.

"Tu ne sais pas ce que j'attends de toi ? Vraiment ?" Ma voix sort basse, étouffée par la colère que j’essaie de contenir. Chaque mot me coûte un effort considérable. J’ai envie de lui hurler dessus, de le secouer, surtout face à cette indifférence qu'il affiche. Non, pire, cet embarras. Il veut sauver la face ? Se dérober ? J'ai envie d'agir à l'inverse, de lui faire un scandale, là, au milieu du casino... Je pourrais. Je devrais. Il le mérite. Mais... non. C'est mon lieu de travail. Et ce n'est pas - ou plus - mon genre, de m'emporter. Parce que je me suis juré, il y a longtemps, de ne plus me laisser affecter par quoi que ce soit ou qui que ce soit. C’est ma seule arme pour me protéger, ma seule manière de survivre.

Il se détourne déjà, prêt à fuir. Et, malgré moi, je me retrouve à suivre son sillage comme un chiot abandonné, incapable de lâcher prise. "Je veux des réponses. Une explication." Et des putains d'excuses, mais bon, faut sûrement pas trop en demander à un type pareil. J’hésite à lui dire de m'attendre devant le casino pendant que je vais récupérer mes affaires, mais j'ai trop peur qu'il en profite pour disparaître encore une fois sans laisser de trace. Qu'il prenne l’opportunité de fuir, alors que je l'ai enfin en face de moi. Et je ne me pardonnerais jamais d'avoir laissé filer cette occasion de lui dire tout le bien que je pense de lui. Alors je ne le lâche pas d'une semelle, et je lui indique la sortie. "Allons dehors." Tant pis si je suis censée bosser pendant dix minutes encore - je trouverai une excuse s'il le faut.

Je presse le pas jusqu’aux portes automatiques qui s’écartent automatiquement sur mon passage, sans vérifier s'il me suit ou non. De toute façon, il ne pourra pas partir sans que je le voie. L'air frais de la nuit me brûle les poumons, presque autant que la cigarette que je vais me griller pour faire passer le stress qui me ronge de l’intérieur. Puis je me retourne lentement, inspirant profondément, m'armant de toute la force que je possède pour ne pas laisser la colère me consumer sur place.

Spoiler:

Il soupire avec cet air d'homme d'affaires excédé d'avoir à répéter trois mille fois la même chose à une stagiaire. On même dirait qu'il se retient de rouler des yeux, et je sens monter en moi une frustration viscérale. C'est vexant de constater que je ne suis qu'une contrainte dans son emploi du temps visiblement hyper chargé, mais au point où on en est...

Je le fixe, inspire et expire lentement par le nez pour me calmer, avant de lâcher. "Oui, c'est parce que t'es parti, papa." Il pense vraiment que je n'aurais rien à lui reprocher alors qu'il fait irruption sur mon lieu de travail au moment où je m'y attends le moins, pire, qu'il a l'air soûlé que j'aie osé lui adresser la parole ? Quelle autre raison je pourrais bien avoir de lui taper un scandale pareil ? Ce n’est pas de la rancœur anodine, mais celle qui a été ignorée, ravalée, au fil des années, celle qui me brûle de l’intérieur, que j'ai ressentie chaque fois que je voyais les autres pères, chaque fois qu’on m’a demandé pourquoi le mien n’était jamais là. Vraiment, le bon Dieu a bien dû se tordre de rire en me refilant des géniteurs pareils. Une mère narcissique et incapable de prendre soin d’elle-même et encore moins de sa propre fille, et un père tellement peu concerné par sa progéniture qu'il est surpris que sa gamine soit en rogne en le revoyant par hasard. Un père qui me toise comme si j’étais une intruse, un dommage collatéral, alors que c’est lui qui s'est volatilisé, sans un mot, sans un adieu, sans même une foutue carte postale pour me dire qu’il était toujours vivant.

J'arrive pas à croire que je doive justifier ma colère, qui me paraît pourtant légitime. Une seconde... il vient d'utiliser ce mot, justement. Ma vision se brouille sous l'effet de la fureur et de l’incompréhension. Ça veut dire quoi, ça ? Il essaie déjà de s'enfuir, le lâche, alors je fais un pas de côté pour lui barrer la route. "Comment ça, aucune 'légitimité' ?"

La colère et le choc me tiennent en joug pendant plusieurs secondes, m’empêchant de faire les rapprochements pourtant évidents. J'ai un mouvement de recul lorsque la réalité me heurte comme une boulet de canon en plein estomac. Il me parle de sa relation avec ma mère comme si... comme si finalement, je n'entrais même pas dans l’équation. Et si je n'entre pas dans l’équation, ça veut dire que je n'en ai jamais fait partie.