Good luck, kid

@Sergio Gutiérrez & Sara Gutiérrez
août 2024, Gutiérrez Creative Agency, Spring Hill

Sara aurait sans doute dû se réjouir en recevant la proposition de son père de boire un café ensemble, pourtant ça n'a pas du tout été le cas lorsqu'elle a réalisé que c'est dans son agence même qu'il voulait qu'iels le boivent. Ça fait des semaines qu'elle évite consciencieusement de croiser son père lorsqu'elle se rend à la GCA pour Gayle, et la voilà qui doit se jeter de son plein gré dans la gueule du loup parce qu'elle n'a pas su comment lui dire non. Pas qu'elle en a vraiment eu la possibilité, son paternel ayant toujours le chic pour présenter sa proposition comme la seule alternative possible, ne manquant pas de la justifier Elle déteste quand il fait ça, quand elle se sent obligée d'accepter parce que par A + B il lui a prouvé que c'était ce qu'il fallait faire. Et lorsqu'il vient lui ouvrir la porte avec un grand sourire, elle est tellement nerveuse qu'elle a l'impression que c'est à nouveau son premier jour à la GCA – c'est un peu le cas, avec ce nouveau patron. « Bonjour Sara. Je suis content que tu aies pu venir. Viens. » « Salut. » Elle essaie d'avoir l'air sereine, se forçant même à sourire, mais ne l'est pas du tout tandis qu'elle le suit à travers les couloirs de l'agence. Elle les connaît, tourne même la tête vers le bureau de Gayle en se demandant ce que l'agente a bien pu raconter à son paternel. Un regard lui suffit à comprendre que l'agente n'est pas là et qu'elle est seule dans sa merde – ce qui n'est peut-être pas plus mal quand on voit l'empathie de la Danbury. « Sam, tu peux aller nous chercher le café et les viennoiseries s'il te plaît ? » Sara n'intervient pas, suivant son père pour s'asseoir à son tour sur un des canapés de son bureau. Elle n'a aucune envie d'être là mais continue de forcer un sourire sur ses lèvres, d'agir comme si tout allait bien et qu'elle était ravie de partager un café avec lui. Elle ne l'est pas. Pas ici, en tout cas. « Alors, comment tu vas ? » Elle détourne son regard de la baie vitrée pour le poser sur son père qui a toujours ce foutu sourire qu'il n'a jamais en temps normal. « Bien et toi ? » Elle ment, elle ne va pas bien, son cœur bat tellement vite dans sa poitrine qu'elle le sent jusque dans ses oreilles et qu'elle déteste ça. Elle a l'impression qu'une épée flotte au-dessus de sa tête et menace à tout moment de se soumettre à la gravité pour la couper en deux. « C'est pour toi, si jamais. » Elle baisse les yeux vers ce qu'il désigne, une enveloppe sur la table basse, ses sourcils se fronçant légèrement alors qu'elle lit ce qui est écrit dessus. C'est à l'exact instant où elle comprend ce qu'elle contient que la jeune femme sent la lame froide s'abattre contre son épiderme. Ses yeux s'écarquillent et elle déglutit, réalisant que son palpitant bat encore plus vite que tout à l'heure.

Elle pourrait prendre sa première fiche de paie à la GCA – une putain de fierté, si on lui demandait – et partir, prétendre qu'elle a oublié un rendez-vous, qu'elle doit apporter quelque chose à Cesar, qu'elle avait promis à Diego de passer le voir à l'hôpital... Elle pourrait, mais à quoi bon ? Il sait, iels le savent tou·tes les deux, et faire comme si de rien était et prendre la porte ne changera pas les choses. Elle lui a menti, c'est vrai, mais elle reste convaincue qu'elle l'a fait pour de bonnes raisons. Alors au lieu de s'enfuir, la Gutiérrez lève les yeux vers son paternel pour affronter son regard. Le bon sens lui indiquerait sans doute de s'excuser, mais elle refuse de le faire. Elle n'a rien fait de mal. Elle a décroché un boulot qui lui plaît, pourquoi elle devrait avoir honte ? Parce qu'elle lui a menti. Elle aurait sans doute préféré ne pas avoir à le faire, mais est-ce qu'il lui a vraiment laissé le choix ? « T'aurais été d'accord ? » Sa voix est calme, Sara faisant de son mieux pour qu'elle soit neutre – ce qui n'est pas une franche réussite. Difficile de ne pas sentir à quel point elle est convaincue de déjà connaître la réponse à cette question qui cherche simplement à rétablir la vérité sur ce qui aurait pu se passer. Elle n'élève pas le ton, quand bien même elle sait pertinemment que ça ne durera pas. Elle connaît son père et elle se connaît : ça va péter, cette discussion va forcément finir en éclats de voix, en reproches et en colère mal gérée. Mais quitte à ce qu'il lui en veuille de lui avoir menti, elle voudrait au mois qu'il soit honnête. Est-ce qu'il aurait été d'accord, si elle lui en avait parlé ? Est-ce qu'il aurait été de son côté, si elle lui avait tout dit ? S'il est honnête, il reconnaîtra que non, que si elle avait osé lui en parler en face, il aurait désapprouvé l'intégralité de ses choix, de ses décisions, de ses agissements. C'est pour ça qu'elle lui a caché la vérité, parce qu'elle était intimement convaincue que cette discussion ne pourrait que mal se terminer. Elle n'avait pas besoin de se confronter à lui pour le savoir, et elle n'en avait pas non plus envie. Elle n'avait pas envie de justifier le métier qui lui permet enfin d'aller bosser avec un vrai sourire sur les lèvres, et pas un simulacre qu'elle force parce que c'est mal vu de faire la tronche devant les clients. Elle n'avait pas envie de faire face à ses critiques qui tapent toujours trop juste et font toujours trop mal. Elle n'avait pas envie de se disputer avec son père, et elle n'en a toujours pas envie. Pourtant aujourd'hui, elle se rend bien compte qu'elle n'a fait que repousser l'inévitable... et que l'inévitable s'apprête à lui exploser à la gueule.

(c) Miss Pie
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