Sydney, 2015.

« Cleo ! » Cleo cligne des yeux, et se retourne naïvement pour observer autour d’elle, cherchant l’autre Cleo qui aurait mis son nom dans la petite boîte dans laquelle la main du guitariste s’est plongée pour attraper un papier. Mais personne ne semble réagir. Denise, sa cousine, a un petit rire. « Cleeeeoooo ? » Et cette fois-ci, Cleo comprend avec horreur la situation : c’est Denise qui a mis son nom sur le papier. Elle donne un coup de coude à Cleo. « Allez, Cleo, tu chantes trop bien », elle s’exclame, apparemment très fière de son coup. Le visage de Cleo blêmit, avant de devoir cramoisie, et elle entend ses oreilles tinter. C’est une erreur, ce n’est pas possible. Elle ne va pas sincèrement monter sur scène, là, dans ce bar, pour chanter l’open mic, c’est littéralement impossible ?

Sauf que c’est possible. Son prénom est sur le papier. Et il n’y a qu’une chose plus forte que la timidité de Cleo : son besoin irrépressible de jamais déranger. Alors hors de question de faire des vagues, elle se voit se lever, son corps de guimauve, et quelques personnes crient des “wohooo” d’encouragement alors qu’elle se dirige vers la petite scène, éclairée d’une lumière tamisée. Elle se sent gauche, dans sa robe à carreau bleu marine un peu trop étriquée, ses cils collés de mascara Mabelline achetée au dollarstore, la moitié de ses boucles rousses relevées par une pince. Le goût du mauvais vin blanc collé à l’arrière de sa gorge, l’un des premiers verres qu’elle a pu boire légalement dans un bar. C’était le plan de la soirée, boire du vin, écouter de la musique dans un piano-bar, avec sa cousine chez qui elle passe une semaine à Sydney. Rien de plus. En tout cas, surtout pas chanter devant un public.

Elle monte sur scène, avec l’impression que son cœur bat littéralement hors de sa poitrine, dans ses oreilles, sur ses joues. Elle jette un regard affolée à la chanteuse de la soirée, une petite brune au regard perçant - le genre de regard qui envoie des frissons à Cleo, ceux qu’elle enfouie bien loin en elle avec l’interdiction de les relever de trop près. « C’est, euh, c’est ma cousine qui a mis mon prénom », elle bredouille, la bouche sèche, « j’avais pas prévu de… » Sa voix se perd. C’est trop tard, pas vrai ? Elle ne peut rien faire, si ce n’est attendre la punition, le ridicule dont elle va se couvrir. Elle espère simplement ne pas entraîner l’autre jeune fille dans sa chute, celle qui depuis le début de la soirée enchante le bar avec sa voix de velours et son sourire assurée.

@Jo Carter

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lieu: hors du temps (flashbacks) - Sydney - 2015.

C’est une idée à la con, elle l’a dit plusieurs fois à Billy. Seulement, il vient de New-York, born and raised, comme il dit, et il vit toute son existence comme s’il était le personnage principal d’un épisode spécial de Glee. Il pense que tout le monde est comme eux : à espérer percer dans l’industrie musicale, respirant, buvant, mangeant, dormant musique sans penser à rien d’autre qu’à ça. Ce n’est pas le cas. La plupart des clients d’ici ne sont que ça, des clients, qui au bas mot aiment bien l’ambiance des lieux, entre banquettes usées en skai, odeur de tabac froid et mauvais whisky vendu beaucoup trop cher. Certains d’entre eux ne savent même pas qu’il y a un orchestre, et pourtant, dans le mot piano-bar, il y a quand même le préfixe piano, alors elle les juge Jo, ces demeurés qui pensent se pointer pour une soirée banale comme les autres quand, avec Billy et le reste des musiciens, ils se donnent les moyens de leur laisser un souvenir impérissable. C’est elle qui remporte la palme de ça, celle qui les fait revenir en un clin d’oeil. Elle n’a pas besoin d’ouvrir la bouche en vérité, mais quand elle le fait, le monde bascule, et ça leur fait se demander comment ça se fait qu’elle chante dans ce bar miteux et pas sur une scène digne de ce nom.

Toujours est-il qu’elle a toujours pensé que le jeu instauré en milieu de set par Billy était merdique. Ce soir, alors qu’elle voit une petite gamine terrifiée s’avancer vers la scène qu’ils ouvrent aux volontaires au terme d’un tirage au sort stupide, elle ne peut s’empêcher de penser autrement. Elle est mignonne, mais elle a l’air paniqué, et ça le fait kiffer l’autre con à qui Jo lance un regard qui, soudainement, lui fait perdre son sourire. Elle le fixe, se sert de la télépathie pour lui dire qu’ils en parleront plus tard et se contraint à la risette rassurante à l’encontre de la petite qui monte enfin et qui s’adresse à elle. Pauvre gosse, elle va s’humilie. C’est marrant qu’elle la perçoit comme une gamine quand elle n’est pas beaucoup plus âgée qu’elle en réalité, simplement ça fait déjà près de cinq ans qu’elle traîne sa bosse à Sydney, Jo a arrêté d’aspirer à une vraie jeunesse depuis bien des années.

Elle se rattrapera plus tard, ce n’est pas le sujet "OK, Cleo, c’est ça ? Moi c’est, Jo." Elle lui demande à nouveau son prénom. Elle a du mal avec ça Jo, elle les retient à peine, alors elle s’en assure, pas certaine d’en faire quoi que ce soit plus tard, mais pour la présenter tout de suite, ça lui sera plutôt utile. Dans le micro, elle susurre "Mesdames et messieurs, je vous demande d’applaudir Cleo. Plus chaleureux que ça, faites en effort !" Elle insiste, lance clins d’oeil et sourires bouche fermée aux réfractaires qui cèdent, pas sûrs de ce qui se cache derrière le regard sombre de la chanteuse, avant qu’elle ne se tourne vers sa comparse du soir. Elle entend sa voix fluette, se rend compte qu’elle est directement liée à ce qu’elle ressent — autrement dit, elle se brise parce qu’elle a les foins, et ce n’est pas bon. Elle lui fait, la détournant un instant du public pour se figurer en aparté de l’énergie de la rousse qu’elle jauge d'un regard de la tête aux pieds "T’as déjà fait ça avant ?"

Sydney, 2015.

La brune fait partie de ce groupe auquel Cleo n’appartiendra jamais, elle : les gens charismatiques, qui peuvent commander l’attention sur eux, qui savent comment la manier, la modeler, s’en jouer. Depuis petite, Cleo sait qu’elle n’est pas comme ça, ne le saura jamais, elle est la gamine timide, qui béguaye quand elle parle, dont les joues rougissent trop vites. Combien de fois s’est-elle faite reprendre par ses parents ? Articule, Cleo. Parle plus fort, Cleo. Ne mets pas ta main devant ta bouche quand tu parles, Cleo. Tiens-toi droite, Cleo. On regarde les gens dans les yeux quand on parle, Cleo. Cleo est persuadée, en cet instant, que la brune va lui dire une chose similaire, la gronder, lui signaler qu’elle n’a rien à faire-là. "OK, Cleo, c’est ça ? Moi c’est, Jo." Et elle lui adresse un demi-sourire encourageant. Cleo hoche la tête, clignant des yeux comme une biche prise dans des phares. "Mesdames et messieurs, je vous demande d’applaudir Cleo. Plus chaleureux que ça, faites en effort !" Les applaudissements ne font qu’emballer le coeur de Cleo, qui se demande si elle va frôler la crise cardiaque. Elle a envie d’hurler au public, de leur dire de détourner les yeux, de la laisser tranquille. Elle pense à son piano, dans sa chambre, à la facilité qu’elle a, quand elle est dans son monde.

Jo écarte le micro, pour qu’on ne l’entende pas, et reporte son attention sur Cleo. "T’as déjà fait ça avant ?" Le mensonge est considéré un bref instant, parce qu’elle ne veut pas se ridiculiser encore plus, inquiéter la brune qui est là pour chanter et probablement passer un bon moment. Mais Cleo se dit que ça ne sert à rien, la nervosité émane de ses pores, ça se voit, qu’elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait là. Elle secoue la tête. « Non », elle souffle avec une petite grimace. Denise l’a entendue chantonner à la maison, rien de plus, même devant ses proches, Cleo est affreusement timide. « Mais, euh, j’ai pris des cours de musique toute ma vie », elle ajoute quand même, la seule bouée de sauvetage à laquelle elle peut se raccrocher, la technique, pour essayer de montrer à Jo qu’elle n’est pas qu’une vaste blague. « Mais je chante dans ma chambre », elle avoue à voix basse, les joues brûlantes d’une honte enfantine. Jo ne semble pas beaucoup plus âgée qu’elle, mais déjà plus grande, plus assurée. Elle inspire. « Je suis désolée », elle bafouille, gênée, gênante. « Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’on chante ? » Elle demande, le souffle court, essayant de reprendre sa respiration - elle en aura besoin, pour tenir ses notes, si elle veut faire un minimum d’efforts.


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Le charisme, c’est une question de faux-semblant. Jo n’est pas plus grande  que Cleo, elle porte juste des talons qui en donnent l’impression. Du haut de son mètre cinquante-quatre, elle ne paie pas de mine au milieu d’une foule en vérité. Elle est très belle, elle l’a toujours été, ce n’est toutefois pas ce qui l’a aidée dans la vie ; ce qui l’a fait, c’est de considérer que tout lui est dû, qu’elle mérite qu’on la remarque, tandis que le monde autour lui appartient sans concession de sa part, sans doute non plus. Ainsi, s’auto-convaincre d’avoir sa place sur le Mont Olympe, c’est un super-pouvoir qu’elle ne braderait pour aucune autre. Elle n’a peur que d’une chose, que d’une personne, et elle ne se trouve pas ici ce soir, alors elle peut envisager les lieux comme son fief. Ici, elle est chez elle. Jo est une reine autoproclamée certes, elle n’a pas démérité de régner, et elle le sait, ou en tout cas, elle fait en sorte de s’en persuadée, et putain, ça marche. Elle est douée, ça aussi ça l’aide dans le milieu dans lequel elle évolue ; si elle n’était qu’ambitieuse, elle ne ferait pas grand-chose, mais elle a du talent, et c’est reconnu. Qu’en est-il de Cleo ? Elle lui pose la question, ne tire pas de conclusions hâtives malgré l’apparence qu’elle lui donne. Elle paraît frêle, elle paraît timide, mais encore une fois, d’un coup d’oeil, elle note qu’elle est mignonne, et que c’est un avantage en dépit du fait qu’elle semble déjà se liquéfier sur place.

Elle la prend à part, entre le saxo et le piano. Elle ne veut pas l’effrayer, elle ne veut pas que les clients derrière elles l’effrayent ; certains sont des connards qui attendent le bon moment pour humilier le courageux qui les divertis. Jo ne consent jamais à leur donner cette force, c’est pour ça qu’elle excelle. Le public a le pouvoir, mais elle en a plus encore, c’est son mantra "Génial, c’est quoi ton instrument fétiche ?" Elle apprend qu’elle connait la musique, c’est rassurant. Elle veut savoir de quoi elle tâte, ce qu’elle maîtrise, bien qu’en théorie, tous les musiciens peuvent prétendre à jouer tout et n’importe quoi en ayant suivi des cours de musique. Dans la pratique, c’est nuancé. Jo, par exemple, elle a joué du piano toute sa vie, elle connait la musique, elle aussi, et pourtant, elle ne sait pas jouer du putain de violoncelle. Une chance, elle n’aime pas particulièrement ça, de toute manière.

Elle apprend qu’elle chante dans sa chambre, ça la fait sourire pendant que du bout des doigts, elle lui remonte les bretelles de son top. Elle n’a pas envie qu’on la regarde pour les mauvaises raisons. Dans le public, il y a des connards et des pervers, elle a appris à les repérer d’un coup d’oeil, ces bâtards "Il faut bien commencer quelque part, non ? Elle est comment ta voix ?" Elle pressent qu’elle sera dure avec elle-même. Elle ne s’explique pas pourquoi, mais son attitude ressemble à celle des gosses qui disent pardon pour rien. Oh, oh, bingo. Elle s’excuse et ça la fait secouer la tête de droite à gauche, redresser le maintien de la tignasse rousse qu’elle a rassemblé dans une pince pour qu’elle soit rien de moins qu’à son avantage "Et pourquoi t’es désolée ? Pas besoin, ça va être amusant." Elle le lui assure parce qu’elle y croit, même si une partie d’elle redoute qu’elle perde ses moyens, qu’elle se mette à chialer et qu’elle finisse par se barrer en courant de la scène. Sois optimiste Jo, donne pas l’occasion à Billy de te répéter que t’es qu’une petite conne doublée d’une râleuse. Elle ajoute en posant ses mains sur les épaules de Cleo, lui lève la tête pour qu’elle la regarde en les posant brièvement sur ses joues "Hé, on est tous là pour t’aider, pas pour t’enfoncer, d’accord ?" Si elle en doute, elle est prête à le lui rentrer de force dans la tête. Ce n’est pas un dîner de cons, c’est un moment ludique, fun, sympa. Parfois, c’est vrai qu’il y a des clowns qui montent sur scène, mais de façon générale, quand un nom termine dans le tirage, c’est que la personne en question sait y faire. Il n’y a pas de piège, c’est juré "Tu connais Please Don’t Stop the Music de Rihanna ? Billy nous a pondu une version jazzy qui claque pas mal, t’as envie de tenter ? T’es pas obligée." Elle le lui précise, elle ne l’a pas encore fait. Si elle n’en a pas envie, elle peut toujours tourner les talons et refuser.

La lumière ne semblait pas si vive lorsque Cleo était assise à sa table, peut-être parce que les spots tamisés sont tournés vers la scène et non le public. A présent, elle a le sentiment de projecteur braqué sur elle, d’avoir été mise sous un microscope, le jugement déjà pendu au bout des lèvres des gens qui l’observent. Elle ne comprend pas comment Denise a pu croire que c’était une bonne idée de l’envoyer là, n’importe qui ayant passé plus d’une heure avec Cleo sait combien elle est maladivement timide. Cleo sent grandir en elle une angoisse presque paranoiaque, se demandant si sa cousine cherche simplement à l’humilier en public. Ce n’est pas son genre, pourtant, Denise est gentille, souriante, le genre de cousine qui joue au grande sœur. Elle veut peut-être simplement sortir Cleo de sa carapace - cela semble être un défi pour les gens, comme si son effacement était une invitation à la changer, un test pour les plus acharnés. Un test que Jo, malgré elle, va se retrouver à passer. "Génial, c’est quoi ton instrument fétiche ?" Cleo a un sourire, parce qu’on arrive sur un terrain qui la rassure presque. « Le piano », elle confie, avec l’impression de donner un petit bout précieux d’elle. « Et toi ? » Elle demande, curieuse. « J’ai déjà fait des récitals devant des gens, mais c’est pas… Aussi impressionnant que ça », elle murmure, avec un petit coup de tête vers la salle. Dans un récital, elle est dans sa bulle, son visage tourné vers la partition. Là, il faut performer. Et Cleo déteste l’idée. Même lors des spectacles de danse classique qu’elle a fait, plus jeune, elle se rendait malade d’angoisse, préférant être reléguée au dernier rang. Primrose, au premier rang, elle, brillait. Cleo aime s’entourer de gens derrière lesquels elle peut se cacher et se faire oublier.

Cleo essaie de calmer sa respiration, mais le geste de Jo sur les bretelles de sa robe ne l’aide pas, une série de frissons piquant l’arrière de sa nuque. "Il faut bien commencer quelque part, non ? Elle est comment ta voix ?" Cleo ne sait pas se mettre en avant, n’aime pas répondre à des questions sur elle ; mais elle est une enfant bien élevée, on lui pose une question, elle répond. « Euh, plutôt soprano, même si j’essaie de travailler mon registre grave, mais c’est dur », elle explique, bonne élève, incapable de dire quelque chose de spécifique ou de positif, elle préfère s’en tenir aux faits, les notes qu’elle peut atteindre ou non. Elle se sent inadéquate devant Jo, qui pourtant continue de sourire et de la rassurer. "Et pourquoi t’es désolée ? Pas besoin, ça va être amusant." Cleo se demande si Jo lui ment, par politesse, mais elle décide de s’autoriser à croire à sa sincérité, ne serait-ce qu’une demi-seconde, pour alléger un peu l’angoisse - angoisse qui revient comme un élastique tendu dès que Jo touche ses épaules, ses joues, et que Cleo doit s’ordonner mentalement de ne pas détourner le regard sans pour autant laisser les circuits éléctriques dans son estomac s’allumer. "Hé, on est tous là pour t’aider, pas pour t’enfoncer, d’accord ?" Cleo hoche la tête et tente un sourire vaillant qui ressemble accidentellement à une grimace. "Tu connais Please Don’t Stop the Music de Rihanna ? Billy nous a pondu une version jazzy qui claque pas mal, t’as envie de tenter ? T’es pas obligée." Cette fois-ci, les lèvres de Cleo s’étirent en un vrai sourire, par réflexe, parce qu’elle se sent rassurée, et s’exclame avec une honnêteté presque enfantine : « J’adore cette chanson ! » Et c’est vrai, elle n’a pas peur de mentir, elle a toujours aimé la pop, même si elle l’écoute en secret sur son radio-réveil, dans sa chambre, parce que ses parents détestent ça. « Je… Je peux voir la partition ? » Elle demande, parce qu’elle a besoin du confort des notes, du solfège, qui pourront lui donner une vague idée de l’énergie de la chanson - même si ça ne lui donnera pas les clefs de l’interprétation, du charisme, de la prestance. Elle observe les notes rapidement, consciente qu’elle prend trop de temps, qu’elle dérange, et elle relève le visage vers Jo. « Je, euh, ça a l’air cool », elle avoue. « Je ne m’y connais pas assez bien en jazz, mais je vais faire de mon mieux », elle dit, se dévalorisant toujours au passage, mais essayant d’être de bonne volonté.


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"Cool, on a un point commun." Le piano, c’est le truc de Jo. Elle se souvient à peine de l’instant où son père l’a mise devant le clavier de celui qui trônait dans la salle de répétitions de ses frères, installée dans le grand hangar derrière la maison familiale de Dalby, mais elle se souvient que très vite, elle a su où placer ses mains et quoi faire avec pour alterner entre le blanc et noir afin de tester les graves et les aiguës. Ça l’amusait beaucoup, c’était ludique, ça parlait à son coeur d’enfant qu’elle n’est pas restée très longtemps à partir de là. C’est vrai que ça a été erratique au début, son apprentissage du piano, et puis autour, on s’est rendu compte qu’elle avait peut-être bien l’oreille pour, et qu’il fallait en faire quelque chose. Reproduire des suites de notes qu’on lui donnait à la place des exercices de calculs et de grammaire, ça a a fait l’affaire pendant un temps, et puis enfin, son père a voulu exploiter le filon en lui faisant prendre des cours. La suite, on la connait "Ouais je sais, c’est impressionnant." Toutes les scènes le sont, même les plus petites "C’est tout petit, t’as l’impression de pouvoir sonder l’âme de tous ceux qui sont présents d’ici. Mais je te promets qu’en vrai, tu risques rien." Une idée lui effleure l’esprit. Ses grands yeux marrons effilés comme ceux d’une biche par l’eye-liner s’écarquillent, et elle se met à chuchoter en inclinant doucement la tête vers Cleo "Hé, tu veux mon astuce ?" La classique, celle qui fonctionne à tous les coups "Imagine les gars des premières tables en sous-vêtements. Quand ton imagination aura décidé qu’ils portent des portes-jarretelles avec des chaussettes jaunes à petits pois rouges, t’auras plus peur de l’humiliation." Tout le monde a le trac, elle a envie de le lui dire, mais elle ne veut pas paraître trop complaisante. Certains l’ont moins que d’autres en plus, ce n’est pas une vérité universelle. En ce qui la concerne, elle n’y coupe pas ; c’est rentré, ça reste niché entre son coeur et son estomac et la pousse à pencher vers des rituels débiles qu’elle gardera longtemps, pour ne pas dire toute sa vie — ses dents qu’elle compte du bout de sa langue par exemple, elle ne sait même pas d’où ça lui vient, et ce n’est pas important sur le moment.

Ce qui l’est, c’est de rassurer cette fille qui semble fondre sur place. Un léger rire s’échappe de la gorge de Jo quand elle lui demande de qualifier sa voix et qu’elle choisi de pencher vers le rationnel. Elle utilise de vocabulaire de professionnels, ça lui fait lui dire "Hm, tu donnes quand même grave l’air de savoir de quoi tu parles, miss Soprano." Ce qui détend Jo, lui fait entendre que ce soir, ils ont peut-être tiré le bon prénom. Elle est effrayée, Cleo, c’est vrai, mais ce n’est que l’appréhension d’être tirée de sa zone de confort, elle en est persuadée. Ainsi, Jo la touche, Jo la rassure, Jo veut qu’elle se sente à son aise et partage avec elle le titre de la chanson qu’elles vont chanter. Elle est contente qu’elle lui plaise, tandis qu’elle, elle est surprise de l’entendre demander la partition "Tu veux aussi jouer ?" lui propose-t-elle sans y penser "Tu te sentirais plus à l’aise ?" Elle tend le bras en arrière, replie ses doigts pour indiquer à Billy qu’elle a besoin de la partition qu’elle refile à Cleo qu’elle ne lâche pas des yeux.

Ils ont un timing à respecter, mais elle s’en cogne un peu ce soir, curieuse de découvrir si son instinct est le bon et si, comme elle le pressent depuis de longues secondes maintenant, son prénom n’a pas atterri par mégarde dans le tirage de ce soir. Elle observe la jeune fille consulter la partition, lui adresse un léger sourire lorsqu’elle relève la tête, et qu’à nouveau, elle met ses capacités en doute. Jo lui dit tout net, refusant de l’entendre mépriser ses capacités "Et on te demande pas de t’y connaître en quoi que ce soit." Bon, on lui demande quand même de savoir chanter parce que sinon, bonjour la honte, mais à part ça ? "On te demande juste de profiter du moment. Par contre, on va devoir accélérer le mouvement là, ça commence à s’impatienter derrière." qu’elle lui fait finalement, jetant un regard par-dessus son épaule pour fixer d’un regard peu amène les types des premières tables à qui elle finit par offrir un flambant doigt d’honneur qui les fait glousser comme des collégiennes conquis par les mots d’amour d’un amoureux plus vieux qu’elles.

Un point commun, le piano. Cleo s’y accroche avec force, parce que du reste, elle ne pense ressembler en rien à Jo - à part peut-être leur taille, tiens. Alors elle garde l’histoire du piano comme un joyau porte-bonheur dans sa poche, au même titre que la bienveillance de Jo qu’elle garde précieusement près d’elle. "Ouais je sais, c’est impressionnant." Cleo est rassurée d’entendre Jo le confirmer. Habituellement, la plupart des gens essaient de combattre sa nervosité en lui disant qu’elle exagère, que rien n'est aussi grave ou stressant qu’elle le pense. Entendre que oui, cette scène est impressionnante, valide ses sentiments et, étonnemment, la calme un peu. "C’est tout petit, t’as l’impression de pouvoir sonder l’âme de tous ceux qui sont présents d’ici. Mais je te promets qu’en vrai, tu risques rien." Cleo hoche la tête, pour essayer de se convaincre elle-même. Mais elle a toujours l’impression de risquer sa vie, ne serait-ce que parce qu’elle a souvent peur que l’angoisse accélère tant son cœur qu’elle frôlerait la crise cardiaque. C’est ce qu’elle ressent quand une crise d’angoisse la prend et qu’elle s’imagine qu’elle n’arrive plus jamais à respirer correctement. "Hé, tu veux mon astuce ? Imagine les gars des premières tables en sous-vêtements. Quand ton imagination aura décidé qu’ils portent des portes-jarretelles avec des chaussettes jaunes à petits pois rouges, t’auras plus peur de l’humiliation." Cleo a un petit rire, qui lui fait du bien, et elle jette un coup d'œil à la foule. « Des chaussettes jaunes à petits pois rouges », elle répète. « Oui, ça peut marcher », elle murmure avec détermination.

Jo la sonde sur sa voix, lui propose une chanson, et Cleo sent une éléctricité dans le bout de ses doigts, celle qu’elle a, parfois, quand elle rentre dans sa petite bulle de créativité, cette zone dans laquelle elle se sent en sécurité, inspirée. Elle en oublierait une demi-seconde que des inconnus la regardent. "Tu veux aussi jouer ? Tu te sentirais plus à l’aise ?" Cleo secoue la tête de droite à gauche immédiatement. « Oh, non, ils sont meilleurs que moi », elle dit en parlant du groupe avec eux. « Je préfère rester concentrée sur le chant », elle avoue d’une petite voix, parce que ça risque déjà d’être un certain défi.

La partition lui parle, elle est curieuse de l’entendre jouer, imagine qu’elle arrive à se greffer sur le rythme, si elle peut toutefois sortir un son de sa bouche dans ce maudit micro. "Et on te demande pas de t’y connaître en quoi que ce soit. On te demande juste de profiter du moment. Par contre, on va devoir accélérer le mouvement là, ça commence à s’impatienter derrière." Immédiatement, le cœur de Cleo se contracte, et le rouge lui monte aux joues, parce qu’elle est consciente de déranger, de ne pas être la bonne personne à avoir été tirée. « Je te suis », elle bredouille, parce qu’à ce stade, Jo est sa bouée de sauvetage.

On lui met un micro dans les mains, on vérifie qu’il marche, il y a quelques applaudissements dans la salle, Cleo entend Denise qui crie un petit wohoooo. C’est trop tard pour faire demi-tour. Allons-y. Cleo ne regarde pas le public, quand la musique commence, préférant se concentrer sur les musiciens pour ne pas rater son entrée, et pourtant, quand la première phrase arrive, elle ouvre la bouche, et rien ne sort, elle rate les premiers mots, Jo la regarde, et Cleo sent qu’elle va vomir mais elle se reprend, rentre sur la deuxième phrase. Elle est droite comme la justice, immobile, concentrée sur les paroles, sa respiration, l’angoisse brûlante dans ses veines, jusqu’à qu’elle réalise que non, ce n’est pas exactement de l’angoisse, la consistance et la température sont différentes. L’adrénaline. Elle commence à sentir ses pieds bouger, ses épaules, elle rate quelques notes, mais elle ne tourne plus le dos au public, elle ne les regarde pas encore pour autant. Le temps change de consistance, la musique s’accentue et le premier refrain arrive et Cleo tente d’harmoniser avec la voix de Jo, priant pour ne pas faire n’importe quoi.

Un solo de piano, et Cleo ferme les yeux, secoue sa tête, sourire en coin, elle bouge ses mains, lance un coup d’oeil au public, ils ont des chaussettes stupides et des caleçons à motif de Noël, elle décide, alors elle part sur le second vers, elle réalise qu’elle chante plus fort que tout à l’heure, que sa respiration lui permet de tenir les notes plus longtemps, elle se trompe de paroles une fois, reprend, se rattrape à Jo qui opère comme un phare pour elle, et Cleo s’étonne de se sentir presque danser, occupant l’espace sur la scène, plus si immobile, plus si gauche, répondant à la présence de Jo, parce que c’est un duo, qu’elles sont callées sur la même musique, et que le saxo résonne et s’accorde avec les battements de son coeur, l’emportant dans un tourbillon d’émotions qu’elle n’arrive pas encore à nommer.


@Jo Carter

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Dans le futur, Cleo pourra se targuer d’avoir connu le bon côté de Jo Carter. Son histoire familiale mise à part, ses traumatismes mis à part, elle n’a pas encore connu l’échec cuisant, alors elle est prompte à l’entraide et aux conseils, en donnant quelques-uns à ceux qui en ont bien besoin. Elle ne connait pas la jalousie envers ceux qui aspirent à la même chose qu’elle. Elle sait ce qu’elle vaut, de ce fait elle ne rechigne pas à tendre la main. Elle l’a fait avec Laurie durant toute leur adolescence, la dominant parce qu’elle est comme ça, qu’elle n’a jamais douté de rien, surtout pas d’elle, et que c’est dans ses gènes l’autorité, la brusquerie, la violence. Malheureusement, ça la rend coupable d’écraser les faibles, mais promis, elle ne le fait pas (toujours) exprès. Ce soir, elle n’a pas l’intention d’écraser Cleo, elle veut la guider. Elle fait ça depuis qu’elle a cinq piges, jouer, chanter, se produire sur scène, elle sait de quoi elle parle, ainsi elle encourage la gamine qu’elle a en face d’elle en lui donnant des astuces, en lui faisant comprendre que personne n’est ici pour l’enfoncer. Peut-être que le public sera moins indulgent, mais la chanteuse en fait son affaire. Elle, elle n’a pas peur du regard des autres, s’ils s’en prennent à Cleo, elle montrera les crocs, les fera virer de son royaume, ou le fera elle-même si c’est nécessaire.

La tension monte en même temps que le public s’impatiente. Cleo choisit de se concentrer sur le chant, Jo le comprend. Elle la précède après avoir remis à sa place ceux qui commencent à laisser des commentaires s’échapper de leurs sales bouches endolories par le mauvais whisky. Dans sa petite robe noire moulante, elle s’agite, attire les regards et les pensées sans prétendre un instant qu’elle ne mérite pas d’être ainsi désirée. Elle lui montre où se placer, elle lui tend son micro et lui fait un clin d’oeil qui a pour but de la mettre à l’aise. Jo l’est plus que n’importe où d’autre, jamais plus à l’aise perchée sur une scène qu’elle ne l’est ailleurs. Elle se sent à sa place partout, certaine d’être là pour une bonne raison, mais sur scène, ça fait plus de sens encore : née prête, c’est ce qu’elle est. L’adrénaline est déjà bien infusée chez elle, ça fait un moment qu’elle chante ce soir, et ça sert son énergie féline, aussi douce qu’elle est dure quand elle ne se force pas à prouver de quel bois elle se chauffe. Elle laisse le piano aux garçons, elle veut accompagner Cleo qui ne sait pas à quelle sauce elle va être mangée. Jo ne redoute pas ce à quoi elle va se heurter, elle a une bonne intuition à propos de la rousse qu’elle invite à commencer.

Elle ne le regrette, elle comprend très vite qu’elle a eu raison — comme souvent de toute façon. Sa technique n’est pas parfaite, mais sa voix est cristalline. Elle enchante les sceptiques, sublime les graves de Jo qui se trémousse avec aise et l’entraîne, s’approchant d’elle durant le solo de piano qui lui fait remuer les épaules, onduler des hanches et remuer ses longs cheveux bruns entre ses omoplates qui serpentent en même temps que son corps. L’accord n’est peut-être pas parfait, Jo le connaîtra quelques mois plus tard seulement lorsqu’elle s’inscrira à ce putain de télécrochet, mais le temps d’une soirée, c’est une parenthèse enchantée qui la surprend autant que ça la ravit. Le public est conquis — par elle, bien sûr, ce n’est pas utile de le préciser, mais aussi par la petite Cleo qui reçoit des sifflets enthousiastes et des bravo. La musique s’éteint, Jo la prend par l’épaule, lui sourit en approchant son visage du sien pour lui dire au travers de la liesse qui paraît retentissante dans un endroit aussi étriqué "Profite, miss Soprano. C’est mérité." Elle le pense, mais ce n’est pas pour autant qu’elle s’éclipse pour qu’elle en profite seule, de sa première fois. Elle aussi mérite cette petite mort apportée par l’attention qu’on vous accorde, objet de toutes les convoitises, ça titille l’orgueil d’avoir la preuve qu’on a été bon. Les applaudissements continuent un instant, Jo s’en nourrit avec une audace qui la fait saluer et en redemander jusqu’à ce que Billy annonce la fin de leur set. Au fur et à mesure, le calme revient, feutré, mat, et elle demande à Cleo qu’elle est obligée de faire redescendre sur terre en lui tirant doucement la manche "T’as l’âge de boire ?" Elle n’attend pas sa réponse, elle lui fait en haussant les sourcils plusieurs fois, aussi malicieuse qu’elle est heureuse du succès qu’elles viennent d’accuser "Je t’invite." Enfin, c’est Billy qui l’invite, parce qu’elle, elle n’a pas de thunes à dépenser dans des conneries de verres qui goûtent la cave moisie. Mais ça, Cleo n’a pas besoin de le savoir.

Ce n’est pas long, trois, quatre, cinq minutes. Et pourtant, Cleo a l’impression que ce moment dure un temps infini - des années plus tard, en y repensant, elle aura le sentiment étrange que cette parenthèse ne s’est jamais refermée, qu’elle a encore lieu quelque part, dans une dimension parallèle. Jo est spéctaculaire, évidemment, c’est facile de la suivre mais impossible d’être à son niveau ; elle inspire Cleo à faire de son mieux, à essayer de briller ne serait-ce qu’à moitié autant qu’elle, pour ne pas ruiner le moment. Mais il ne s’agit pas juste de bien faire, comprend Cleo entre deux notes, il s’agit aussi d’être présente, de s’amuser - depuis quand est-ce qu’elle s’amuse quand les gens la regardent ?! Mais c’est réel, pourtant : elle se sent bien, un peu dans un état second, portée par la magie du moment, la musique qui glisse sur elle, l’envie de lui donner vie. La musique s’arrête, et la salle explose dans un tonnerre d'applaudissements qui donne l’impression à Cleo d’avoir avaler des rayons de soleil liquide. Jo lui prend les épaules, et lui adresse un immense sourire auquel Cleo répond sans réfléchir, sans se demander si elle dérange, si elle est bête, gauche, inadaptée. Non, pendant quelques secondes volées au temps, elle se sent parfaitement à sa place.  "Profite, miss Soprano. C’est mérité." Cleo est incapable de répondre, elle sourit simplement, elle suit Jo dans son applaudissement, elle a à nouveau du mal à affronter le regard du public, mais plus parce qu’il lui fait peur, non, plutôt parce que c’est son moment à elle, elle veut l’enfouir dans une petite boîte en elle. Introvertie comme elle est, elle voudrait pouvoir être dans sa bulle pour ressentir seule. Pour l’instant, elle a le sentiment de flotter.

C’est Jo qui lui tire la manche, la rappelle dans la réalité alors qu’elle se sent comme un astronaute. "T’as l’âge de boire ?" Cleo hoche la tête à l’affirmative.  "Je t’invite." Ca devrait être l’inverse, Cleo veut remercier Jo, mais elle sent que la jeune femme commande plutôt qu’elle n’accepte le compromis, alors elle la suit, flottant toujours un peu hors de corps, ses joues rouges briques de l’adrénaline et la chaleur. « Merci », dit Cleo. « Pas juste pour le verre, pour tout, je… » Les mots lui manquent, et elle sourit un peu bêtement. « T’étais géniale, sur scène », elle ajoute, parce que ça paraît important de le souligner, elle sait que c’est Jo, la vraie pro, et elle est admirative. Reconnaissante, aussi, d’avoir partager un bout de ce moment avec elle. Elle pose une main sur son cœur et a un rire maladroit. « Ohlala, j’ai l’impression que j’ai le cœur qui va exploser », elle avoue. « Je suis désolée pour les fausses notes », évidemment, elle doit le préciser, Cleo reste Cleo en toute circonstance. « Mais la technique des sous-vêtements, ça a bien marché ! »


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Ce que Cleo ne sait pas, c’est que d’habitude, ici, il n’y a pas d’applaudissements. L’orchestre n’est là que pour accompagner les beuveries de ceux qui se risquent à passer la porte, très peu intéressés par le côté piano du bar. C’est comme la musique dans les ascenseurs : ça fait gage de bande-son à laquelle on ne prête pas attention, qui sublime pourtant un banal moment passé entre amis, une rencontre fortuite autour d’un verre de martini. C’est bien pour ça que, souvent, Jo trouve ça putain de frustrant de se donner autant pour des gens qui s’en foutent au final, de comment les musiciens jouent, de comment la chanteuse chante. Sauf que c’est aussi ça qui la pousse dans ses retranchements ; l’indifférence dont on la gracie de temps à autre, elle n’y est clairement pas habituée, de ce fait ça la contraint à donner encore plus. Son objectif, elle le puise dans le dédain des clients qui, quelques fois, la regardent à peine. Plus que n’importe quoi, ça la motive à leur faire lever la tête de leurs verres, les détourner de la fille qu’ils ont emmené dans l’espoir de la ramener à la maison, de les faire échapper à l’échéance qui plane au-dessus de leur tête, celle qui les ramènera à la réalité une fois qu’ils sortiront d’ici — bien souvent, elle y parvint, et ça alimente goulument son orgueil qui n’en a certes pas besoin, qui y trouve son compte cependant, affirmant l’idée qu’aucun humain digne de ce nom ne reste indifférent à son charme et à ce qu’elle propose. Ainsi, il lui est arrivé de provoquer des applaudissements ici, mais ça a à toujours été un peu timide, si elle doit être tout à fait honnête. Ce soir, c’est différent, il y a une liesse qu’elle incombe en partie à Cleo et à son énergie effarouchée qui ne demande qu’à être cultivée pour semer les éclats d’or qu’elle a dans la voix. Elle en profite largement, elle ne s’en cache pas, savoure l’instant comme une gourmandise dont le sucre lui coulerait dans la gorge pour réapprovisionner ses réserves en dopamine.

Pour la remercier de lui faire ce cadeau, elle veut lui offrir un verre sur le compte de Billy. Elle a l’âge de boire, c’est tant mieux. D’un signe de tête, elle l’invite à la suivre "T’es venue seule ce soir ?" Tout à l’heure, il lui a semblé qu’elle ne l’était pas à la table qu’elle a quitté pour rejoindre la scène, mais peut-être se trompe-t-elle. Elle quitte la scène en la tirant à nouveau par la manche, s’approche du bar en la gardant à l’oeil pour ne pas qu’elle se perde, même si le risque est minimum étant donné de la superficie du bar, mais dans le doute, elle préfère l’avoir dans son champ de vision. Elle tire un tabouret pour qu’elle s’installe dessus, fait la même chose de son côté, puis elle tape le bar deux fois du plat de sa main pour attirer l’attention du barman qui, sans délai, se courbe vers elle en espérant que ce soir, ce sera sa chance de lui tirer une invitation à sortir, à l’indomptable Jo. Seulement, elle lui accorde tout juste un regard, lui fait en même temps "Sers-lui ce qu’elle demande et mets-le sur la note de Billy." Ça ne sera pas ce soir que ça chance tournera à ce pauvre type dont elle se détourne immédiatement, se concentrant aussitôt sur Cleo qui la remercie "J’aimerais bien prétendre que je suis responsable de ce qui vient de se passer, mais je t’ai juste encouragée. T’as été merveilleuse." C’est vrai, elle l’a été, elle le pense, insiste sur son observation en plissant les paupières pour la toiser brièvement avant d’ajouter, encore plus sérieuse malgré le sourire en demi-lune qu’elle lui offre "T’as du talent, tu t’en rends compte ?" Si non, c’est grave, très grave. Elle reprend, riant doucement aux impressions qu’elle partage avec elle et sur lesquelles elle ne rebondit pas puisqu’elle préfère lui demander à la place "Tu fais quoi dans la vie ? T’es toujours à l’école ? Je parie que tu t’ennuies à crever, non ?" Elle base ses conclusions sur sa propre expérience, sur le parcours scolaire chaotique qui a été le sien quand, bien obligée d’aller à l’école, elle savait pourtant que ça ne lui serait d’aucune utilité et que du coup, elle ne faisait aucun effort si bien qu’elle n’avait même pas terminer le lycée.

"T’es venue seule ce soir ?" Cleo jette un regard derrière son épaule, vers Denise, toujours installée à la table, qui lui sourit, lui adressant deux pouces en l’air. Elle racontera sûrement l’histoire aux autres membres de la famille, mais elle a aura bien du mal à se faire croire. Qui peut imaginer la douce et timide Cleo briller sur une scène ? « Avec ma cousine, c’est elle qui a mis mon nom pour le tirage au sort », explique Cleo d’une petite voix. Elle fait un signe de la main à Denise pour lui faire comprendre qu’elle la rejoindra plus tard, et reporte son attention sur Jo. Elles s’installent sur des petits tabourets, et Jo tape deux fois sur le comptoir pour que le barman les serve. Cleo est fascinée par ce geste, la prestance et l’assurance, la façon de demander de l’attention sans s’excuser. Prendre de la place, occupée l’espace, sans ciller, sans rougir, sans dire désolée : Cleo n’en rêve même pas, tant cela lui paraît impossible. "Sers-lui ce qu’elle demande et mets-le sur la note de Billy." Intimidée, Cleo commande comme tout à l’heure : un verre de vin blanc. C’est simple, elle ne peut pas se tromper, ou se ridiculiser en demandant un cocktail improbable à l’alcool trop amer ou une bière au verre si grand que la tête tourne après quatre gorgées. Un petit verre de vin blanc, c’est simple, et elle est habituée - c’est l’un des seuls alcools de Cleo boit, depuis qu’elle a commencé à aller en soirée au lycée.

"J’aimerais bien prétendre que je suis responsable de ce qui vient de se passer, mais je t’ai juste encouragée. T’as été merveilleuse." Merveilleuse. Le mot tombe dans l’estomac de Cleo, un bloc brûlant de lumière qui lui donne l’impression d’être le soleil. « J’aurais jamais réussi à faire un son sans toi sur scène », proteste Cleo, parce que Jo est une vraie star, ça se voit, et que ça a été plus facile de se lâcher à côté d’elle, son charisme qui donne envie de se pousser, d’être au niveau. "T’as du talent, tu t’en rends compte ?" Les joues de Cleo deviennent encore plus rouges - est-ce seulement possible, à ce stade ? - et elle baisse les yeux, intimidée par le compliment. Elle ne veut pas perdre fausse modeste, Cleo, mais elle ne se considère absolument pas comme talentueuse, loin de là. « Je sais pas », elle bredouille, « j’ai eu de la chance, avec toi, avec la chanson, je pense », elle explique, l’air de dire que ce qui vient de se passer relève plus du miracle que du talent.

"Tu fais quoi dans la vie ? T’es toujours à l’école ? Je parie que tu t’ennuies à crever, non ?" Cette fois-ci, Cleo n’hésite pas à légèrement secouer la tête. « Je termine le lycée cette année, et ça va, j’ai toujours bien aimé l’école », elle avoue. Le cadre, les règles, plaire à des figures d’autorité. Elle connaît ça par coeur. « Je commence une formation d’infirmière l’année prochaine, je… » Elle marque une pause. « Je crois que j’aurais bien aimé quelque chose de plus créatif mais j’aimerais bien avoir un métier stable. » J’aimerais bien pourrait être traduit par : mes parents veulent et j’obéis. « Tu es chanteuse à temps plein, toi ? » Elle demande. « T’es faite pour ça en tout cas, ça se voit. »


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Jo note les infos, tourne les yeux vers la cousine de Cleo qu’elle n’a pas envie d’inviter à se joindre à elles. C’est son moment, à la jeune fille, elle ne veut pas la parasiter avec la présence de quelqu’un qui voudra tirer la couverture sur elle. C’est toujours comme ça avec les proches, et ce n’est peut-être pas pensé pour faire du mal, mais c’est chiant, c’est tout. Quand on a du talent, tout le monde veut sa part, Jo l’a appris à ses dépends. C’est pour cette raison qu’elle compte laisser Cleo s’attirer tout le mérite de sa prestation. Elle a été là pour la rassurer, c’est vrai, seulement ce n’est pas elle qui lui a dit comment respirer, comment pousser sur sa voix pour la faire entendre et comment attirer l’attention des clients du bar; tout ce qu’elle a fait, c’est l’aider à se sentir plus à l’aise, ce que tout artiste digne de ce nom aurait fait en étant déjà passé par là. Elle ne prend rien à boire de son côté, et si elle l’avait fait, c’est pour un jus qu’elle aurait opté. Au contraire de Cleo, elle se fiche qu’on la juge sur ses choix de breuvage, elle rentrera chez elle ivre de succès, c’est ce qui la fait camper sur sa ligne de conduite et se concentrer sur ses paroles qu’elle repousse d’un signe de tête, la secouant de droite à gauche pour lui indiquer qu’elle exagère "Bien sûr que t’aurais réussi." Sa main, leste, s’abat dans l’espace qui les sépare, ses lèvres laissent un pfft lui échapper tant ça lui paraît grotesque, ce qu’elle lui dit là "Ta voix a été faible au début, t’étais impressionnée, mais quand tu t’es aperçue que c’était safe et que t’étais capable de le faire, tu t’es lâchée. Ça a payé, t’as entendu les applaudissements ?" Elle ajoute rapidement, croise les chevilles, ses talons posés sur les barreaux de son tabouret "On s’en fout des fausses notes, ça nous arrive à tous. Enfin pas à moi, mais tu vois ce que je veux dire." Le petit (tout est relatif) côté pédant de Jo fait surface, elle dégage son épaule de ses longs cheveux d’un mouvement, ne semblant pas gênée de faire preuve d’autant de confiance, et continue "Toi, tu te challengeras sur ta technique quand t’auras géré ton trac et que t’auras trouvé comment mieux revendiquer ta place sur scène." Malgré les mots de Jo, Cleo doute. Elle l’arrête avec ses doigts enserrant son poignet, entrainant sa main pour qu’elle la pose sur ses genoux "Ce que t’as dans la gorge, c’est pas de la chance, c’est du talent. Sans ça, tu crois que t’aurais eu droit à des applaudissements ?" La mine dubitative qu’elle lui offre, elle lui indique que non "Le public, c’est pire que les gosses : ils sont intransigeants. Si tu crains, ils te le font savoir, et là, ils t’ont pas applaudi pour te faire comprendre que t’es mauvaise, crois-moi." Elle ricane, mais sans vices, juste parce que l’humilité de Cleo est si pure que fait naître en elle un léger besoin de dérision qui se perd dans les questions qu’elle lui pose.

Elle lui lâche la main, reçoit des réponses qui lui font froncer les sourcils "Je sais pas comment tu fais, j’ai toujours détesté ça." L’école, ce que ça veut dire et ce que ça représente. Elle n’a pas honte d’être une cancre, elle se dit juste que ce parcours-là n’est pas fait pour tout le monde, que dans un souci de créer de parfaits petits clones, on l’impose pourtant à chaque gamine qui finit à adhérer à ce qu’on lui enseigne sans jamais le remettre en doute. Jo, elle n’a jamais fait partie de ces enfants-là, elle a toujours été turbulente, trop énergique pour rester des heures assise sur une chaise à accepter qu’on lui dise quoi faire — ça tombait bien au fond, ça n’a jamais été les intentions de son père, qu’elle reste trop longtemps sur les bancs de l’école. Elle pense à tout ce que ça a impliqué pour elle de ne pas être bonne à l’école, et elle s’enfonce brièvement dans sa tête avant de la secouer à nouveau pour demander à Cleo qui lui dit qu’elle vise le médico-social. Putain, le gâchis — ça se lit sur son visage qu’elle le pense, la grimace qui accompagne ses paroles pas aussi cryptique qu’elle le voudrait "T’es vraiment prête à faire ça, ou c’est juste parce que tu crois que c’est ce qu'on attend de toi ?" Elle l’observe, la tête penchée sur le tête, fronce un peu plus fort les sourcils "Je veux pas me mêler de ce qui me regarde pas, on vient de se rencontrer, et surement qu’on se reverra jamais après ça." Parce que Jo ne s’attache pas, qu’elle rencontre, mais ne prend pas soin de ses relations, pas certaine d’être faite pour avoir des amis "Mais si tu prévois ton avenir en fonction des désirs des autres, tu vas être malheureuse à crever." Elle en sait quelque chose malgré tout ; malgré l’indépendance qu’elle a gagné depuis qu’elle s’est barrée de chez elle, malgré ses décisions prises pour son avenir, malgré ses efforts pour se faire repérer. Elle sourit à ce qu’elle ajoute "Ouais, je sais." Qu’elle est faite pour la scène "Toi t’as des options pour ton avenir, moi j’en ai pas ; c’est soit ça, soit je me fous en l’air." Elle chie dans la colle, elle aime en faire des caisses, mais dans le fond du fond, elle le pense. Sans la musique, elle n’existe pas… il faudrait tout de même qu’elle réfléchisse à ça, qu’elle trouve un moyen de ne pas faner au cas-où. Oh puis merde, elle est sûre que ça va fonctionner un jour, elle n’a pas besoin de réfléchir : elle est et restera chanteuse "J’essaye de l’être à temps plein. Y a plus d’opportunités ici qu’il y en a ailleurs, alors je tente ma chance et je croise les doigts pour que ceux qui font la pluie et le beau temps dans l’industrie aient autre chose que de la merde dans les oreilles. C’est pas toujours évident, je te le cache pas." Elle l’admet. Elle est fière, très fière, mais elle n’a jamais réussi à mentir sur la réalité qui est la sienne en tant qu’artiste : c’est difficile, au point qu’aujourd’hui, elle pense à faire le grand-saut en enchaînant les auditions pour les télécrochets les plus populaires du moment. Elle a du mal à se décider, elle a un peu peur de ce que ça va impliquer, de ce que ça va provoquer, mais après cinq ans ici, elle doit se rendre à l’évidence : les piano-bars, c’est cool, mais elle, elle veut plus. Elle demande à Cleo "T’as jamais pensé à passer des auditions ? Tu sais, Australian Idol, X-Factor, ce genre de trucs ?"

"Bien sûr que t’aurais réussi." Cleo se demande pourquoi Jo est si gentille avec elle. D’où elle vient, Cleo, les gens sont avares sur les compliments, surtout ses  parents, qui sont plus doués pour relever les erreurs que les réussites. Et surtout, on ne doit jamais le bénéfice du doute, c’est toujours le pire scénario qui est envisagé. "Ta voix a été faible au début, t’étais impressionnée, mais quand tu t’es aperçue que c’était safe et que t’étais capable de le faire, tu t’es lâchée. Ça a payé, t’as entendu les applaudissements ?" Ils résonnent encore dans les oreilles de Cleo. Ce n’est pas tant la reconnaissance qui la remplie de joie, c’est la connexion qu’elle a eu l’impression d’avoir, le temps d’une chanson, avec les musiciens, avec Jo, avec le public. Pour Cleo et son sentiment de solitude collant, c’est d’une douceur incomparable. "On s’en fout des fausses notes, ça nous arrive à tous. Enfin pas à moi, mais tu vois ce que je veux dire." Cleo a un sourire. D’autres personnes auraient trouvé la remarque de Jo vantarde, mais elle, elle admire les gens qui connaissent leurs talents et ne s’écrasent pas par politesse. "Toi, tu te challengeras sur ta technique quand t’auras géré ton trac et que t’auras trouvé comment mieux revendiquer ta place sur scène." Jo parle avec une assurance contagieuse, comme s’il était certains que Cleo remontrait sur une scène, et l’espace de cette discussion, Cleo a envie d’y croire, oui, de se dire qu’elle recommencera, s’améliorera. Pourtant, ce n’est sûrement pas à Alice Springs qu’elle tenterait ça - ici, à Sydney, loin de tout ceux qu’elle se connait, elle se sent un peu plus libre d’oser. Elle a du mal à s’imaginer ne plus avoir de trac, quand simplement les gestes de Jo, définitivement tactile, secouent son estomac. « Tu as déjà eu le trac, toi ? » Elle demande un peu naïvement, parce que Jo paraît si assurée qu’elle a du mal à l’imaginer avoir des failles. C’est tout Cleo, ça, elle d’idéaliser les autres comme s’ils étaient parfaits, à l’inverse d’elle, qui aurait tous les défauts du monde. Pourtant, Jo semble lui trouver des qualités. "Ce que t’as dans la gorge, c’est pas de la chance, c’est du talent. Sans ça, tu crois que t’aurais eu droit à des applaudissements ?" Cleo rougit. On ne lui a jamais parlé de talent. Quand elle joue du piano devant ses parents, on lui dit qu’elle a bien travaillé. "Le public, c’est pire que les gosses : ils sont intransigeants. Si tu crains, ils te le font savoir, et là, ils t’ont pas applaudi pour te faire comprendre que t’es mauvaise, crois-moi." Cleo boit les paroles de Jo, son expérience, sa vision ; c’est la première fois qu’elle a ce genre de discussions avec quelqu’un qui a l’habitude de la performance. Etonnamment, Cleo est toujours trop euphorique du moment sur scène qu’elle n’arrive pas à avoir peur de ce que lui dit Jo sur les publics difficiles.

La conversation se détourne sur ce que fait Cleo, le rapport à l’école. "Je sais pas comment tu fais, j’ai toujours détesté ça." Cleo hoche la tête, parce qu’elle ne juge pas, elle comprend, l’école n’est pas faite pour tout le monde. Elle a une pensée pour Ollie, son demi-frère, et combien il a souffert de ne pas être le bon élève que ses parents attendaient. "T’es vraiment prête à faire ça, ou c’est juste parce que tu crois que c’est ce qu'on attend de toi ?" Cleo pince les lèvres, comme une enfant prise sur les faits. « Je crois que je ne connais pas la différence entre ce qu’on attend de moi et ce que je veux », elle dit avec un rire, mais au fond, ce n’est pas très drôle. "Je veux pas me mêler de ce qui me regarde pas, on vient de se rencontrer, et surement qu’on se reverra jamais après ça." Ce qui est sûr, pourtant, c’est que Cleo ne l’oubliera absoluement jamais. "Mais si tu prévois ton avenir en fonction des désirs des autres, tu vas être malheureuse à crever." Jo a raison, mais ça, Cleo ne le sait pas encore. Il lui faudra encore des années à s’acharner avant de le comprendre. Pour l’instant, elle se contente d’avoir un sourire désolé, et de chercher à se justifier. « Je suis pas contre l’idée d’être infirmière et d’aider les autres », elle souffle en essayant d’être enthousiaste. Mais l’expérience de la scène et l’adrénaline semblent avoir ôté sa capacité habituelle à mentir avec aise, comme si elle avait été trop elle-même, l’espace d’une chanson, et qu’il est difficile de faire demi-tour.

"Ouais, je sais." Répond Jo avec assurance à la question de devenir chanteuse professionnelle. "Toi t’as des options pour ton avenir, moi j’en ai pas ; c’est soit ça, soit je me fous en l’air." Cleo manque de recracher sa gorgée de vin - elle ne vient pas d’un milieu où les gens font des blagues ainsi, et elle est un peu surprise. Elle blague, Jo, hein ? "J’essaye de l’être à temps plein. Y a plus d’opportunités ici qu’il y en a ailleurs, alors je tente ma chance et je croise les doigts pour que ceux qui font la pluie et le beau temps dans l’industrie aient autre chose que de la merde dans les oreilles. C’est pas toujours évident, je te le cache pas." « J’imagine », soupire Cleo avec une mine déconfite. « Il suffit que la bonne personne passe la porte de ce piano-bar et te repère, je suis sûre que ça arrivera », elle dit, un peu naïve mais sincère. Elle a lu assez d’interviews de pop stars, en cachette sur l’ordinateur familiale, pour savoir que ça existe vraiment, ces histoires là. Pourquoi pas pour Jo ? "T’as jamais pensé à passer des auditions ? Tu sais, Australian Idol, X-Factor, ce genre de trucs ?" Cleo a un petit rire, parce qu’elle croit que Jo plaisante, au début, parce que personne qui ne connait Cleo lui a jamais imaginé faire une telle chose. Elle écarquille un peu les yeux, secoue la tête. « Oh non, je suis trop timide, ça serait horrible. Je suis sûre que les téléspectateurs me trouveraient trop molle », elle plaisante. Elle ne dit pas que ses parents ne lui adresseraient probablement plus jamais la parole si elle faisait une telle chose. « Tu y a pensé, toi ? Tu serais géniale », elle dit avec un grand sourire. « Je voterais pour toi quand tu seras prise, promis. »


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Jo n’est pas gentille, elle est encourageante, c’est tout. Elle sait l’être malgré tout, c’est une composante de l’éducation qu’elle a reçue. Surprenant, non ? Son père est un sombre connard, sa mère une putain de dégonflée, ils restent toutefois ceux qui lui ont toujours fait entendre combien elle était douée. Ils l’ont mise sur le devant de la scène, ils se sont servis de ce que le bon Dieu — ou elle ne sait qu’elle connerie du genre — lui a donné pour faire un peu de profit et revendiquer que, chez les Carter, c’est comme ça que ça se passe, qu’on enfante des étoiles, et rien de moins que ça — quand bien même ce n’était pas tout à fait désintéressé, qu’elle s’est pris des trempes mémorables pour filer droit et répondre au cahier des charges d’un père autoritaire, appâté par l’éventualité d’avoir une vraie star dans son cheptel d’artistes surentraînés, ça lui a tout de même permis d’avoir confiance en elle et de ne pas craindre qu’on lui rit au nez lorsqu’elle revendique qu’elle a du talent. Du coup, ça l’emmerde quand elle voit des gamines comme Cleo tâtonner alors qu’elles ont clairement été touchées par la grâce, et ça réveille quelque chose en elle qui se rapproche des qualités d'une marraine la bonne fée. Elle l’a déjà fait avec Laurie, la prendre par la main pour qu’elle se bouge son petit cul décharné et arrête de chialer sur le fait que personne ne s’est penché sur son berceau pour dorloter la femme qui sommeillait en elle, et si bien souvent, ses intentions sont enrobées d’une bonne épaisseur de rudesse, ça vient du bide, l’aide qu’elle offre à ceux qu’elle sent plus fragiles qu’elle. Même elle, qui a la peau dure comme le crocodile d’un sac à main vintage, elle sait combien ça fait du bien de croire en soi-même, surtout quand on a le feu qui brûle dans le ventre et dans le coeur. Là, elle ressent quelque chose chez Cleo dont la chevelure flamboyante lui fait miroiter une incandescence  du genre qu’elle cache derrière de la timidité exacerbée.

Conneries, ouais "Si tu l’as pas, c’est que t’as pas de talent." Le trac, elle est persuadée que ça vient avec la virtuosité. Elle ne l’explique pas, elle le ressent de cette façon, peut-être pour se rassurer, peut-être parce que c’est plus facile pour elle d’admettre qu’elle l’a à voix haute en se cachant derrière son indécent talent, mais une partie d’elle y croit dur, et elle l’explique à la jeune fille à ses côtés "Je connais pas un seul grand artiste qui monte sur scène sans s’être fait des noeuds au ventre avant. On se donne littéralement à des inconnus." Quand elle y pense, c’est dingue cette histoire "Ils pourraient faire ce qu’ils veulent de nous, t’imagines ? Ça demande du courage, c’est normal que ça nous effraye." N’est-ce pas ? "Le jour où t’auras pas le trac avant de monter sur scène, pose-toi des questions." lui fait-elle, sûre d’elle, lui donnant un léger coup de coude dans les côtes. Elle a l’air d’une rombière qui raconte les saloperies qu’elle a faite dans sa jeunesse, alors qu’elle a finalement encore autant de lait qui lui dégouline du nez que Cleo. Sauf que, sous son maquillage parfait, sous son langage un peu cru et son excessive confiance, Jo a vécu en vérité, et que la scène, elle la connait par coeur.

Au point d’avoir pris conscience que pour percer, ça ne suffit pas d’en faire. Mais elle y reviendra plus tard, écoutant pour l’heure ce que Cleo à lui dire sur l’avenir qui se dessine pour elle. Une vague de tristesse sortie de nulle part l’envahie lorsqu’elle se rend compte que cette fille subit la pression qu’elles sont toutes obligées de subir à un moment donné "Ils sont comment tes parents ?" La question dépasse ses lèvres pendant qu’elle détourne la tête pour faire un signe au barman qui relève sa commande et s’agite comme un toutou qui n’a attendu que ça, que sa maîtresse lui donne de l’attention, et ce pour lui servir un verre d’eau gazeuse. Elle le remercie d’un arc de sourcil, l’invite à aller voir ailleurs si elle y est, puis pioche la rondelle de citron à l’intérieur. Elle la dépiaute en baissant la tête pour mieux y parvenir sans laisser une seule chance à la pulpe de rester accrochée à son zeste, et ça sans pour autant soustraire son oreille à Cleo qui continue de répondre à ce qu’elle lui demande "En vrai, heureusement que ça existe toujours des gens comme toi." Tournés vers les autres, dévoués au point de vouloir faire preuve d’abnégation. Clairement, elle, elle n’est pas de ce genre là, qu’elle pense dans l’intimité de ses pensées.

Elle porte le fruit qu’elle vient de massacrer à sa bouche. Son acidité ne la fait même pas ciller, elle le suçote jusqu’à l’avaler, et enfin boit une gorgée de son verre en regardant Cleo manquer de recracher le sien quand, intense, elle parle de son avenir sans concession. Elle rit doucement, repose son verre, et jette un oeil à la porte du bar par-dessus son épaule lorsqu’elle mentionne les contours d’une chance qui pourrait frapper un jour où l’autre. Jo évite d’y penser tout de suite, se recentre sur elle en essayant de savoir si ça lui a déjà traversé la tête, de faire vraiment quelque chose de son talent en tentant, par exemple, de se faire une place à la télévision. La réponse ne la surprend pas  autant que ça "T’es pas trop molle, et la timidité, ça se soigne. J’ai une copine, elle peut pas faire sans chialer après avoir parlé à quelqu’un, et pourtant, elle envisage de devenir mannequin." Elle hausse les épaules "Là encore, suffit que quelqu’un croit en toi pour que tu te sentes pousser des ailes. Et tu sais qui ça doit être ce quelqu’un ? Toi. Parce qu’au fond, personne viendra jamais te chercher, ça arrive que dans les mauvais films, ça." Elle pointe son doigt droit sur Cleo, à distance de sa poitrine, ne se risquant pas à la toucher cette fois tandis que là, elle lui retourne sa question. Jo hésite, ne se sentant pas si à l’aise que ça à l’idée d’admettre que ouais, elle y a pensé elle, à la télé "Ce serait pas pire qu’autre chose. Sauf si Katy Perry est dans le jury." Elle fait les gros yeux, pince les lèvres pour masque son sourire après avoir bu une nouvelle gorgée de son verre, répondant à la charité de Cleo en lui disant, sa voix gonflant d’un rire qu’elle ravale, remuant son tabouret pour mieux recroiser ses jambes "C’est ça, ouais. Jusqu’à ce que je me retrouve en final avec un type calibré boys-band dont tu tomberas raide à son premier battement de cils."

Cleo a toujours admiré et idéalisé les gens extravertis, charismatiques, et leur prête volontiers toutes les qualités et les facilités du monde. Elle imagine que l’assurance de Jo l’empêche d’avoir envie de vomir, avant de monter sur scène, de ne pas bafouiller ou même d’avoir besoin d’imaginer les autres en sous-vêtements. Et pourtant, quand Cleo la questionne, Jo répond avec fermeté : "Si tu l’as pas, c’est que t’as pas de talent. Je connais pas un seul grand artiste qui monte sur scène sans s’être fait des noeuds au ventre avant. On se donne littéralement à des inconnus." Cleo est émerveilée par l’aveu, boit les paroles de Jo. Elle n’arrive pas à croire que ce qu’elle ressent, quelqu’un de talentueux comme Jo, et comme d’autres, ressent aussi. Elle se sent tout à coup bien moins bête, bien moins seule ; cela accroche un sourire à ses lèvres. « C’est fou, en te voyant, t’avais l’air tellement à l’aise, j’aurais jamais cru », elle avoue d’une petite voix. "Ils pourraient faire ce qu’ils veulent de nous, t’imagines ? Ça demande du courage, c’est normal que ça nous effraye." Nous. Jo l’inclue, alors qu’elles sont loin d’être égales, et cela touche infiniment Cleo. Bizarrement, même, ça lui donne envie de remonter sur scène. "Le jour où t’auras pas le trac avant de monter sur scène, pose-toi des questions." Cleo a un petit rire. « Oh, me connaissant, impossible que ça parte », elle décrète en pinçant les lèvres avant de les tremper à nouveau dans son verre de vin blanc.

"Ils sont comment tes parents ?" La question prend de court Cleo - ça, et ne pas regarder Jo qui croque une rondelle de citron, la pulpe qui s’accroche à ses lèvres. Elle est trop loyale à ses parents pour dire quoi que ce soit de mal à leur sujet, elle a même des difficultés à le penser, à se l’avouer. Mais elle n’est pas complètement naïve. Elle a une pensée pour Ollie, qui n’est pas revenue depuis ses 18 ans, à la façon dont il a été traité, toute leur enfance, avec une hostilité ouverte. Cleo, elle, ça a été différente : plus sage, plus parfaite, elle a pu passer entre les mailles du filet, accusant tout de même de beaucoup de pression et de règles rigides sur qui elle doit être. « Très investi », elle murmure, le maximum de ce qu’elle peut avouer à voix haute sans avoir l’impression de les trahir, de commettre un impair. Elle a le cœur qui bat à 100 à l’heure, encore plus quand Jo la complimente.

Cleo ne s’est jamais imaginée auditionner pour quoi que ce soit - elle aime beaucoup la musique, mais elle sait ne pas être assez investie ou talentueuse pour réussir à en vivre. Et elle n’a pas une personnalité qui accrocherait qui que ce soit. "T’es pas trop molle, et la timidité, ça se soigne. J’ai une copine, elle peut pas faire sans chialer après avoir parlé à quelqu’un, et pourtant, elle envisage de devenir mannequin." Cleo écarquille les yeux, surprise de cette remarque. "Là encore, suffit que quelqu’un croit en toi pour que tu te sentes pousser des ailes. Et tu sais qui ça doit être ce quelqu’un ? Toi. Parce qu’au fond, personne viendra jamais te chercher, ça arrive que dans les mauvais films, ça." Et c’est justement tout ce qui manque à Cleo, elle le sait pertinemment. Avoir confiance en toi, croire en soi. « Je crois qu’il me manque cette qualité là, mais je sais pas si ça s’apprend », elle dit d’un ton de plaisanterie, et pourtant, elle est bien sérieuse.

Elle voit beaucoup plus facilement des personnalités comme Jo sur un plateau de tournage de télécrochet, devant un public accroché à son téléphone pour voter. "Ce serait pas pire qu’autre chose. Sauf si Katy Perry est dans le jury." Cleo, amiable comme elle sait l’être, ne se permet pas de préciser qu’elle a écouté son CD de Teenage Dreams jusqu’à le rayer, et se contente d’hocher la tête d’un air entendu, et de préciser qu’elle votera Jo en toute circonstance. "C’est ça, ouais. Jusqu’à ce que je me retrouve en final avec un type calibré boys-band dont tu tomberas raide à son premier battement de cils." Cleo a un rire, ce genre de rire automatique qu’elle a quand on lui dit des choses comme ça. Oh, si seulement, pense-t-elle, chassant cette pensée, l’enfonçant bien au fond de son estomac. « Oh, non, pas trop mon genre », elle répond, ce qui l’étonne : habituellement, elle essaie désespérement de clamer haut et fort son intérêt pour les garçons. C’est peut-être parce qu’elle est loin de tout, et qu’elle ne reverra jamais Jo, qu’elle s’autorise à être légèrement moins poussive dans son rôle. « Non, je te serais loyale, c’est sûr. Tu deviendras célèbre et je pourrais dire à tout le monde que j’ai chanté avec toi dans un piano-bar, et personne ne me croira. » Elle a un petit sourire rêveur en imaginant ce futur-là, brillant pour Jo.



@Jo Carter