La Pride avait débarqué à Brisbane.
Il s’agissait un événement qui revenait tous les ans que Jesse n’aurait manqué pour rien au monde. C’était presque comme un acte politique d’y prendre une part active. En faisant ça, il ne revendiquait pas seulement ses droits à lui, homme homosexuel, mais aussi ceux de ses adelphes se trouvant sur divers spectres de l’identité, de l’amour et de la sexualité. On lui avait donné l’opportunité de participer à l’organisation d’un grand défilé drag, initié par l’association Manzili. Il n’avait pas pu passer à côté, en dépit de tout ce qui occupait son esprit ces derniers temps entre le boulot et sa vie personnelle. C’était une chance que Yom Kippour et Roch Hachana tombaient en octobre cette année.

La grande marche des fiertés allait bientôt commencer, dans moins de deux heures. Comme on s’y attendait, Jesse répondait présent à l’appel. Et il avait accepté d’y accompagner – ou de babysitter – un groupe de mineurs accueillis par Manzili. Il allait être assisté de son amie, Marceline. A vrai dire, il n’avait pas vraiment demandé à être mis en binôme avec elle. Il aurait espéré être avec quelqu’un d’autre. Puis, quand il avait proposé aux jeunes gens de se rassembler pour se préparer avant la marche, Marceline avait été très emballée, et s’était incrustée dans cette organisation. C’était son amie, oui. Mais, comme on disait, il en avait gros sur la patate avec elle. Depuis quelques semaines déjà. Ils s’entendaient pourtant très bien d’habitude.
Ils avaient un grand projet de comédie musicale ensemble. Sauf qu’il semblait à Jesse que Marceline s’y investissait beaucoup moins que lui. Il se demandait même si ça l’intéressait encore. Il avait l’impression de tout devoir faire tout seul. Il aurait voulu pouvoir en parler. Mais les occasions avaient manqué – Jesse ne se demandait même pas pourquoi, c’était bien évidemment à cause de Marceline, et la Pride avait commencé. Il ne voulait pas gâter l’événement.

Il s’était alors efforcé de faire comme si de rien n’était, bien qu’il se montre plus distant que d’habitude avec elle, alors qu’il restait le même avec les jeunes. Il évitait de lui parler, répondait vaguement à ses questions, ne cherchait pas à entretenir une conversation avec elle. Il se mettait même à avoir la réflexion facile avec elle, lui reprochant par exemple de garder le pot de peinture rose pour elle toute seule.
Tandis que Marcus demandait à Jesse un autre carton pour recommencer pour la énième fois son affiche, ce dernier se leva et se fraya un chemin entre tubes de peinture et cartons déchirés inutilisables vers une petite réserve où était entreposé tout un tas de choses. Mais ce fut sans compter sur Marceline qui avait saisi l’occasion pour le suivre… Ce que Jesse remarqua.
« On a presque plus de cartons. T’avais pas dit que tu allais en ramener ? »
Notez le ton de léger reproche.

Je faisais comme je pouvais. C’était le mot d’ordre, ces derniers temps. Cela faisait officiellement un mois et demi qu’on avait rompu avec Andy, et j’avais l’impression que chaque jour, en ouvrant les yeux, quelqu’un m’éléctrocutait le coeur. J’étais épuisée, je dormais mal, j’avais recommencé à bosser sur un tournage de film, et en plus en compagnie de Mac, l’une de mes exs, qui se pavanait sur le plateau avec sa fiancée Spencer - ok, elle ne se pavanait vraiment pas, j’étais juste mauvaise langue et j’avais perdu toute ma patience, et alors ?! - et j’enchaînais avec le boulot à Manzili, des tonnes de sorties pour me changer la tête. J’avais couché avec tant d’inconnues en l’espace d’un mois que je me demandais comment des rumeurs n’avaient pas encore atterri sur Twitter ou Reddit, parce que franchement, j’y mettais du mien, au grand désespoir de mon agente. Elle avait commencé par gérer une actrice montante un peu caractérielle mais plutôt charmante, et elle se retrouvait avec une super-star qui ne supportait plus les selfies, pleurait sur le set de sa dernière production, et manquait de tweeter sur sa hoe phase après cinq gin tonics. J’étais vraiment pas l’étoile du cinéma australien, ces derniers temps. Je n’étais même pas l’étoile de ma propre vie.

J’avais besoin que la Pride soit une bonne journée, besoin de m’amuser, de m’évader, parce que c’était une journée rempli d’amour queer et que mon estomac se remplissait d’acide dès que je voyais un couple de femmes heureuses. Alors j’avais accepté avec enthousiasme de venir aider à faire les pancartes avec les jeunes de Manzili, pour le défilé. Et puis, au passage, ça me permettrait de passer du temps avec Jesse. J’avais été trop mal, ces derniers temps, et j’avais donc mis du temps à le remarquer, mais je sentais qu’il était bizarre, comme si je l’agaçais. Et au lieu de lui demander frontalement, je mettais en place ma stratégie préférée : je cherchais tous les moyens pour être dans ses pattes, de lui plaire, de le faire rire. C’était ma spécialité, quand je sentais quelqu’un s’éloigner de moi. Je refusais de donner de l’espace, je forçais la proximité, inquiète à l’idée que l’on m’abandonne. Une part de moi espérait aussi que tout ça n’était que dans ma tête, que tout allait bien, et que si je faisais un peu d’efforts, tout partirait. Même si Jesse était agacé que j’utilise tout le rose pour tagger la moitié des paroles de girls de Girl In Red sur une pancarte. Ca ne m’empêcha pas de le suivre vers la réserve pour aller chercher de nouvelles affaires pour continuer l’atelier créatif. « On a presque plus de cartons. T’avais pas dit que tu allais en ramener ? » Je fronçais les sourcils. « J’en ai ramenés », dis-je sur la défensive. « J’y peux rien si Lucy a voulu faire quatre pancartes différentes sur Chappell Roan », protestai-je - me gardant bien de préciser que j’avais fortement encouragé Lucy dans cette idée. « Tu fais quoi après la marche ? » Continuais-je, préférant changer de sujet. « On veut aller boire un verre au Brick avec des potes, tu veux venir ? On ira sûrement danser après, y a une soirée spéciale années 2000 thème queer, it’s gonna be a whole thing ! » M’exclamai-je, enthousiaste. « C’est la meilleure journée de l’année, il faut en profiter. »

@Jesse Costello

Marceline avait tout à fait raison de penser que Jesse n’était pas comme d’habitude. Jesse, il était facile à comprendre. Il allait droit au but. Quand il était content, il souriait. Quand il était triste, il pleurait. Un non, c’était un non. Un peut-être, c’était un peut-être. Quand ça n’allait pas, il le disait. Il ne faisait pas dans la manipulation, ou les sous-entendus. Il disait les choses.
Là, Jesse ne disait pas à Marceline ce qui causait son irritation à son encontre. Certes, il lui reprochait de s’accaparer la peinture rose et de ne pas avoir ramené assez de cartons. Mais en temps normal, il ne l’aurait pas fait. Ça lui serait passé totalement au-dessus de la tête, ou il aurait tourné la remarque en plaisanterie. Il en avait après Marceline et il ne souhaitait pas en parler, surtout devant les jeunes.

Marceline se défendit sur les reproches accusateurs de Jesse, tout en décidant finalement de ne pas s’étendre sur le sujet. Loin de se laisser rebuter par l’attitude de son ami, elle lui proposa une sortie après la marche des fiertés. Elle transpirait tellement d’enthousiasme qu’on aurait presque pu la voir sautiller comme une petite fille hyperactive. Et si Jesse était totalement honnête, cette proposition avait de quoi l'enthousiasmer. Hélas, sa mauvaise humeur guida sa réponse. Il se retourna vers Marceline, et il fit mur face à elle.
« Non, j’ai du travail. »
Cette affirmation n’était pas fausse en soi. Il avait toujours des choses à faire. On ne pouvait pas dire, cependant, qu’il n’avait jamais eu de scrupule à reporter au lendemain ses obligations pour faire quelque chose qui le tentait d'avantage. Quitte à parfois le regretter plus tard quand il se retrouvait au pied du mur.
« J’aimerais finir un maximum de trucs avant Octobre. J’ai le dossier de projet pour la comédie musicale à finaliser avant de pouvoir le déposer. » rajoutait-il en se mettant en quête de cartons dans la réserve étroite et encombrée. « Je n’aurai sûrement pas le temps en Octobre, et il ne va pas se compléter tout seul. »
Marceline et Jesse avaient eu l’occasion de parler à la Direction de Manzili de leur projet qui avait été très emballée par l’idée. Il leur fallait juste déposer un dossier long et fastidieux à remplir pour commencer à concrétiser les choses.
« Parce que si je t’attends pour le faire, j’ai intérêt à être patient. Ce que je ne suis pas, comme tu le sais. »
Voilà, c’était dit. Comme il avait récolté un nombre plus ou moins satisfaisant de supports d’affiche, il se tourna vers la sortie de la réserve, complètement prêt à en rester là concernant leur petite discussion.

Une étincelle passa dans le regard de Jesse alors que je lui proposais de sortir, mais très vite, une ombre s’installa, ravalant son sourire, comme si son visage se repliait sur lui-même comme une boule de papier. « Non, j’ai du travail. » Je poussai une exclamation, comme pour rejeter sa remarque. « Mais c’est la Pride ! » Je savais que Jesse aimait cette journée avec autant d’enthousiasme que moi, on en avait déjà parlé. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle on s’entendait si bien, lui et moi, on était fière d’être queer, on adorait discuter de ça, toute la culture qui entourait nos identitées. Et la Pride, c’était une journée de fête, et j’avais envie de la partager avec d’autres, y compris Jesse, que je considérais comme un ami… Même si ces derniers temps, je voyais bien que quelque chose clochait. Mais j’avais décidé que si Jesse ne voulait pas m’en parler, alors c’était son problème - j’avais sérieusement d’autres soucis en tête. « J’aimerais finir un maximum de trucs avant Octobre. J’ai le dossier de projet pour la comédie musicale à finaliser avant de pouvoir le déposer. » « Quel dossier ?... Ah, ce dossier ! » Complétai-je toute seule. Oui, ça m’était sorti de la tête. Il faut dire qu’en ce moment, j’avais beaucoup trop de choses à gérer en même temps. Bien sûr que j’étais Jesse sur ce projet, c’était notre projet après tout, mais comme il avait eu l’idée à la base, il chapotait tout ça un peu plus que moi. Surtout que mon emploi du temps ne me permettait pas, en ce moment, d’être très présente. « Je n’aurai sûrement pas le temps en Octobre, et il ne va pas se compléter tout seul. » Je secouai la tête. « On pourra voir ça en septembre, on a le temps, franchement, la Pride c’est qu’une fois par an ! » J’essayais d’argumenter, parce que je me disais que ça lui changerait les idées de sortir, vu la mine sombre qu’il tirait.

Mais c’était apparemment peine perdue. La tête toujours dans les cartons de la réserve, Jesse lâcha d’un ton glacial : « Parce que si je t’attends pour le faire, j’ai intérêt à être patient. Ce que je ne suis pas, comme tu le sais. » J’écarquillai les yeux, et avant même que je ne puisse répondre, il se redressait, prêt à partir, apparemment satisfait de la conversation. Mais je me mis en travers de son chemin, lui bloquant l’accès à la porte. « C’est quoi ce sous-entendu ? » Pestai-je, piquée à vif. « Tu sais très bien que c’était compliqué, ces derniers temps », ma rupture, mon tournage, etc, etc, « Fallait pas proposer à une actrice connue de bosser sur le projet si tu voulais quelqu’un de dispo tout le temps », fis-je remarquer, mettant au passage un peu en avant mon statut - non parce que j’étais occupée à faire des choses importantes, tout de même. « C’est pour ça que t’es désagréable depuis trois semaines ? »

@Jesse Costello

Jesse jeta un regard sincèrement outré à Marceline quand celle-ci parut avoir oublié le dossier. Ce fameux dossier ! Cette paperasse réglementaire qui se mettait au travers d’eux et de leur projet. Ou était-ce son projet à lui tout seul ? Jesse n’aurait plus su dire, à vrai dire.
« Et ? La Terre ne s’arrête pas de tourner pendant la Pride. »
Ce n’était pas qu’il ne voulait pas sortir pour célébrer la pride. C’était qu’il ne voulait pas le faire avec Marceline, sans avoir déjà quelque chose d'autre de prévu. Jesse ne doutait pas de sa capacité à trouver un plan de célébaration à la dernière minute. Pour l’instant, il mettait ça sur le dos du travail.
En ce qui le concernait, cette conversation n’avait rien de plus à apporter. Il ne se sentait pas disposé à la poursuivre sans gâter l’ambiance. Il tenta alors une esquive aussitôt contrée par Marceline. La jeune femme était piquée. Jesse rit jaune quand elle ramena la chose à sa célébrité. Elle était trop famous pour accorder du temps à un projet avec un ami qui apparemment lui tenait à coeur, vous comprenez.
« Si tu as si peu de temps, pourquoi tu as accepté, alors ?! »
Jesse supportait mal la pression, et se sentait facilement dépassé. Trop d’informations se bousculaient dans son esprit, trop de choses à ne pas oublier. Et d’un autre côté, il ne pouvait s’empêcher de se lancer dans de nouveaux projets, s’essayer à de nouvelles choses. S’il ne le faisait pas, il s’ennuyait. Mais s’il le faisait, il finissait comme ça.
« Désagréable ? Bah oui que je suis désagréable ! T’es pas la seule à avoir une vie, des problèmes, des obligations ! Je t’assure que ça arrive même aux gens lambdas. »
Jesse se considérait comme une personne normale, en dépit de son background dans le monde du spectacle. Avec l’expérience et les années, il s’était fait un petit nom dans les milieux théâtraux. Depuis bien des années, il n’était plus starstruck en voyant une personne célèbre – à part peut-être si c’était Barbra Streisand ou RuPaul. Mais il n’était pas une célébrité lui-même.
« Mais moi je continue à prendre mes responsabilités, et à assumer mes engagements. Je laisse pas les gens tomber ! »
Marceline l’avait laissé tomber. Elle n’avait même pas pris de nouvelles quant à la comédie musicale, ou essayé de convenir d’un moment dédié pour en parler. Même pas elle lui avait demandé comment il allait. Lui n’avait pas eu besoin de le lui demander. Il fallait juste la regarder pour comprendre.
« Je peux passer, maintenant ? » demanda-t-il en désignant, irrité, la sortie que Marceline obstruait.

« Et ? La Terre ne s’arrête pas de tourner pendant la Pride. » J’haussai un sourcil, outrée par la remarque. « Hmm, yes it does ?? » Soulignai-je d’un ton faussement dramatique (soyons honnête, ça devenait dramatique tout court.) Franchement, ça ne ressemblait pas à Jesse de se comporter ainsi, encore moins quand il s’agissait d’une journée comme la Pride.

Mais à force de le pousser, je comprenais bien qu’il y avait un autre problème, lié apparemment à la comédie musicale. J’étais agacée, parce que je voyais bien qu’il se traînait sa rancoeur depuis un moment, et j’étais apparemment obligée de le forcer à s’énerver contre moi. Pourquoi ne pouvait-il pas venir me parler comme un adulte ! Pourquoi est-ce que je me retrouvais à pousser le conflit alors que je m’en serais bien passée ! « Si tu as si peu de temps, pourquoi tu as accepté, alors ?! » Vexée, je fis un petit pas de recul. « Parce que je suis là pour aider, pas pour driver le projet. C’est ton rôle, ça, non ? » Me défendis-je. « C’était ton idée la comédie musicale, je croyais que c’était ton bébé et que j’étais plus une assistante », dis-je, avec un peu de mauvaise foi, parce qu’on savait bien tous les deux que j’allais pas me laisser le rôle d’une vulgaire assistante, j’avais bien trop d’idées et d’envie de leadership.

« Désagréable ? Bah oui que je suis désagréable ! T’es pas la seule à avoir une vie, des problèmes, des obligations ! Je t’assure que ça arrive même aux gens lambdas. » Je levai les yeux au ciel, parce que j’avais pas dit le contraire ?! Franchement, j’avais des défauts, mais j’étais pas une diva qui se comportait différemment parce qu’elle était célèbre !! Même si oui, je venais littéralement de dire que j’étais occupée parce que j’étais une actrice connue !! Bon !! « Bah si t’as des problèmes tu pourrais venir me parler au lieu de tirer la tronche dans ton coin ?! » Parce que sinon comment était-on censé les régler ? « Mais moi je continue à prendre mes responsabilités, et à assumer mes engagements. Je laisse pas les gens tomber ! » « Je t’ai pas laissé tomber ! » Protestai-je comme une gamine blessée qui n’avait pas d’autres arguments. « Je peux passer, maintenant ? » Mais je ne bougeais pas. Je n’étais pas du genre à fuir le conflit. Au contraire, les plupart de mes exs diraient que je le cherchais un peu trop. « Et quoi ? Tu t’en vas et on a rien réglé ? » M’énervai-je en agitant mes mains. « Désolée si j’ai pas été aussi présente que t’aurais voulu, mais ma vie ne tourne pas autant de ce projet, Jesse, j’ai mon boulot, mes problèmes, putain, je », les larmes me montaient aux yeux, « mes derniers mois ont été merdiques, je fais ce que je peux ! »


@Jesse Costello