La dernière apparition publique de Micah remontait à plusieurs mois, pour l'avant-première du film Furiosa dans lequel il avait figuré quelques secondes généreusement payées. Maintenant qu'il avait repris le contrôle du récit de sa dispute avec Jo, qui lui avait offert un rôle dans le clip censé amorcer la réédition de son album, il se sentait légitime à sortir du bureau où il avait passé ses journées, voire parfois ses nuits, au service de la Fondation. Brisbane fêtait la mode et ses créateurs émergents, l'opportunité parfaite pour l'acteur de se montrer sous son meilleur jour, d'autant que son ami Luke présentait sa marque pour l'occasion. Sa mère serait également de la partie, prétextant rédiger un article pour Vogue alors que Micah avait fini par accepter sa présence dans sa vie sans avoir à se chercher des excuses. Certes il n'irait pas l'enlacer spontanément car ils n'avaient pas franchi cette étape, et ne la franchiraient certainement jamais, mais elle n'avait plus besoin de prendre les précautions que son fils lui avait imposées pendant près de 15 ans. A vrai dire, sa diplomatie agaçait Micah, qui espérait la voir assumer son rôle de mère pour changer, plutôt que d'agir comme une assistante intimidée, et ce malgré la tension de leurs derniers échanges, où Micah lui avait interdit de citer son nom dans le roman autobiographique qu'elle comptait écrire comme une lettre d'amour ou d'excuses à sa famille, il n'avait pas trop saisi la nuance. Ce roman, elle ne voulait l'écrire que pour elle, pour se déculpabiliser d'avoir négligé son unique fils pendant des années, et émouvoir l'opinion publique à défaut de réussir à convaincre le principal intéressé.

Le défilé se déroulait sur la place King George, barricadée pour l'événement. Le podium s'élançait de la mairie juqu'à la fontaine autour de laquelle les mannequins pouvaient effectuer leur demi tour. L'horloge majestueuse les surplombait comme un ange gardien bienveillant. Il y avait deux catégories d'invités, ceux dont l'empressement trahissaient le manque d'expérience, et ceux comme Micah qui savaient très bien à quel endroit s'asseoir, et le timing idéal à respecter pour ne pas passer pour une diva au photocall. Il avait hésité à proposer à Lena de l'accompagner, mais compte tenu de la nature secrète de leur relation encore inqualifiable, il s'était ravisé. Puis Luke était trop intense et il n'était pas prêt à devoir éluder les centaines de questions que soulèverait cette compagnie. Il serait très bien seul, sans avoir de compte à rendre à personne, puis ne doutait pas que son ami avait prévu ce qu'il fallait pour fêter dignement sa présence au défilé ce soir. Un club huppé de Spring Hill ou une after party chez lui, toutes les options convenaient à Micah du moment qu'elles n'imposaient aucune limite. Sa place se situait au premier rang, au niveau stratégique de la fontaine. Une fois assis, Micah sonda le reste des invités, au cas où il aperçevrait une tête connue. Il n'avait même pas croisé sa mère, qui faisait de toute manière une habitude d'arriver en retard pour se faire remarquer. Une manie qu'elle lui avait transmise à l'évidence, à moins que cela devenait un impératif croissant de la notoriété. La femme à côté de lui, qu'il ne lui semblait avoir jamais croisée, savait manifestement qui il était et Micah avait du mal à déchiffrer si l'oeillade qu'elle lui jetait était aimable ou inquisitrice. Il décida de lever le mystère tout de suite, au risque de ne pas pouvoir profiter du défilé. « Vous êtes une fan de Midas Sterling c'est ça ? J'ai soigneusement évité de commenter ce sujet pendant des mois donc si vous avez un avis dessus, j'ai pas besoin de l'entendre. » dit-il d'un ton neutre, sans la moindre animosité. Cette histoire était derrière lui, il n'était plus question de la laisser dicter son comportement, et encore moins juger de l'homme qui se cachait derrière l'acteur. « En revanche si vous n'êtes pas une fan de Midas, je serais ravi d'entendre ce que vous avez à dire sur moi. »

Le monde commençait à affluer sur la place King, George, comme autant de nuages s’amoncelaient dans un ciel d’orage. Les places vides entre les invités, dont les cous se dévissaient de droite à gauche sans relâche en quête de visages familiers, se comblaient à vue d’œil, avec plus ou moins de discrétion à en juger par le volume extravagant de certaines tenues. Micah aperçut sa mère au loin. Pour une fois, Nicole avait laissé la surenchère au placard en portant son dévolu sur une robe à manches longues dont l’échancrure jusqu’en haut de la cuisse et les motifs étaient bien les seules fantaisies qu’elle s’était permise. Visiblement elle avait enfin décidé de virer son ancien styliste pour assumer sa cinquantaine entamée. Ce fut du moins ce que souffla le cynisme ordinaire dont faisait preuve l’acteur envers elle. Pour prévenir tout contact visuel, Micah fit mine d’observer ailleurs tandis qu’elle quittait le sas de l’entrée. Avec la chance qu’il se coltinait, il la soupçonnait d’avoir corrompu quelqu’un pour se faufiler auprès de lui et gâcher sa soirée avec ses commentaires pourtant toujours d’une pertinence acerbe. Après tout, ce n’était pas pour rien si elle était si influente dans le milieu de la mode, et que son fils avait hérité de son goût sophistiqué pour la critique et l’auto-suffisance. Il fut soulagé de constater qu’une autre femme lui avait volé cette opportunité en s’installant près de lui, et plus encore lorsque Nicole entreprit de le saluer d’un geste de la main avant de se raviser, Micah détournant le regard en feignant l’ignorance. Sans grande surprise dans un événement de ce genre, sa voisine semblait dans son élément. En dépit de son élégance, elle connaissait ses atouts, et puisqu’elle ne se cachait pas de le fixer avec insistance, Micah ne se priva pas non plus de plonger son regard sur la poitrine qu’elle avait généreusement mise en valeur. À en juger par sa réponse d’une insolence décomplexée, elle semblait ignorer les détails de son altercation avec Midas. Ou bien elle avait bien compris comment fonctionnaient les acteurs dans son genre, et se contentait de lui dire ce qu’il voulait entendre, contrairement à ceux qui l’entouraient au quotidien. « Ah bon ? C’est pas vraiment ce qu’en disent tous les experts des relations publiques. » avait-il rétorqué en hochant la tête. Bien-sûr qu’il aurait aimé commenter davantage, mais il avait suffisamment de bouteille pour savoir quand mettre son ego de côté, et il suffisait de le côtoyer un minimum pour savoir que ça n’arrivait pas souvent. L’assurance avec laquelle elle continua à le flatter dénota néanmoins une certaine familiarité avec le sujet. Si elle avait suivi les tribulations de sa carrière, comment pouvait-elle affirmer qu’il y avait une alternative au silence coupable auquel il s’était lui-même contraint ? « On est bien d’accord là-dessus. J’aurais dû gagner autre chose que le mépris de la presse et du jury. » dit-il avec la volonté de refaire l’histoire. Cette femme n’était peut-être pas un cas isolé. Peut-être qu’il y avait un univers parallèle dans lequel on aurait pu le soutenir plutôt que l’incriminer. « Vous connaissez Donna pour avoir une opinion aussi tranchée sur son travail ? » demanda-t-il naïvement. Il était bien placé pour savoir que ce milieu était concurrentiel et qu’il n’y avait pas vraiment d’autre choix que d’enfoncer les autres pour se tailler une part du butin. Ceux qui pensaient le contraire étaient condamnés à la médiocrité, et imaginer que cette femme avait autant de scrupules que lui la rendait soudainement intéressante à ses yeux. « J’aurais dû dire quoi, votre avis m’intéresse ? Surtout si vous pensez à autre chose que les excuses publiques avec lesquelles on m’a bassiné… comme si c’était dans mon intérêt de légitimer le statut de victime de Midas. »