Ça fait des semaines que je regarde ce foutu site de petites annonces. Matin, midi, soir, 3h du matin j'ai tout épluché jusqu'à en avoir les yeux qui brûlent et pendant longtemps tout ce que j'ai trouvé c'est de la déception et une raison de plus de déprimer. Pourquoi est-ce que c'est si difficile de trouver un appart ? Entre les propriétaires qui louent des placards même pas dignes d'Harry Potter à prix d'or et les arnaques j'en ai eu plus qu'assez. J'ai aussi dû revoir mes critères à la baisse : exit le T2 ou même le studio pour moi seul. La seule option qui avait l'air d'avoir un meilleur rapport qualité prix c'est quand même la coloc. Et même là c'était mission impossible de trouver quelque chose. Mon dossier coinçait : avec un salaire de maçons et sans garants mon dossier finissait directement à la poubelle. J'ai dû me résoudre à demander de l'aide à Papa pour qu'il appuie mon dossier. Et il a répondu présent. A partir de là tout s'est débloqué. J'ai pu visiter des appartements avec des colocs plus ou moins tarés ou crados. Et c'est finalement chez Kieran que j'ai décidé de poser mes valises. Le courant passe plutôt bien avec lui, c'est un artiste aussi donc je pense qu'on devrait bien s'entendre. Il est un peu vieux mais bon je ferais avec. J'ai signé le bail et récupéré les clefs ce matin. A moi l'indépendance, fini de vivre encore chez ma mère à 23 ans, j'ai besoin de liberté. Reste donc maintenant l'étape la plus difficile : l'annoncer à Mama. J'ai préparé le dîner et j'ai attendu qu'on soit tous les trois à table pour aborder le sujet, non sans appréhensions. Je sais déjà qu'elle dira non, mais guess what ? C'est trop tard j'ai signé. Et puis bon il faut bien que je parte à un moment donné, j'ai plus douze ans. “Bon j'ai un truc important à vous dire”. Les bruits de couverts s'arrêtent brusquement et Mama et Ale me regardent sans trop savoir à quoi s'attendre. “Je déménage.” Je sens déjà le regard choqué de mama qui se pose sur moi. "J'ai trouvé un appart, j'emménage vendredi.” Juste le temps de faire mes cartons, c'est à dire dans 3 jours. “Wow tu vas avoir ton appart? Trop cool!” C'est la voix enthousiaste d'Ale qui s'élève alors que j'attends la réaction de Mama, qui je n'en doute pas sera explosive.

« Gracias hijo. Je vais prendre une douche et je reviens. » Rien qu’à voir la tête de Mama quand elle est entrée dans la cuisine, je peux affirmer que l’opération “faire passer la nouvelle en douceur” a bien démarré. Une technique que j'ai longtemps expérimenté, notamment à la fin des trimestres au moment de recevoir le bulletin dans la boite aux lettres. Je sais que la discussion qu’on s’apprête à avoir est difficile et qu’elle ne sera pas ravie d’être devant le fait accompli, mais j’espère que les tamales que j’ai préparées rendront la nouvelle plus facile à encaisser. C’est une manière de lui faire plaisir, c’est une de ses recettes préférées qu’elle a toujours essayé de m’apprendre. C’est aussi une façon de lui montrer que je sais me débrouiller seul et être autonome pour les repas.

***

« Ouf, un peu plus et je l'apprenais le jour J » Bon, l'opération “faire passer la nouvelle en douceur”, ne se déroule peut-être pas aussi bien que je l’imaginais. La nouvelle est brutale c’est sûr, elle ne s’en doutait pas puisque je n’ai jamais vraiment abordé le sujet, mais elle devait s’y attendre. J’ai 23 ans, ça allait finir par arriver, il était hors de question que je devienne un tanguy et être le dernier des Gutiérrez à me tirer de la maison familiale. J’aurais bien plaisanté en lui disant que ça va, il reste encore quatre jours pour se faire à la nouvelle et qu’on est larges mais c’est trop risqué. Et de toute façon l’enthousiasme d’Ale ne me laisse pas en placer une. « Y aura une chambre pour moi ? » Il y en a au moins un ici qui est heureux pour moi, pas comme maman qui est en train de me lancer des regards noirs que je connais trop bien. « Ce n'est pas le moment Ale' » Je lâche un regard en coin à mon petit frère pour lui faire comprendre que s’il ne veut pas lui aussi subir la colère du dragon il ferait mieux de faire profil bas. « Tu te moques de moi Cesar ? » Je sais que j’ai intérêt à bien choisir mes mots sous peine d’être envoyé sur mars dans les prochaines secondes. “Je savais pas comment t’en parler.” Elle aurait trouvé mille et une raisons pour m’inciter à rester, je le sais et je n’avais pas envie de ça. C’est sûr que si j’étais resté à la maison j’aurais pu mettre de l’argent de côté, mais j’ai besoin d’intimité, d’indépendance et de couper le cordon. “Je voulais me débrouiller seul pour une fois et j'avais peur que t’essaies de me convaincre de pas partir.” Je passe sous silence la partie où j’ai demandé à Papa d’être mon garant, pas sûr que maman apprécie que je sois allé le voir lui en premier pour mon projet de déménagement.

Il n’y a qu’à voir la tête que Maman tire pour savoir que je suis dans une merde pas possible. Je vais me faire engueuler, je le sais très bien. « Je ne sais pas... Par exemple : Tu sais maman, j'aimerais beaucoup déménager et avoir mon propre logement. » J’essaie de le justifier en lui expliquant ce qui m’a poussé à ne pas aborder le sujet avec elle en avance, mais j’ai l’impression d’avoir empiré la situation sans le vouloir. « Du coup c'est bon pour le déménagement ? Comme tu veux te débrouiller seul, t'auras pas besoin d'aide je suppose. » Je lève les yeux au ciel, je n’ai jamais dit ça. J’aurais bien besoin d’un coup de main pour les cartons, c’est certain mais je préfère me débrouiller seul pour ne rien devoir à personne. “Je te demande pas de m’aider pour les cartons, t'en fais pas.” L’avantage de la colocation que je rejoins c’est qu’elle est déjà meublée, ce qui m’évite de déplacer un lit ou de payer une fortune pour des meubles chez Ikea. J’ai un paquet de cartons à amener, ça c’est vrai mais je ferai plusieurs allers retours, Emery sera bien sûr là et si ça ne suffit pas j’appellerais quelques amis en dernier recours. « Tu peux manger ton dessert devant la télé si tu veux. » Traduction : va jouer Ale, ton frère va en prendre plein la gueule dans deux minutes. Ale s’exécute et je me retrouve seul avec Maman à table. La situation a un goût de déjà-vu même si le contexte est différent cette fois. J’ai l’impression d’avoir douze ans à nouveau et qu’on est le jour de réception du bulletin scolaire dans la boîte aux lettres. « Pour qui tu me prends Cesar ? Un tyran ? » Je soupire en seule réponse. Je n’ai pas dit ça. Tyran je n’irais pas jusque là, mais Maman a parfois des avis très tranchés et quand elle est persuadée de quelque chose il est difficile de la faire changer d’avis. « Tu crois que je ne sais pas ce que c'est que de vouloir son indépendance ? » Je me souviens trop bien de la discussion qu’on avait eu, elle, Rudy et moi à la fin du lycée quand je leur avais dit que je voulais arrêter les études pour me concentrer uniquement à l’art. Elle n’avait même pas voulu entendre mon point de vue. Il n’y avait pas eu de discussion : je devais trouver un vrai métier et puis c’est tout. Une fois qu’elle était partie, c’est Rudy qui avait pris le relais, j’avais mangé une paire de claques et un sermon d’une demi-heure où il m’avait traité de tous les noms. “Tu crois que je ne me souviens pas de comment ça s’est passé la dernière fois que je t’ai parlé de mes choix de vie ?” La blessure est toujours là et même si je suis conscient que tout quitter pour vivre de ma passion aurait été difficile et très risqué à l’époque, ça restait mon choix, ma décision et on m’en a privé. J’ai souvent ce regret, celui de me dire que j’aurais dû faire mes choix et leur en parler après, les mettre devant le fait accompli pour au final me débrouiller et leur montrer que je m’en sors très bien, et c’est précisément ce que j’ai fait aujourd’hui à propos du déménagement. “J’avais même pas eu mon mot à dire avec toi et Rudy.”

L’ambiance est glaciale mais je m’y attendais. Je savais très bien qu’en la mettant devant le fait accompli comme je l’ai fait je m’exposais à une grande discussions et toute une ribambelle de reproches. Mais plus que de la colère, c’est de la déception que je vois dans son regard et je crois que c’est encore pire. Je reste tout de même sur mes positions et c’est finalement un cri du coeur qui parle quand je lui balance à la figure la souffrance que j’ai pu ressentir quand Rudy et elle ont brisé mes rêves d’adolescent. « Non, pas la dernière fois. » Elle fait référence à la discussion que l’on a eu avant le concours et c’est vrai, cette fois là elle a vraiment été de mon côté. Mais ma blessure est plus ancienne et j’en remets une couche en remettant Rudy sur le tapis encore une fois. « Combien de fois encore comptes-tu me reprocher mon erreur passée ? » Je la regarde sans rien dire, un noeud à l’estomac à l’évocation de souvenirs franchement pas agréables que je peux avoir de discussions sur mon avenir qui s’était déroulées dans des reproches, des remarques désobligeantes sur mon manque de lucidité et mon immaturité. Des discussions qui finissaient une fois Maman partie par une paire de claques distribuées par Rudy qui se montrait encore plus dur avec moi. « Je ne suis plus la même personne et tu le sais. » Peut-être, mais je suis toujours le gamin blessé qui a vu ses rêves piétinés par sa propre famille et aujourd’hui un adulte plein de regrets qui se demande où il en serait s’il avait pu tenter sa chance plus jeune. Je pense souvent à ça, au fait que j’aurais pu intégrer une école d’art après le lycée et aux portes que ça aurait pu m’ouvrir. « Je pensais que tu l'avais compris. Que tu m'avais comprise. » Je la laisse continuer, si je l’interrompt je sens que je vais devoir essuyer une nouvelle tempête et j’en ai franchement pas envie. « Je vois qu'une fois encore je m'étais trompée. » Je la regarde se lever et prendre ses couverts pour aller faire la vaisselle. Mon assiette, elle, est encore garnie mais cette discussion m’a coupé l’appétit. « Utilise l'argument de Rudy autant de fois que tu le veux, tu sais au fond de toi que c'est injuste. » Je soupire, elle n’a pas tort. Même si elle a été injuste avec moi dans le passé, je sais au fond que je ne peux pas l’accabler avec les erreurs de mon frère. “Je sais que t’as changé, heureusement.” Si elle avait continué d’être aussi hostile je serais parti depuis longtemps et je pense qu’elle n’aurait eu de mes nouvelles qu’à noël ou aux anniversaires. “C’était pas contre toi, j’avais besoin de faire les choses à ma façon”. Je m’approche de l’évier et je lui prends délicatement l’éponge des mains. “Laisse, je vais le faire.” L’eau chaude réchauffe mes mains glacées et je reprends la parole entre plusieurs tintements d’assiettes qui s’entrechoquent. “Je sais que t’es pas comme lui...” Je n’ai même pas envie de prononcer son prénom. “Et que maintenant t’es de mon côté mais je sais pas..” J’ai du mal à trouver les mots pour lui dire ce que je ressens. “C’était un vieux réflexe on va dire.” De faire les choses en douce. C’est ce que j’ai toujours fait avec Rudy et un peu avec maman aussi pour m’en sortir sans avoir de problèmes inutiles. Je me justifie plus que je ne lui demande pardon, j’en suis conscient. Lui expliquer ce qui m’a poussé à faire ça c’est une manière de m’excuser sans toutefois le faire explicitement comme j’en ai l’habitude : reconnaître ses torts et s’excuser c’est loin d’être évident chez les Gutiérrez.