Leslie n’était pas particulièrement ravie de se faire balancer le rendez-vous à sa mère à la dernière minute par sa soeur. Bon, ce mécontentement n’avait pas lieu d'être puisque l’état de santé de sa mère était la principale raison de son retour, mais, ouais, ça ne lui faisait pas vraiment plaisir pour autant. Le ton autoritaire de sa soeur lui fit comprendre qu’elle n'avait pas intérêt à dire quoique ce soit. Et puisqu’elle était de si bonne foi, elle viendrait même la déposer à l'hôpital. Il ne lui restait qu’à aller au rendez-vous et gaspiller sa maigre demi-heure pour se nourrir pour aller la reconduire à la maison. Ça va. Le compromis était plus qu’acceptable. Et puis, ça ne devrait pas être très long comme rendez-vous. Elle a simplement besoin de quelqu'un qui comprend (et qui se rappelle) des résultats de ces derniers examens qu’elle a passé. Et non, le fait que Leslie peut aller consulter le résultat sans passer par le neurologue qui s'occupe d'elle ne semblait pas être une bonne option.

Aujourd'hui, c'est une bonne journée. C'est aussi ça de gagné. Aujourd'hui, la mère ne confond pas sa propre fille avec une autre. Ça l’arrive de plus en plus souvent. Leslie est celle qu’elle oublie le plus souvent entre ses quatres filles. Les autres lui reprochent ses trop nombreuses absences en cause de cet oubli. Leslie dit que ça n'a aucun lien. Laquelle à raison ? On ne le saura probablement jamais. De toute façon, d'ici quelques semaines, mois, années avec un peu de chance, les quatre sœurs seront au même niveau de l'oubli. Leslie est toujours vêtue de son uniforme vert malade lorsqu’elle se pointe au service de neurologie. Est-ce qu’elle espère que son statut de médecin lui donne un passe-droit pour ne pas subir de délai d'attente ? Oui, absolument. Ce qu’elle n'avait pas prévu par contre, c'est qu’elle y croiserait un visage familier. Très lointain, mais familier, oui. Son visage ne peut cacher la surprise lorsque son regard croise celui de Leo qui semble lui aussi accompagné son père. « Leo ? Ça alors, t’as pas changé du tout. » qu’elle lui dit directement. Est-ce un compliment ? Oui, absolument. Elle n’arrive même plus à se souvenir c'est quand la dernière fois qu’elle lui a adressé la parole. Sûrement près de vingt ans. Outch, ça ne les rajeunit pas. « Tu te souviens de Leo, Maman ? » qu’elle demande ensuite en se retournant vers sa mère. Non, elle doit l’avoir oublié. Le contraire serait plutôt vexant, alors qu’elle oublie des personnes bien plus importantes que Leo. « Leo ? Oui, oui, je me souviens… » Silence, elle se souvient pas de Leo du tout. La suite ne fait que la confirmer. « C’est ton mari ? » Elle souffle un coup. Elle se demande constamment comment elle va faire pour ne pas perdre la boule en s'occupant de sa mère. « Non, c'est pas… Va t’asseoir, d’accord ? Je te rejoins tout de suite. » qu’elle lui dit en lui désignant une chaise de libre dans la salle d’attente. C'est à croire qu’elle est rendue avec trois enfants à charge maintenant. Sa mère avec sa joie de vivre et ses conseils parfois farfelus lui manque terriblement. « Elle demande ça pour tout le monde. Te sens pas trop privilégié. » qu’elle reprend en se retournant de nouveau vers Leo. La femme qu'il avait devant lui ne ressemble absolument pas à celle qu'il a jadis connu. C'est pourquoi elle lui précise : « Alzheimer. » Le coupable de ce changement. Elle lui ouvre aussi la porte pour lui expliquer la raison de sa venue à lui. Elle respectera son choix s'il préfère garder le secret. Après tout, dans un hôpital, c'est souvent le dernier endroit où l'on a envie de croiser des personnes que l'on connaît.

@leonard carlson

Les rendez-vous de contrôle au centre de la mémoire s’étaient espacés. Je m’en étais rendu compte, je n’avais pas spécialement poussé pour qu’il lui en mette plus souvent, parce que cette variante me permettait de souffler un peu. Mais au fond de moi, je le sentais, cet événement n’était pas bon signe. Il semblait être un aveu de faiblesse, s’ils ne me le disaient jamais clairement, j’avais bien remarqué que la situation continuait lentement, mais inexorablement à se péjorer. Sensible aux infections, mon père avait vécu plusieurs état confusionnel très importants ces dernières années, mais depuis 6 mois, il semblait échapper à ces complications. Cependant vivre seul était devenu de plus en plus dangereux. Son état fluctuait, parfois, il me donnait l’impression de retrouver toutes ces capacités et d’être à nouveau lui, puis le lendemain, je retrouvais le four allumé vide, les robinets qu’il avait oublié d’éteindre et l’esprit ailleurs. Je n’avais donc plus de grand espoir quand je l’accompagnais à ces rendez-vous mensuels. Et pourtant, nous étions là, lui et moi, dans cette salle d’attente austère, à attendre un rendez-vous qui, comme à l’habitude, avait du retard. Ils sont débordés, ils me l’ont déjà expliqué, je n’ai pas osé leur dire que moi aussi, que je ne sais même plus comment caser ces rendez-vous. Je suis venu, voilà tout. « Ta mère va nous rejoindre bientôt. » Pour cette fois, il avait accepté docilement de me suivre, mais dévisageait maintenant les femmes du regard, cherchant ma mère. Il était fréquent qu’il oublie son décès, de plus en plus fréquent qu’il vive dans le passé. Jusqu’ici, il avait toujours réussi à me remettre, je craignais le jour où ça ne serait plus le cas.

« Non, ce n’est pas elle. » Relevant le regard pour le poser sur la nouvelle personne qu’il dévisage, mes yeux s’arrondissent alors que je la reconnais. La mère de Leslie a changé, elle semble avoir perdu tout son charme et toute sa vie. Vide, comme peuvent l’être parfois les yeux de mon père. À côté d’elle, je mets quelques secondes pour reconnaître la silhouette familière de la jeune femme. Alors qu’elle s’approche de moi, je me lève.« Leo ? Ça alors, t’as pas changé du tout. » Un sourire un peu gêné, je suis heureux pourtant de la retrouver dans le calme, il faut dire qu’il y a bientôt 20 ans, nous ne nous sommes pas quittés pour ainsi dire en bon terme. « Les', ça fait une éternité. » Je voudrais lui dire qu’elle aussi n’a pas changé, mais avec cette blouse verte, elle a l’air d’une tout autre personne. « La blouse te va à ravir ! Tu travailles ici ? » Ça ne m’étonne pas vraiment, Leslie a toujours été brillante, c’était elle la maligne de notre couple. « Tu te souviens de Leo, Maman ? » À son regard, je comprends vite que non. « Leo ? Oui, oui, je me souviens… » Le silence qui suit est lourd de sens. « C’est ton mari ? » Une légère grimace compatissante traverse mon visage alors que je comprends qu’elle est ici pour les mêmes raisons que moi. Leslie congédie sa mère, alors que je lance un regard à mon père qui semble toujours chercher sa femme en sondant l’assistance. « Elle demande ça pour tout le monde. Te sens pas trop privilégié. » À pas-grand-chose, j’aurais sans doute pu l’être vraiment, son mari. Si j’avais été à la hauteur à l’époque, si je n’avais pas fui toute sorte de sentiment de peur d’être blessé à nouveau. « Alzheimer. » J'hausse un peu les épaules avec un léger sourire. « Alzheimer ou pas, ta mère a toujours eu un faible pour moi. » Je tente une pointe d’humour, pas sûr qu’elle fasse mouche. Peut-être que c’est encore un peu tôt. 
 
« J’en ai un similaire pas loin. » Je montre mon père de la tête, son regard perdu, en dit probablement long sur son état. « Il cherche ma mère… » Je fais une petite pause presque dramatique. « Elle nous a quittés il y a quatre ans maintenant… » Parfois, moi aussi, je voudrais pouvoir oublier, oublier la douleur, oublier que ma femme est morte et la chercher dans la foule. Je sonde Leslie du regard, me rendant compte que lui annoncer le décès de ma mère, qu’elle a bien connu, de cette manière est probablement un peu brutal. Pour les fioritures, on repassera. 

@leslie cohen

« Les', ça fait une éternité. » Une éternité, c’est le moins qu’on puisse dire. Ils n’étaient que de jeunes adultes en apprentissage de la vie à l’époque. Leo est celui qui lui a fait découvrir les joies d’une peine d’amour. Non, ce n’est rien de très flatteur, mais parait qu’il en faut un dans une vie. Il paraît aussi qu’on n’oublie jamais sa première peine d’amour. Leslie ne sait pas vraiment ce qu’elle ressent là tout de suite. Elle ne se sent pas particulièrement chaviré. Elle ne lui en veut pas non plus de la manière dont leur relation s’est tristement terminée. Elle réalise même à l’instant qu’elle a fait le même coup à Eve des années après. Leo ne s’est jamais battu pour sauver leur couple. Il l’a laissé partir sans rien faire. Probablement même qu’il a été soulagé qu’elle le quitte. C’est bien la seule différence avec sa dernière relation. Oui, Leslie a laissé Eve partir sans rien faire, mais cette rupture est bien loin de l’avoir soulagé. Mais bon, ça aussi, ça semble remonter à une éternité déjà. « La blouse te va à ravir ! Tu travailles ici ? » - « Je sais que tu me mens- Parce que ça ne va bien à personne, - mais, merci. Je travaille aux urgences. » qu’elle lui précise par la suite. « Et toi ? Tu es journaliste ? » qu’elle lui demande. Si sa mémoire ne lui fait pas défaut, c’est là dedans qu’il étudiait à l’époque où ils étaient ensemble. Elle ne saurait vraiment dire s’il a terminé son cursus, s’il en a fait un autre. La seule chose dont elle se souvient réellement, c’est qu’elle le fuyait comme la peste dans les couloirs de l’Université, après.

Leslie envoie finalement sa mère prendre place dans la salle d’attente après avoir confirmé que, oui, Leo a été mis dans la catégorie oubliée de son cerveau. On ne peut pas vraiment dire qu’elle soit si surprise. Quoique ces souvenirs les plus anciens sont ceux qu’elle se rappelle le plus, alors, oui, Leo fait quand même partie de cette catégorie là. « Alzheimer ou pas, ta mère a toujours eu un faible pour moi. » Immédiatement, un léger rire s'échappa des lèvres de la brune. C’est pas faux que sa mère aimait vraiment beaucoup Leo. Mais, encore une fois, sa mère aime vraiment beaucoup tout le monde. Leslie n’a pas souvenir qu’elle n'ait pas apprécié l’un de ses partenaires, ni aucun de ses soeurs - même les choix douteux de Chloe. « Pas faux. J’crois qu’elle s’est jamais remis de notre séparation. » qu’elle plaisante à son tour. Bien sûr, c’est totalement faux. Ce n’est pas nouveau que Leslie soit bien plus à l’aise dans une conversation au second degré. Surtout quand la situation est aussi lourde que celle-ci. Pas parce qu’elle recroise son ex, mais plutôt à cause de la santé de sa mère. « J’en ai un similaire pas loin. » Voilà qui répond à la question qu’elle n’a pas osé poser. Alors, il comprend totalement ce que la famille Cohen est en train de traverser. Il le comprend même probablement plus que Leslie elle-même. « Il cherche ma mère… Elle nous a quittés il y a quatre ans maintenant… » Ah. Leslie reste surprise sur le coup. Comme s’il venait de lâcher une bombe. « Oh, j’suis vraiment navré. » La mort, c’est toujours un sujet avec lequel personne n’est à l’aise. On ne sait jamais quoi dire. Heureusement que le temps à fait son œuvre et que ce n’est sûrement plus aussi difficile d’en parler. Enfin, Leslie n’en sait rien. Même si elle côtoie la mort un peu trop souvent, elle n’a jamais perdu quelqu’un d’aussi près d’elle. « Elle était malade ? » qu’elle lui demande par la suite sans trop savoir si c’était mieux d’apprendre qu’elle avait souffert pendant des années, mais qu’il se soit “préparé” à ce qu’elle ne soit plus de ce monde, ou si, au contraire, elle était décédé brusquement sans que personne ne s’y attende. L’un comme l’autre, ce n’est pas facile.

Je m’en étais voulu pendant longtemps. De longues années à retourner le problème dans tous les sens. J’avais été lâche avec Leslie, trop lâche pour assumer mes sentiments, trop lâche pour lui en parler, trop lâche pour la quitter en voyant que je n’arrivais jamais à lui offrir la relation qu’elle espérait. Je lui avais fait croire que j’en serai capable, qu’à force, elle pourrait me faire changer. Mais il n’en était rien, j’avais fermé mon cœur à tout type de sentiment trop explosif, à tout engagement duquel pourrait découler une nouvelle déception. Quand elle avait fini par me quitter, j’avais à peine bronché, je crois que je m’étais même dit qu’elle aurait dû le faire plus tôt. Presque trois ans de relation dans le vide pour elle. Aujourd’hui, c’était une femme, un médecin de toute évidence. Plus la jeune femme que j’avais connue. « Je sais que tu me mens, mais, merci. Je travaille aux urgences. » Je déglutis péniblement, je n’ai jamais aimé les hôpitaux, et plus encore les urgences qui ont été le lieu des pires nouvelles de ma vie. « Wouah… Médecin urgentiste… C'est super. Enfin même si je jamais douté de tes compétences. C’est fou, notre jeunesse semble bien loin aujourd’hui. » Celle où l'on avait chacun nos rêves et où tout était possible. 
 
« Et toi ? Tu es journaliste ? » Un sourire un peu mélancolique sur mon visage. « Non, je ne lui suis plus depuis quelques années. Je travaille pour une association qui accompagne les personnes avec un cancer. » Je n’ai pas le courage de me vanter de mon poste d’assistant de direction, pour ça, il faudrait déjà que j’en aie les compétences. Rapidement, je comprends que ce qui nous lie aujourd’hui, c’est la maladie, celle de nos parents respectifs. Sa mère qui semble aussi perdue que mon père, ces souvenirs qui s’effacent en nous laissant le vide. « Oh, je suis vraiment navré . Elle était malade ? » Je sais que parler de la mort est un sujet glauque, mais qui est devenu une habitude pour moi ces derniers mois. « Cancer du pancréas. J’aimerais pouvoir dire qu’elle n’a pas souffert. » Mais ça serait mentir, elle est médecin, je ne doute pas qu’elle connaît ce type de cancer, connu pour son agressivité et ses chances de survie faibles. Ma mère n’a pas fait exception. « Je suis désolé aussi pour ta mère. Ça fait longtemps qu’elle est malade ? » Je voudrais en dire plus, aider, mais je ne peux déjà pas m’aider moi-même. « Et toi ? Comment tu le vis ? » C’est une question qu’on ne me pose pas si souvent quand il est question de mon père, et pourtant, le quotidien peut être lourd. 

@leslie cohen

« Wouah… Médecin urgentiste… C'est super. Enfin même si je jamais douté de tes compétences. C’est fou, notre jeunesse semble bien loin aujourd’hui. » Elle ne fait pas juste le sembler, elle est belle et bien très loin derrière eux. À cette époque, Leslie ne faisait que débuter son cursus universitaire. Elle ne savait pas encore jusqu’où ça l'amènerait. Elle avait envie de tout. Elle ne savait pas jusqu'à la dernière minute vers quel spécialité elle irait. Si c'était humainement possible de toutes les faire, elle l’aurait sans doute fait. Leslie était à fond dans ses études - ce qui a sans doute justifié qu’elle est tolérée le manque d'implication de la part de Leo aussi longtemps - et elle est encore plus à fond dans son métier. Elle est passionnée (un peu trop). Elle est en quête perpétuelle de savoir. Elle voudrait pouvoir tout savoir justement. Mais à chacun sa spécialité à ce qui paraît. « Ouais, très loin. On ne savait pas encore que c'était la belle vie. » qu’elle ajoute par la suite en haussant légèrement les épaules. L’époque où on a juste notre petite personne à se préoccuper, où maman-papa sont encore là en soutien financier si quelque chose cloche, où on aime désespérément sans se poser trop de questions. Oui, c'était la belle époque. Leslie en est parfois nostalgique, mais elle sait surtout qu’ils sont tous sortis grandis des expériences de la vie. La plupart du moins, il reste encore certaines personnes qui n'apprennent pas de leur erreur. La brune aime se laisser croire qu’elle ne fait pas partie de cette catégorie. « Non, je ne lui suis plus depuis quelques années. Je travaille pour une association qui accompagne les personnes avec un cancer. » Elle hoche doucement la tête. Elle a également une petite idée de la raison qui l'a poussé à ce changement lorsqu’il lui avoue la mort de sa mère quelques années auparavant. Elle pose la question, mais se doute de la réponse. Quoique le cancer peut aussi très bien avoir terrasser une autre personne de son quotidien. « Cancer du pancréas. J’aimerais pouvoir dire qu’elle n’a pas souffert. » - « Je me doute, oui. » Une petite moue triste s’affiche sur son visage. Là aussi, elle se doute malheureusement par quel chemin est passé sa mère. Au moins, avec le cancer du pancréas, c'est souvent rapide. Intense, mais rapide. Enfin, ce ne doit pas l'être assez quand on voit une personne qu’on aime souffrir tous les jours. Ça doit sembler interminable. Leo doit penser que la vie s’acharne sur sa famille, maintenant que l’Alzheimer attaque son père. « Je suis désolé aussi pour ta mère. Ça fait longtemps qu’elle est malade ? » Assez longtemps pour qu’elle ne se souvienne plus de quand ça a commencé. Elle se souvient de l’époque où ils se moquaient gentiment de sa mère parce qu’elle était trop lunatique. Et bien, ils étaient loin du compte finalement. C'était son cerveau qui lui faisait défaut. « Assez oui, mais ça c'est beaucoup dégradé dans la dernière année. On s'y attendait pas vraiment. » Voilà le problème avec les maladies dégénératives : elles sont imprévisibles. Elles peuvent rester au même stade pendant des années. Elles peuvent se dégrader rapidement ou d'un seul coup. C'est un mélange de tout cela qui était arrivé à sa mère. « Et toi ? Comment tu le vis ? » - « C’est sûr que c'est pas facile de voir la personne qu’elle était s’évaporer tranquillement. » Leo doit ressentir exactement la même chose qu’elle. « Ça m’fait de la peine pour les enfants qu’elle a déjà oublié. » Les siens, ceux de ses soeurs. Elle qui avait tellement hâte d'être grand-mère, elle n’en aura que très peu profité. « J’imagine que c'est un peu pareil pour toi. » qu’elle ajoute pour lui retourner la question.

« Ouais, très loin. On ne savait pas encore que c'était la belle vie. » Pas de femme morte, pas de mère morte, pas de père malade : Oui, elle a sans doute raison, la belle vie. Mais c’était aussi une vie sans Noah et Archie, mes deux petits garçons, et bien qu’elle eût été plus douce, je n’échangerai pas ma vie actuelle contre ma vie d’avant. Les épreuves ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Si pour Leslie, je n’ai pas beaucoup changé, il me semble pourtant que je suis une autre personne aujourd’hui. Peut-être aussi une personne un peu moins égo-centrée. Raison pour laquelle j’ose questionner Leslie sur la maladie de sa mère, que je ne connais que trop bien aujourd’hui. « Assez oui, mais ça c'est beaucoup dégradé dans la dernière année. On s'y attendait pas vraiment. » N’est-ce pas toujours comme ça que ça commence ? Insidieusement, quelques petits oubliés qui sont anodins, qui n’alertent pas ou à peine, puis la descente, lente mais certaine, perte de l’autonomie et de la personne que l’on a aimée. « C’est sûr que ce n’est pas facile de voir la personne qu’elle était s’évaporer tranquillement. » Je ne peux que comprendre. Je ne peux que hocher la tête pour montrer mon aval. « C’est le pire avec cette maladie, faire le deuil de quelqu’un dont le corps est encore là, bien vivant. » Au moins, pour ma femme, ça a été rapide… Je ne peux que me consoler avec ça. 
 
« Ça me fait de la peine pour les enfants qu’elle a déjà oubliés. » Je me vois en elle, je reconnais son regard plein de mélancolie. « J’imagine que c’est un peu pareil pour toi. » Le sourire en coin, un peu triste. « Il me semble que j’aurais presque pu dire mot pour mot ce que tu viens de dire. » Preuve que l’épreuve était identique. « C’est encore très fluctuant chez mon père, mais il est rare qu’il se souvienne de mes fils. » Même s’il prenait parfait Noah pour moi, s’imaginant presque 40 ans en arrière. Archie jamais, il ressemblait trop à sa mère pour ça, il lui semblait juste étranger. « J’en ai deux, Archie et Noah. » C'est particulier de parler de ça à l’une de mes premières petites-amies. « Et toi ? Tu as des enfants ? » Je ne sais plus grand-chose d’elle au fond. « Tu es revenue depuis longtemps dans la région ? ». Finalement, je me rends compte que les dernières nouvelles que j’avais eues d’elle, pas nos amis communs, étaient une annonce de départ.  

@leslie cohen

« C’est le pire avec cette maladie, faire le deuil de quelqu’un dont le corps est encore là, bien vivant. » Oui, en effet. Leslie ne peut que confirmer ses dires. On souhaite tous de mourir dans notre sommeil vieux et en bonne santé, mais la réalité est toute autre. C'est sans doute son métier qui la rend aussi pessimiste à ce sujet, mais elle a l'impression que la mort est toujours douloureuse et intense. Souvent, elle n’arrive pas assez rapidement non plus. Elle préférerait nettement se lever un matin et apprendre, sans s'y attendre, que sa mère est décédée. Ce serait bien mieux que tout ce qui l’attend. Sa condition n'est pas encore si terrible, mais la brune sait parfaitement ce qui les attend. Ce ne sera pas une belle balade. La route sera pénible et interminable. « Il me semble que j’aurais presque pu dire mot pour mot ce que tu viens de dire. » Leo confirme ses paroles. Il la comprend, malheureusement. Leslie ne peut que répondre à son sourire triste, par le même sourire qui se veut compatissant. « C’est encore très fluctuant chez mon père, mais il est rare qu’il se souvienne de mes fils. » Encore là, leurs parents semblent être rendus à un stade similaire de leurs maladies. Peut-être même que la mère de Leslie est légèrement plus avancée. Elle ne se souvient pas du tout de ses petits-enfants. Il lui arrive même d'être confuse à propos de l’identité de sa propre fille. Pour le moment, lorsque Leslie prend le temps de bien lui expliquer que, non, elle n'est pas sa sœur, mais sa fille, la mémoire semble lui revenir. Ou alors elle fait semblant pour sauver le peu de dignité qu'il lui reste. Elle sait tout de même que bientôt, elle passera du côté des souvenirs oubliés elle aussi. Elle essaie de ne pas trop réfléchir à ça pour le moment. « J’en ai deux, Archie et Noah. Et toi ? Tu as des enfants ? » Elle confirme la réponse d’un hochement de tête. « Deux aussi. Ella et Abby. » Deux petites filles qui sont bien trop jeunes pour comprendre l’état de santé fluctuant de leur grand-mère. « Tu es revenue depuis longtemps dans la région ? ». Ah alors il connaît encore quelques informations à son sujet. Les amis communs ou les réseaux sociaux ? Il est assez rare, qu’à l'inverse, Leo tombe dans ses sujets de conversation. Elle ne sait absolument rien sur lui, n’a jamais vraiment chercher à savoir non plus. Leo est un peu devenu un sujet tabou après leur séparation. Et même si l'eau à coulé sous les ponts depuis et qu’elle ne lui tient rigueur de rien, ses amis ont simplement gardé l'habitude de ne pas parler de lui sans doute. « Non, c'est tout récent. Je tiens jamais en place bien longtemps. » Au grand malheur de bien trop de personnes. Ils vont toutefois avoir l’esprit tranquille tant que sa mère est malade. Elle est de retour pour elle et compte rester pour elle également. « J’crois que c'est votre tour. » qu’elle ajoute après avoir entendu le nom de son père résonner dans la salle d’attente. « Ça m'a fait plaisir d'avoir de tes nouvelles, Leo. » Même si ça aurait été mieux dans d'autres circonstances.

JMes enfants, c’est ma vie, ma raison de continuer à vivre. Je pourrais sans doute parler d’eux pendant des heures, mais j’essaie de me retenir. Je me contente de les citer, me doutant que Leslie n’a pas d’intérêt profond à en savoir plus à propos de ma vie actuelle. Je devais d’ailleurs me trouver plutôt satisfait qu’elle daigne m’adresser la parole. Le temps a fait son effet, c’était une autre histoire il y a 20 ans. « Deux aussi. Ella et Abby. » Deus filles donc, les exacts opposés. Je voudrais en savoir plus, moi, rattraper les années, mais il me semble que Leslie n’est pas enclin à en dire plus. Peut-être même qu’elle se serait bien passée de cette discussion. Puis elle est en blouse de travail, j’imagine qu’elle est assez occupée comme ça. Sans que je n'en rajoute. Je suis heureux pourtant de voir que sa vie continue. Qu’elle est mère aujourd’hui, et je l’espère épanouie. « Non, c'est tout récent. Je ne tiens jamais en place bien longtemps. » Elle aussi, décidément, c’est peut-être un trait de caractère qui m’attire. Les femmes qui ont la bougeotte, les femmes qui finissent par me quitter. Bien que pour Leslie, j’ai conscience d’avoir été le seul et unique responsable de la décadence de notre couple.

 « Monsieur Anthony Carlson ? » Je relève la tête à l’appel de mon père, ce dernier se trouvant déjà derrière moi droit comme un i, dans son regard, je peux lire de l’incompréhension. Il n’a aucune idée de ce qu’il fait là, c’est sûr. « Je crois que c’est votre tour. » Je l’observe encore un instant, me demandant si nous serons emmenés à nous revoir encore une fois dans cette vie, cette idée me rendant mélancolique. « Ça m'a fait plaisir d'avoir de tes nouvelles, Leo. » Cette réflexion me glisse un sourire sur le visage, nous sommes des adultes aujourd’hui et probablement des étrangers l’un pour l’autre qui avons juste fait un bout de la route ensemble. Je ne le regrette pas, Leslie a été mon pansement, mais un pansement doux et adorable, je n’aurais pu en trouver de meilleur. Ou peut-être un à qui je n’aurais pas fait de peine. « Moi aussi, Leslie, prends soin de toi et de ta famille. » Par-dessus son épaule, je regarde sa mère et lui lance un simple. « Bonne journée, Madame Cohen. » J’attrape mon père par le bras, qui glisse un au revoir, son regard se plissant quand il croise celui de Leslie. Je me demande s’il la reconnaît, mais je ne demande pas, par peur d’être déçu. 

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