Le réveil venait de sonner, il était déjà assez tard dans la matinée, pourtant Elie était clouée à son lit, le cœur battant. Elle s’était endormie tard, avait eu du mal à trouver le sommeil. Aujourd’hui, elle commençait son service au Burrow, après avoir passé deux mois à enchaîner diverses missions. Distribuer les journaux dans la rue, réceptionner les gens lors de ce vernissage, gérer le vestiaire dans cette boîte de nuit, autant de petits boulots assez ingrats qui au final ne payent pas vraiment et qui ne laissent aucune place au beurre dans les épinards. Deux jours auparavant, elle avait passé un entretien d’embauche assez spécial, dans un café avec le patron du restaurant. Elle l’avait bassiné sur combien ce job était important pour elle. A quel point elle devait l’avoir. Et puis elle avait toutes les qualités requises après tout. Lors de son road trip, il n’avait pas été rare qu’elle serve à différents endroits pour pouvoir manger ensuite. Enfin, étant la sœur d’Alice, il n’avait pas à s’inquiéter, il ne serait pas déçu !
Oui, parce qu’elles allaient travailler dans le même restaurant et c’est ce qui l’empêchait de se lever. Pas qu’elle n’ait peur de sa sœur, Alice était la personne dans ce monde de qui elle était le plus proche. Elles avaient tant vécu ensemble. Bien que depuis leur installation, elles se voyaient moins et si pouvoir respirer de son côté faisait du bien à Elie elle avait du mal à ne plus être collée H24 à sa grande sœur. En fait, elle avait peur de sa réaction. Alice n’était pas bien ici, du moins, Elie voyait bien dans ses yeux qu’elle aurait préféré continuer son périple sur les routes, mais son état de santé ne lui permettait plus et Black Pearl avait bien vécue. Et si Elie s’était engagée auprès de ce restaurant et pas d’un autre, la seule raison était Alice.
Elle finit par poser pied à terre, puis passa sous la douche, but son thé brûlant, se fit mal au palais, engloutit ses œufs brouillés malgré son nœud à l’estomac, c’était toujours mieux que de loucher sur les plats des clients, d’autant que connaissant la nourriture d’Alice, elle risquait d’avoir faim, puis passa aux essayages vêtements. Les soupirs, pas la bonne tenue, trop ci, trop ça… Elle opta finalement pour un ensemble noir, chemisier, pantalon, ballerines. Enfin prête, elle se rendit sur son lieu de travail à vélo. Elle aimait ce moyen de transport pour la sensation de liberté qu’il lui procurait. Pouvoir avancer sans la contrainte des autres, les cheveux au vent, le sourire au visage et parfois le pied à terre pour laisser passer un piéton. Certes cela demandait beaucoup d’attention, mais Elie n’en manquait pas. Elle arriva au Burrow vingt minutes avant le début de son service. En avance par peur d’être en retard, du Elie tout craché. Elle attacha son vélo non loin, se regarda dans la vitre teintée d’une banque à proximité, se démêla les cheveux en passant ses longs doigts au travers. Elle ressemblait à une échappée d’asile. Elle ne pouvait décemment pas commencer le travail comme ça. Résignée à faire quelque chose qu’elle n’aimait pas, elle releva ses cheveux en un chignon plutôt lâche qui laissait voir son joli minois.
Anxieuse, elle lâcha un gros soupir de remise à zéro de soi avant de pousser la porte. Le carillon signala son entrée. La salle était vide, une serveuse était déjà là, en train de déjeuner à la table le plus proche du comptoir. La demoiselle hésita à lui faire un signe de tête avant de se refréner, elles ne se connaissaient pas et ne voulait pas que ce soit pris d’une manière étrange. Elle fini par rentrer dans la cuisine. Sa sœur était là, déjà bien active à faire Dieu sait quoi. Elie se gratta la gorge, qui était bien serrée, pour signaler sa présence. « Hey chef, qu’est-ce qu’il y a de bon à manger ? » Avant de s’approcher et de la prendre dans ses bras.
Une voix des plus familières et agréable à mes oreilles résonne dans la cuisine. Je sursaute légèrement, mais garde mon couteau bien en main. La plupart des gens ont le réflexe de tout lâcher lorsqu'ils sont surpris de la sorte. Alors quoi ? La lame leur file entre les doigts, glisse parfois d'une manière foireuse, et les coupe. Bien comme il faut. Parce que les couteaux de cuisine, ce ne sont pas des ustensiles de tapettes. Mais ça, on ne l'apprend qu'après quelques belles grosses entailles sur les mains. Je pose donc cette arme de destruction massive sur le côté de ma planche à découper où trône un imposant chou rouge, acheté au marché ce matin. Parce que je m'efforce de faire les choses bien. En six ans, j'en ai vu des pseudo-restaurants qui ouvrent des boîtes, sortent des surgelés, ou des produits fripés qui sortent des rayons des grandes surfaces, te popotent tout ça dans une casserole et le servent aux clients en prétendant que c'est fait maison. Je ne dis pas qu'on s'empêche d'utiliser le micro-ondes et les conserves de temps en temps au Burrow. Mais il y a des aliments qu'il m'est hors de question de choisir par défaut, de prendre de la qualité en dessous, juste pour faire faire des économies au patron. Alors tous les matins, je suis levée tôt, je file au marché quand il est ouvert, et je fais le plein de légumes, de fruits, de poisson et de morceaux de viande pour un ou deux jours. Autant dire qu'entre la fin du service de la veille et le réveil pour faire les courses, mes nuits sont courtes. Trop courtes. C'est un rythme auquel on s'habitue, à force. Cela ne fait que quelques mois que je suis ici, mais déjà, je prends la main. J'ai des valises sous les yeux, mais ça, je m'en fout royalement. Un peu moins quand je vois ma sœur, mon petit trésor, débarquer dans la cuisine. Je la vois déjà s'inquiéter de mon manque de sommeil. « Elie ! » je m'exclame en la voyant. J'essuie grossièrement mes mains sur mon tablier pour ne pas dégueulasser sa tenue et la prend dans mes bras. C'est bien la première fois qu'elle vient ici, et je ne m'attendais pas à ce qu'elle passe sur mon lieu de travail un jour. Ce n'est pas un endroit pour ma petite fleur. Les gars de l'équipe sont un peu rustres, il y fait toujours une chaleur à mourir, l'humidité rend parfois la respiration pénible, et le bruit est incessant. C'est mon univers, un endroit qui me correspond, un environnement dur qui convient très bien à un caractère de cochon. « C'est gentil de passer me voir, mais je suis débordée. » lui dis-je avec un regard désolé, signifiant que je ne serais pas à elle bien longtemps. La mise en place a pris du retard du côté de la cuisine, et un tas de choses restent à préparer pour optimiser le travail quand le coup de feu sera lancé. L'idée étant de faire attendre les clients le moins possible. Certaines personnes venant déjeuner ici sur leur pause n'ont pas deux heures à perdre. Ils attendent d'être installés, servis et d'avoir terminé en trente minutes. « T'es toute élégante, dis donc. T'as un entretien pour un nouveau job ? » je demande en la regardant de haut en bas, détaillant vite fait son joli chemisier, son chignon un peu lâche qui lui donne un air d'enfant sage. Elle est adorable, comme toujours. Vous me direz que je ne suis pas objective, mais ma sœur est mon canon de beauté personnel. « Je sais que t'aimes pas ça, mais tu devrais t'attacher les cheveux plus souvent. C'est mieux quand on voit tes jolis yeux. » Je pince l'une de ses joues roses pour l'embêter, puis lui assène une tape sur le bras. « Bon, maintenant, file. T'es trop craquante, un des commis va vouloir te bouffer toute crue. Donc je serais obligée de le tuer s'il te touche. Et vu le monde qu'on attend ce midi, je peux pas vraiment me passer d'une paire de mains en cuisine, tu vois ? » dis-je avec un clin d'oeil complice.
Elie était sincèrement contente de voir sa sœur. Son sourire, qui n’allait qu’à elle, ses traits qu’elle connaissait par coeur. Rien que le fait de la voir lui réchauffait le coeur et malgré elle, masquait un peu sa peur face à ses réactions à venir. Dans ses bras, elle sait que rien ne peut lui arriver, comme dans les bras d’une maman. La jolie brune respire un grand coup son odeur profitant du calme avant la tempête. Un sourire gêné prend forme sur les lèvres roses de la jeune femme. Elle observe sa grande sœur, des poches sous les yeux, ces derniers rougis par la fatigue, Alice a l’air exténué, Elie sait qu’elle doit peut dormir et elle n’aime pas ça. Elle s’en veut presque de la laisser seule. Pourtant c’est une grande fille, une femme même, plus vieille qu’elle, dans leur relation c’est d’ailleurs Alice qui s’occupe de protéger sa petite sœur, rarement l’inverse. Mais Elie a conscience que sa sœur a besoin d’elle comme elle, a besoin de sa sœur. Depuis toujours elles se supportent, depuis leur enfance à la ferme et aujourd’hui encore dans cette cuisine. Cette cuisine, dans laquelle elle n’avait jamais mit les pieds, qui malgré la bonne odeur qui devait s’en dégager lorsque des plats étaient en préparation sentait le chaud et une odeur que la jeune femme ne connaissait pas. Elle se doutait bien que sa sœur avait du pain sur la planche. Malgré les croyances populaires, cuisinier ne se résumait pas à préparer ce que les clients réclamaient, il fallait concevoir les recettes à l’avance, les tester, les faire goûter (Elie en savait un rayon sur le sujet, son estomac et les toilettes du Black Pearl aussi), acheter les ingrédients, tout préparer. De quoi faire lever sa sœur suffisamment tôt et aller au lit bien assez tard pour avoir une mine toute fatiguée.
« Tu as l’air exténue, dors la nuit… C’est fait pour. Mais t’inquiètes, je viens pas t’embêter longtemps. » Son sourire gêné s’intensifie à mesure que sa sœur la détaille des pieds à la tête, passant sa main sur sa joue, soulignant à quel point son chignon lui allait bien. En un temps moins stressant, elle lui aurait tiré la langue en signe de désaccord. Elle aimait sa crinière. Et pourtant, elle avait devoir s’habituer à la dompter. Du moins si elle voulait éviter de glisser des cheveux dans les plats des clients et donc de garder son emploi. Elle retint son souffle alors qu’une pensée lui passa par l’esprit. Il allait bien falloir lui dire à un moment non ? Mais comment ? Elie ne voulait même pas songer à comment sa sœur allait réagir. Elle s’était déjà mordue l’intérieur des joues au sang pendant la nuit en y réfléchissant et devant la principale concernée son cerveau avait tout bonnement décidé de s’éteindre. Off, comme ça. Au revoir Elie, nous avons fait du bon boulot ensemble pendant 25 ans, maintenant tu te débrouilles, tu fais trop n’importe quoi pour moi. La petite claque qu’elle se prit sur le bras et les paroles d’Alice lui firent l’effet d’une décharge électrique. Elle hocha la tête avec un regard mi-accusateur, mi-amusé. « Arrêtes de vouloir tuer chaque homme qui s’approche de moi... » Elle n’avait pas pût s’en empêcher. Pour une personne extérieur, cette phrase n’avait qu’un fond drôle et léger. Pour elles, elle signifiait plus, mais Elie ne voulait pas lancer ce genre de débat aujourd’hui. Ce n’était pas le moment. Elle lança alors à sa sœur son plus beau sourire tout en s’éloignant un peu. Histoire de ne pas se prendre de dommage collatéral, sait-on jamais. « T’as raison vaut mieux garder des paires de mains pour ce midi... » Une grande respiration et… « D’autant qu’il va y en avoir une de plus, ça peut aider non ? » Toujours ce grand sourire, teinté d’inquiétude, puis ce silence révélateur. Trois, deux, un, elle allait comprendre…
Je me suis souvent demandé si j'étais vraiment la gosse de mes parents. J'ai la crinière sombre familiale, mais en dehors de ça, je suis un ovni. Je n'ai pas de douceur, pas de patience, pas de tenue -pas de manière générale en tout cas. J'aime jurer, me comporter comme un camionneur. C'est sûrement qu'un air que je me donne, c'est ce que pensent la plupart des gens. Elie, elle, a toujours été un peu plus dans le moule. Elle faisait des conneries, mais elle me semblait plus proches de nos parents que je n'aurais jamais pu l'être. Parfois, je me demande si j'ai de l'affection pour eux. Ils ne me manquent pas, je n'ai pas envie de les revoir, je ne me ressasse pas de bons souvenirs de joyeux moments passés avec eux, et je ne crois même pas avoir une photo dans un coin de mon appart'. Sûrement dois-je passer pour un monstre, à dire que je n'ai pas d'amour pour les deux personnes à qui je dois la vie. Qu'importe. Elie me rappelle souvent notre mère. Surtout quand elle se comporte comme une maman avec moi. Merde, je suis censée être la grande sœur, mais c'est toujours ma cadette qui prend soin de moi. Sauf dans un cas ; celui des hommes. Mon coeur en miettes et désormais éteint s'est donné pour mission de garder celui d'Elie épargné de la barbarie du soit-disant sexe fort. Fort pour faire chier, pour sûr. « Je protège mon trésor, petit coeur. Et je sais à quel point les hommes sont cruels et égoïstes. » dis-je avec ce genre de timbre doux que seule ma sœur me connaît. Je retourne près de mon plan de travail et reprends la découpe de mes légumes avec des gestes devenus machinaux que j'applique à toute vitesse. « Je ne suis pas pressée à l'idée de devoir te ramasser à la petite cuillère quand tu l'auras compris après être tombée dans les bras de l'un d'entre eux, comme une sotte. Parce que ça arrivera, un jour, je le sais, on ne peut pas l'éviter… » C'est le cycle naturel, ça ne sert à rien de se battre contre cela. Gosse en couche-culotte, on se met sur ses pattes arrières pour essayer de marcher, on se casse la gueule, et c'est comme ça. La vie. On tombe amoureux, on se fait avoir, on s'en rend compte trop tard, et on perd un bout de coeur dans la bataille. La vie. « Mais pas tout de suite. Pas tant que je peux t'en préserver. » Ce n'est encore qu'un oisillon. Elle n'a pas les armes contre ça. Moi oui. J'ai connu tout ça, je suis forte de cette expérience, et elle devrait voir le résultat sur moi. « Tu dois te méfier, Elie. C'est eux ou nous, il faut toujours qu'il y en ai un pour bouffer l'autre. » L'égalité des sexes, tout ça, c'est du grand n'importe quoi. Personne n'aura de repos tant que l'autre n'aura pas le dessus, dominera l'autre. Et j'espère que nous saurons prendre l'exemple des araignées. Finalement, Elie me donne raison et je m'attends à ce qu'elle s'en aille. Mais elle m'annonce que nous aurons du personnel en plus aujourd'hui. Le message n'arrive pas encore à mon cerveau. « Une de plus ? On a encore embauché quelqu'un sans me prévenir, c'est ça ? Merde, qu'est-ce que le gérant me gave, c'est pourtant la moindre des choses m'en parl-... » Vous la voyez, la grosse ampoule qui s'est allumée au dessus de ma tête au moment où je comprends ce que ma sœur voulait dire ? Alors vous voyez mes yeux s'arrondir et sortir de leurs orbites tandis que je pose mon couteau sur le côté. Mon regard se pose sur elle, l'interroge, la scrute, et trouve plus de réponses que nécessaire. « Non. Non, non, non, non. C'est non. C'est hors de question. » Ma sœur dans la même équipe que Nina ? Dans mon restaurant ? Jamais. C'est ma bulle, c'est ma sphère, mon monde à moi. Elle ne peut pas débarquer comme ça et s'imposer. Non. « Il y a des centaines de restaurants où te faire embaucher si ça te chante. Va chez eux. Mais pas ici. » J'essuie mes mains et retourne vers elle. Mes mains la prennent par les bras et la secouent légèrement comme pour la faire revenir à la raison. « J'te vois venir, tu veux travailler ici pour avoir un œil sur moi. Sauf que je vais bien, j'ai pas besoin de toi ici. On est venus à Brisbane pour que tu aies ta vie, pas pour que tu sois toujours dans mes pattes. » C'est elle qui voulait ça. Arrêter de voyager, d'être toujours l'une sur l'autre, avoir son indépendance, se poser quelque part, vivre. C'est elle qui m'a traînée ici, qui m'enchaîne ici, et maintenant elle continue de me suivre comme mon ombre en me retirant le seul endroit où je me sens un peu libre. Je prends sa main et la tire fermement à l'extérieur de la cuisine. « Tu viens avec moi, on va dire au patron que tu démissionnes. Tu peux pas bosser ici. »
Elle évita sa remarque, ne prit même pas la peine d’y répondre. Elie était au courant d’à quel point elle pouvait agacer sa sœur lorsqu’elle lui parlait comme ça, mais qui le ferait sinon elle ? Elle ne put empêcher ses yeux de monter au ciel alors que sa sœur retournait à ses occupations. Elle l’aimait sa sœur, aucun doute là dessus, mais elle devenait toujours si protectrice lorsqu’il s’agissait d’hommes... Quand elle avait dix-huit ans, elle pouvait le comprendre, l’accepter, mais à vingt-cinq ans… Elle secoua la tête de haut en bas comme le font les enfants qui écoutent pour la centième fois le refrain que leur dit leur maman lorsqu’ils n’ont pas rangé leur chambre. Heureusement qu’elle avait le dos tourné et elle ne la voyait pas. Alice détestait ça. « Faut bien que j’apprenne par moi-même non ? » Elle n’allait pas rester loin de la gente masculine toute sa vie sous prétexte que ça n’avait pas marché pour sa sœur si ? « Et puis de toutes façons avant que ça m’arrive faudrait déjà que j’intéresse quelqu’un. » Elle n’était pas sotte, bien consciente qu’elle pouvait facilement en intéresser plus d’un. En réalité, il fallait déjà qu’elle soit intéressée de son côté, ce qui n’était pas gagné. Pour le moment, un seul trottait dans son esprit et elle n’avait même pas eu le courage d’aller le voir. Pas prête de souffrir comme le craignait la brune à la découpe donc. Enfin bref, la cadette savait pertinemment qu’il ne servait à rien de s’aventurer plus loin sur ce terrain avec son aînée. Puisque la devise d’Alice était presque : « arrêtes de chialer, tu avances point barre. » Combien de fois avait-elle entendu ça ? De toutes façons aujourd’hui elle avait d’autre chats à fouetter avec elle. Se préparant à sa réaction, la plus jeune annonça de façon détournée ce qu’elle savait être une petite bombe. Comme elle s’y était préparée, Alice ne comprit pas tout de suite, râla comme à son habitude, ne se demandant même pas comment Elie pouvait être au courant de quelque chose comme ça. Son sourire s’élargit, elle savait que le temps de la compréhension n’était plus très loin. Mentalement, elle se mit à couvert, consciente que son embauche ne serait pas au goût de sa grande sœur. Pourtant, elle se délectait presque de ce moment, ses yeux qui s’agrandirent, ce silence presque irritant. Elle en aurait rit, si elle ne s’attendait pas à se prendre une soufflante monumentale. Elie ne prononça pas un mot alors que l’idée faisait son chemin dans la tête d’Alice. Alors qu’elle la secouait comme un prunier, pour la faire revenir à la raison sûrement. Mais Elie avait très bien réfléchi la question. Elle ne voulait plus travailler au McTravish, même si tout s’y passait très bien, elle avait besoin de venir près de sa sœur. Bien entendu Alice, comprit automatiquement le pourquoi du comment. Il n’y avait pas vingt mille explications possibles. Elie posa ses mains sur ses épaules, prête à lui expliquer, à essayer de la calmer. Mais Alice en avait décidé autrement et la traînait déjà en dehors des cuisines pour l’emmener voir le chef. Elie se retira de sa prise. « Alice ! » Elle n’allait pas se laisser faire de la sorte. « Je travaille ici, un point c’est tout. » Elle se recula d’elle pour éviter de se refaire embarquer, bien entendu, elle ne pouvait imaginer sa sœur la frapper, si ce n’est pour lui remettre les idées en place, soit exactement dans ce genre de moments. « Tu oses dire que ça va ? T’as vu ta tête ? Ca va, je suis pas maman, je compte pas venir te border le soir ou t’engueuler parce que tu fais des heures supp’, je sais que c’est à cause de moi que t’es dans cet état, parce qu’on s’est installé ici. Mais je veux passer du temps avec toi et puis c’est mieux payé ici et le patron sait bien que je suis ta sœur, sauf qu’il m’a quand même embauché. » Elle reprit son souffle après avoir sorti tout ce qu’elle avait à dire. Pour autant, elle savait aussi que sa sœur ne lâcherait pas l’affaire comme ça et qu’elle risquait de s’emballer un peu plus. Fantastique comme premier jour de travail, à ce rythme là, elle n’allait même pas travailler dix minutes… « J’ai plus quatre ans, Alice. » Elle l’avait presque chuchoté, comme une vieille rancœur qu’elle aurait eu trop honte de dire.
Elie se défait de mon emprise, et sur le moment, je jure que je me fais violence pour ne pas lui coller une immense droite et la remettre à sa place. Comment est-ce qu'elle peut oser me tenir tête ? Ma petite sœur m'a toujours écouté, elle a toujours su que j'ai conscience de ce qui est bon pour elle ou non, et qu'elle ferait mieux de me croire aveuglément plutôt que de foncer dans le mur toute seule. J'ai quatorze foutues années de plus qu'elle, et ça fait une sacré différence entre une gosse qui goûte à peine à la vie, et une femme qui arrive sur ses quarante ans avec tout le poids de son dégoût du monde sur le dos. Je pensais, pourtant, qu'elle était assez intelligente pour savoir que je suis bien plus en mesure qu'elle de prendre les bonnes décisions pour son avenir. Qu'elle me tienne tête ainsi me choque au lus haut point. Non, elle n'a plus quatre ans. Mais ça ne veut pas dire qu'elle peut se dresser contre mon jugement, loin de là, la sale gosse. « Le patron est un bouffon qui m'embauche du personnel sans m'en toucher un mot alors que c'est MA cuisine. Soit il en a rien à foutre que tu sois ma sœur, soit il t'as pris en sachant que ça me ferait chier. » Et la seconde option est loin d'être impossible. Depuis mon arrivée, il en chie. Alors pourquoi se priver de me rendre la monnaie de ma pièce ? Il doit penser qu'avoir ma sœur avec moi me rendra plus douce et docile. C'est se tromper lourdement. « Tu veux passer plus de temps avec moi ? Alors on ira au cinéma plus souvent, on ira boire un verre, je passerai chez toi, tout ce que tu veux. » Après tout, c'est tant mieux si elle veut me voir. Je restais à l'écart de sa vie pour qu'elle puisse faire la sienne, mais si elle tient à ce que j'en fasse plus partie, alors je le ferais. « J'ai pas le moral parce que je suis pas faite pour me poser quelque part, Elie, mais je suis là pour toi, et si tu veux me voir, on se verra, car c'est bien la seule chose qui me retienne ici. Je ne vais pas bien parce que TU as voulu t'installer et que je peux pas être ailleurs qu'avec toi, mais c'est un choix que j'assume pleinement. » Ca implique être malheureuse, c'est vrai. C'est se sacrifier pour elle. Je pourrais partir, me direz vous. Mais pour aller où, pour faire quoi ? Je ne suis rien sans ma sœur, rien n'a de sens sans elle. Elle est mon trésor, mon phare, tout ce que j'ai. Ici ou loin d'elle, je sais que je n'ai qu'un destin, c'est de dépérir. C'est ma tragédie, mais elle n'a pas à en être victime. « Mais la raison de tout ça, c'est que tu voulais une vie. Tu voulais faire TA vie. Je refuse que tu gâches mes efforts pour m'intégrer dans cette ville en travaillant ici, en traînant dans mes pattes pour soit-disant veiller sur moi et te sentir mieux, avoir bonne conscience, et que ça te freine pour bâtir la vie que tu dois te créer ici. Je suis là parce que je veux que tu sois heureuse et épanouie, pas pour être un boulet et t'empêcher d'avancer. C'est à moi de veiller sur toi, et pas l'inverse. » Même si elle est persuadée du contraire. Je suis grande, une femme qui se fait vieille, je n'ai pas besoin d'un bouchon pour me garder à l'oeil. Je suis l'aînée, c'est ma mission, voilà tout. « Tu vaux tellement mieux que serveuse, Elie. Trouve un autre job, trouves mieux que ça. Et suis des cours du soir à la fac. Bouges-toi pour pas finir aussi médiocre que les parents et que moi. T'enfonces pas là dedans à cause de moi. » Elie est une fille brillante avec de vraies capacités, elle n'est pas condamnée à être une ratée de plus dans la famille. Elle mérite ce qu'il y a de mieux. Elle méritait qu'on vienne ici, pour qu'elle ait une chance, elle, de vraiment faire quelque chose de sa vie. « Sinon je te jure que je me casse d'ici. Je reprends la route, et tu pourras avancer sans avoir à toujours regarder derrière toi pour t'assurer que je vais bien. » Car si je suis le problème, alors je le réglerai seule. Je peux partir, je peux attendre la mort ailleurs si c'est ce que je sais être le mieux pour elle. Je m'en fiche bien. Ce n'est pas moi qui compte, ce n'est pas mon histoire, c'est la sienne.
Spoiler:
Je suis une soeur ignoble qui e fait attendre deux semaines, au bûcher
« Ou bien, il a voulu me faire confiance! » Comme de l’amertume qui résonnait dans sa voix. Certes, elle faisait ça pour la protéger de la dure réalité du monde, mais par moments, Elie n’avait pas l’impression d’avoir le droit de vivre au contraire de ce que lui criait sa sœur. Vivre signifiait aussi se tromper, se casser la gueule, apprendre à se relever et à panser les plaies. Pas à courir sur un chemin parsemé de roses sans épines. Oui, elle faisait la gosse pourrie gâtée, mais elle voulait foncer dans des murs par centaine s’il le fallait et surtout, elle voulait qu’on arrête de la prendre pour cette chose fragile que tout le monde s’amusait à entretenir. Elle secoua la tête face aux arguments de sa sœur. Elle n’avait rien à lui répondre, en effet, si elle le voulait, sortir plus avec elle conviendrait parfaitement, mais non, elle travaillerait ici un point c’est tout. Qu’importe qu’Alice ne lui parle plus pendant quelques temps, même si au fond c’était ridicule, elle finirait bien par se calmer, après tout, elles en avaient connu des orages sur fond de désert australien, mais chaque fois le soleil finissait par revenir. Et puis mince ! Si elle était si malheureuse que ça, pourquoi ne pas partir ? Avec tous les moyens de communication disponibles, de nos jours et avec un peu de bonne volonté on pouvait rester en contact très facilement. « Mais pourquoi tu pars pas, bon sang ? Si t’es malheureuse à en crever casse toi ! On s’appellera, on se verra toujours. » Non, elle n’avait pas voulu employer ce ton, surtout pas avec elle. Et oui, elle défiait totalement l’autorité de sa sœur. Surprise, Elie haussa les épaules et ses yeux, sa bouche s’arrondirent de stupeur. Pour autant, et même si son départ la rendrait à son tour malheureuse, elle ne supportait pas de la voir dans cet état. Désemparée, la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux, mais elle ravala son trop plein d’émotions et se raffermit. « Si ça me plaît de faire ça Alice ? Si j’aime faire ce genre de jobs sans prétention ? Aller en cours tout ça, c’est bien beau, tu crois qu’avec ceux qu’on a suivit je vais y comprendre quelque chose ? » Elle avait envie de taper contre quelque chose, pour chasser la colère qui s’emparait d’elle. Comment pouvait-elle lui demander d’adopter une vie parfaitement normale alors qu’elle l’avait traîné pendant six ans dans une caravane ? Pour peu, elle l’aurait accusée de tous les maux de la Terre. De sa faute si elle n’avait pas de petit-ami ou d’amis, de la sienne si elle n’avait pas pu suivre des études fabuleuses qui l’auraient menée dans un bureau avec un revenu fabuleux chaque mois, de sa faute si elle ne savait pas gérer une discussion normalement. Mais était-ce vrai ? Bien sûr que non et Elie le savait parfaitement. Chaque chose qu’Alice n’eut jamais fait en vingt-cinq fut pour elle et seulement elle. La sortir de ce trou à rat, sacrifier sa liberté. « Mais arrêtes de vivre pour moi bon sang ! Et puis laisse moi faire mes erreurs, je t’en supplie ! Je veux me casser la gueule tu comprends ? » Elle avait parlé fort, plus qu’auparavant. Elle n’avait pas envie de se disputer avec elle, et se trouvait tiraillée entre l’envie de cesser cette querelle, dire au patron qu’elle démissionnait et chercher autre chose et celle de bosser ici, de faire ce qu’elle voulait, sans avoir de comptes à rendre. D’une voix plus douce et pourtant pas certaine que son aînée s’était calmée elle s’approcha d’elle. « Alice, je veux pas que tu partes, je fais quoi sans toi moi ? J’en ai juste marre de te voir dans cet état. » Oui, elle se sentait comme une enfant. Mais entendre sa grande sœur prononcer ces mots rendait la menace réelle, palpable et terrifiante. Et puis elle se sentait coupable surtout, comment réussir à faire ce que son aînée voulait la voir faire quand de son côté, elle tombait en ruines ? Elie ne voulait pas perdre sa sœur, d’un sens comme de l’autre. Elie sans Alice, ce n’était plus vraiment Elie. Jamais elle ne s’était retrouvée vraiment seule. Sa voix perdait toute son assurance, même si son fort intérieur lui hurlait de ne pas craquer. « Je me ferai toute petite, tu me verras pas plus que d’habitude, je serai en salle, toi en cuisine. Laisse moi te montrer que je ne suis pas cette petite chose. » Chaque mot, chaque intonation résonnaient son envie de la calmer comme elle le faisait si bien. Peu encline aux prises de tête, elle détestait d’autant plus lorsque cela venait de sa sœur.
roller coaster
Spoiler:
C'est vrai ça ! Soeur indigne ! Pour la peine j'ai fais pareil J'espère que ça te va
Il est difficile de croire ce que j’entends là. Difficile de l’avaler. Il semble que beaucoup de choses devaient être dites, et que l’embauche d’Elie au Burrow permet de percer l’abcès. Ce que je découvre me fait mal. Je ne pensais pas qu’elle puisse me parler ainsi, encore moins pour me dire de partir. Comme si tout était aussi simple. Comme si elle avait le droit. « On s'appellera ? On s'appellera ! » je répète, choquée. Voilà comment je suis remerciée. Je me suis battue pour la sortir de notre trou paumé, pour lui montrer le monde et toutes ses possibilités, pour qu’elle soit heureuse, et voilà. Au revoir Alice, on s’appellera. Je n’y crois pas. Elie se comporte comme une petite fille pourrie gâtée. C’est sûrement ce qu’on récolte quand on traite quelqu’un comme une princesse pendant des années. Pas besoin d’avoir une grande maison et des moyens pour pourrir une gosse. Il suffit d’être constamment pliée en quatre pour ne récolter que de l’ingratitude. A force de faire l’escabeau, elle s’habitue à me marcher dessus. Et après tout ça, elle ne se prend pas encore en main. Je voulais que Brisbane soit un tremplin pour ma sœur. La voilà qui stagne et se complait dans son absence d’ambition. « Tu sauras et tu comprendras bien plus de choses que tous les autres gosses qui seront là-bas, parce que tu auras bien plus vu et vécu de choses qu'eux. » dis-je au sujet des cours qu’elle pourrait et devrait suivre si elle veut espérer faire quelque chose de sa vie. « Tu n'as pas besoin de faire des études de neurosciences, trouves quelque chose qui te plaît ! Tu as toutes les capacités pour réussir. » Encore faut-il qu’elle le voie et qu’elle le veuille. Mais non. Mademoiselle veut se casser la figure en bonne et due forme. Je soupire, exaspérée. C’est pour ça que j’ai fait tout ça ? Je passe mes mains sur mon visage, par mes cheveux, comme si j’espérais me réveiller –ou juste pour occuper mes doigts et éviter d’étriper Elie. « Je n'ai pas fait tout ça pour que tu te casses la gueule, non ! Comment est-ce que tu peux être aussi idiote et ingrate ? » Oh, elle doit sentir qu’elle me court sur les nerfs et que d’ici peu de temps, quand elle aura consumé toute ma patience, elle s’en prendra une pour être remise en place. Alors elle se radoucit, me parlant comme on peut tenter de calmer un animal qui hérisse le poil. « Non, tu t'approches pas de moi. » je lance en faisant un pas en arrière quand ma sœur se risque à en faire un vers moi. Mieux vaut pour elle qu’elle garde une distance de sécurité. Tiens, finalement elle ne veut pas que je parte. Je ris jaune. « Je vais te dire ce que tu ferais sans moi : de l'élevage de kangourous au fin fond du trou du cul du putain de désert australien. Tu ferais bien de ne pas l'oublier la prochaine fois que tu me parleras sur ce ton. » Je peste entre mes dents en la pointant du doigt. Finalement, forcée de constater que Elie est au moins aussi bornée que moi, j’abandonne. Je secoue la tête, dépitée. « Fais ce que tu veux. » je balance en lui tournant le dos avant de filer par la petite porte de service au fond de la cuisine, trouvant le refuge et l’air nécessaire à mes poumons dans la petite cour intérieure –sorte d’immonde débarras où s’entasse tout et n’importe quoi.
« Alice... » Elle s’en va, le visage déformé par la colère. Une boule se forme dans le ventre de la cadette, qui déteste avoir ce genre de conversations avec sa sœur. Au fond, cela avait permis de laisser sortir des non-dits, ce qu’elles avaient sur le coeur. Le vrai problème n’était pas qu’elle vienne travailler ici, mais qu’elle s’entête à vouloir à tout prix continuer sur cette voix. Comment expliquer à Alice, qu’elle n’était pas prête, aller à l’université signifiait se rapprocher de Marius et aussi débile que cela puisse paraître, ce n’était pas le moment. Et puis, elle n’allait pas commencer à prendre des cours aussi peu de temps avant les vacances, l’inscription allait coûter de l’argent et au final ce serait une perte de temps. Elle la regarda s’éloigner d’un air désemparé, levant la main comme pour la retenir avant de la laisser retomber mollement. C’était peine perdue. Alice qui la laissait gagner aujourd’hui voulait dire qu’elle devrait à l’avenir faire des efforts de son côté. Elle détestait avoir le sentiment de la décevoir ainsi. Elle se sentait minable de réagir comme ça, de lui cracher des choses aussi horribles, aussi basses. Bien sûr qu’elle était consciente de ce que sa sœur avait fait pour elle et d’où elle serait aujourd’hui sans elle. Cela lui devait d’être toujours présente pour sa sœur, quand elle en avait besoin. Mais, Elie avait également accepté de la suivre partout, sans jamais se poser, de ne pas avoir d’amis, de ne pas connaître l’amour, aucune stabilité et elle se retrouvait à un quart de siècle à ne rien y connaître de la vie. C’était à double tranchant, mais quelle relation aussi forte ne comporte pas ces facettes ? Passant sa main sur son visage pour reprendre contenance, elle quitta les cuisines, laissant sa sœur de son côté. Au final, elles finiraient bien par se retrouver, incapables de vivre l’une sans l’autre. Ses affaires rangées au vestiaire, c’est la boule au ventre et avec une très forte envie de pleurer pour vider sa colère, qu’Elie prit sa première commande dans ce nouvel endroit, avec l’intention toute particulière de bien faire et surtout pas un pas de travers qui donnerait raison à la cuisinière.