Voilà des années que Mateo avait rejoint le projet du Dr. E. Vile, tout ce temps qu'il avait consacré presque l'entièreté de sa vie à cette expérience qu'il savait complètement folle au fond de lui. Une certaine nervosité se mêlait à l'impatience qui le tenait en haleine depuis si longtemps. Il était conscient des dangers, il était conscient que son travail consistait à mettre en péril les vies de dizaines de personnes innocentes et pourtant il était toujours là, à participer à l'organisation de cette mascarade juste parce qu'il ne savait pas vraiment ce qu'il pourrait faire d'autre dans sa vie désormais. Avait-il réellement le choix, de toute manière ? Mateo était conscient qu'essayer de se rebeller n'aurait aucune autre issue que de finir dans la gueule d'un T-Rex ou d'un de ces mutants qui vivaient dans le marécage. Celui qui était à l'origine de tout ce projet, qui avait initié les études sur les génomes des dinosaures afin de leur donner vie, qui avait pensé ce plan machiavélique au nom de la science ne saurait se montrer clément face à une mutinerie. Alors il poursuivait le plan comme tout était prévu, millimétré. Il se rattachait à l'attirance malsaine qu'il avait envers cette expérience et envers tous les sujets dont il connaissait le profil par cœur et qu'il avait hâte de rejoindre sous couverture ; à cette part sombre qui se trouvait en lui et qui le poussait à croire, pour une raison étrange, aux bienfaits de cette expérimentation. Les choses sérieuses avaient commencées pour de bon, cette fois. Il avait passé la nuit à mettre en place la scène du faux crash, disposant les victimes endormies à cause de la drogue un peu partout, et était rentré une dernière fois dans sa chambre attribuée dans le bunker, celle dans laquelle Diego venait le retrouver presque toutes les nuits depuis des semaines. Il n'avait plus qu'à se changer pour mettre ses vêtements déchirés pour l'occasion car il était temps : dans quelques heures les cobayes allaient se réveiller à côté de cette fausse carcasse d'avion et il devrait être là, auprès d'eux, pour participer pleinement à cette expérience comme un agent infiltré. Il aurait préféré ne pas voir Diego avant de repartir mais il l'avait trouvé là, dans cette cabine qu'ils appelaient, par défaut, leur maison. Il aurait préféré ne pas avoir à lui dire au revoir, parce qu'il savait que son infiltration commençait aujourd'hui, il ignorait combien de temps elle durerait - et même s'il s'en sortirait vivant, car les dinosaures constituaient une menace autant pour les cobayes que pour lui. Diego, lui, avait refusé de participer à l'infiltration et faisait partie des équipes qui resteraient au bunker pour tout gérer à distance : c'est ce qu'il lui avait dit jusqu'ici en tout cas. « Je pensais que tu serais au labo ce matin. Vous attendez pas une éclosion ? » Faire comme si de rien était était beaucoup plus simple pour lui que de parler de ce qui l'attendait réellement.

Il y était. Le jour J. Le moment qu’il attendait depuis des années, l’expérience dans laquelle il s’était lancé corps et âmes dès l’heure qui avait suivi son recrutement par le Dr. E. Vile. Diego n’avait pas compté ses heures, n’ayant jamais eu le sentiment de travailler depuis que les choses s’étaient enchaînées à une vitesse folle. Il n’était personne, si on le comparait au cerveau de l’opération, et pourtant, il se sentait bien plus à sa place que tous les autres employés qui bien souvent ne faisaient que le ralentir. Son quotidien avait pris un réel sens depuis qu’ils avaient réussi à faire revivre les mastodontes et qu’ils s’étaient créé le luxe de pouvoir les observer dans un milieu qui aurait été leur milieu naturel s’ils n’avaient pas quitté ce monde. La jungle était leur terrain de jeu, le laboratoire celui d’un Diego qui s’émerveillait de les voir s’épanouir, ne perdant jamais cet éclat dans les pupilles lorsqu’ils apparaissaient sur son écran de contrôle. Il était resté sourd aux inquiétudes de certains qui voyaient la méthode comme problématique : qui aurait accepté de se prêter au jeu si le docteur n’avait pas employé cette manière extrême ? Probablement personne, et il aurait été impossible pour eux de prouver qu’une nouvelle ère était arrivée et qu’elle était tout à fait envisageable. Sa seule distraction durant l’organisation de l’expérience se tenait à présent devant lui, après avoir aidé à mettre en place le scénario méticuleux qui avait germé dans l’esprit d’E. Vile. « Je pensais que tu serais au labo ce matin. Vous attendez pas une éclosion ? » Son sourire s’était fait bien plus large alors qu’il pensait à cette éclosion dont il parlait. « Si et elle a eu lieu, bien plus tôt qu’on ne l’avait imaginée, ma théorie sur l’incubation était vraie. » Il avait eu raison sur énormément de choses jusqu’alors, mais on doutait encore de ses capacités à comprendre que certains œufs pouvaient éclore en cinq mois et non six. « Tout s’est passé comme prévu ? » avait-il demandé en enlevant ses lunettes et en mettant un peu d’ordre sur le bureau de fortune qu’il s’était installé sur place, au bunker. « Qu’est-ce que tu peux me dire avant que je parte et qui me sera utile sur place ? » Bras croisés, adossé sur la paroi du bunker, il avait hâte de s’infiltrer car c’était sa meilleure chance d’approcher les spécimens qu’il avait aidé à relâcher il y a quelque temps déjà.

« Si et elle a eu lieu, bien plus tôt qu’on ne l’avait imaginée, ma théorie sur l’incubation était vraie. » Évidemment qu'il avait eu raison. L'arrogance dont il faisait preuve lorsqu'il s'agissait d'une réussite dans son domaine avait le don de faire sourire Diego. « Ça leur apprendra à pas t'écouter. » Qu'il lançait tout en commençant à se changer pour enfiler ses haillons. « Tout s’est passé comme prévu ? » Machinalement il avait hoché la tête. « Jusqu'ici tout se déroule parfaitement. Les sujets devraient se réveiller petit à petit d'ici deux heures. » Un certain enthousiasme se lisait sur son visage : parler de l'expérience avec quelqu'un qui y croyait dur comme fer faisait ressortir sa motivation au plus haut point. Cela lui rappelait que le plan qui était monté de toutes pièces avait une raison d'être, qu'au fond les remords qu'il pouvait parfois ressentir en pensant à ce que les sujets allaient pouvoir subir n'étaient pas justifiés. Ils étaient tous là pour la science et, en partie, pour alimenter cette part d'ombre qu'ils avaient en eux. « Qu’est-ce que tu peux me dire avant que je parte et qui me sera utile sur place ? » Le choc avait de ce que venait de dire Diego avait du mal à passer, l'expression abasourdie qui s'affichait le visage de Mateo le prouvait. « Comment ça sur place ? » Il avait très bien compris où Diego voulait en venir mais il n'avait pas très envie que cela se réalise : être sur le terrain au milieu du sujets c'était son domaine, pas celui de Diego. Sa présence au beau milieu des victimes posait deux problèmes essentiels : son manque de stratégie qui le mettrait en danger mais surtout le fait qu'il ignorait que quelqu'un de sa famille faisait partie des sujets. Une information que Mateo aurait très certainement dû lui partager mais après tout, lui non plus ne lui donnait pas tous les détails de ce qu'il pouvait se passer au labo. « Tu ne crois pas qu'il est un peu tard pour que je te fasse un brief parce que tu aurais soudainement changé d'avis ? » C'était présomptueux de sa part de penser qu'il était prêt à s'infiltrer lui aussi quand tous ceux qui étaient censés le faire s'y préparaient depuis longtemps.

Cet oeuf en train d’éclore devant lui, c’était une vision récurrente et pourtant toujours aussi particulière. L’émotion qu’il ressentait à ce moment-là était incomparable, plus puissante que n’importe quelle autre, plus puissante que celle générée par ces moments avec Mateo. « Ça leur apprendra à pas t'écouter. » Son sourire s’était fait un peu plus important, alors qu’il allait dans son sens, qu’il appuyait sur ses qualités de scientifique. Bien sûr qu’un part de lui le faisait pour entretenir les bonnes - trop bonnes - relations qui les liaient, mais Diego n’y voyait que la vérité. « Comment ça sur place ? » Il avait haussé un sourcil étonné - n’avait-il pas été mis au courant de la nouvelle liste de participants à l’infiltration ? « T’es distrait, ces temps-ci. » avait-il simplement commenté avec le sourcil toujours levé haut et trahissant le sous-entendu. Diego s’amusait de la situation alors qu’il savait que le débat serait tout autre une fois face aux survivants. « Tu ne crois pas qu'il est un peu tard pour que je te fasse un brief parce que tu aurais soudainement changé d'avis ? » « J’ai pas changé d’avis, ordres de Vile. Si t’es contre, je te laisse aller le lui dire ? » S’il voulait l’accuser de quoique ce soit, alors il laisserait son amertume prendre le dessus sur cette tendresse qu’il avait pour lui. Le travail avant le reste. Tout le reste. « Je m’amuse énormément avec toi, tu le sais, mais si tu commences à me prendre de haut, on va avoir un problème. » Ses doigts avaient grimpé le long de ce t-shirt abîmé qui faisait partie des accessoires que l’équipe avait prévu pour les infiltrations. Une fois arrivé sur son menton, son index l’avait relevé pour lui accorder un sourire. « Tu ne me fais plus confiance ? » Il savait pertinemment que s’il répondait que non, Diego se braquerait et que tout cet arrangement qui était le leur prendrait fin. Et c’était à peu près tout ce qui leur permettait de chasser les doutes lorsqu’ils les submergeaient, surtout Mateo, qui devait encore prouver son total dévouement pour l’expérience.

« T’es distrait, ces temps-ci. » Mateo avait plutôt l'impression d'être plus concentré que jamais. Il ne pensait qu'à l'expérience, qu'à ce plan qui voyait enfin concrètement le jour, qu'à son infiltration. Il ne pensait qu'à ces corps inanimés qu'il avait déplacés cette nuit et au petit matin pour mettre en place la supercherie, et à combien il était investi dans toute cette manigance ; à combien aussi tout cela l'inquiétait parfois. Il n'aimait pas quand cette part de Diego ressortait, quand il ne faisait face qu'au scientifique dévoué du docteur. Mais c'était à ce Diego qu'il faisait face à l'instant et il n'avait pas le loisir de plaisanter avec lui, pas alors qu'il ne devait penser qu'à jouer son rôle jusqu'au bout. « J’ai pas changé d’avis, ordres de Vile. Si t’es contre, je te laisse aller le lui dire ? » Il l'était, pour plusieurs raisons ; il ne lui en ferait certainement pas part, parce qu'il n'était pas fou - pas encore. « Qui suis-je pour douter des autres du docteur ? » Un certain sarcasme s'était mêlé à ses mots, un peu plus qu'il ne l'aurait voulu. Et alors que Diego lui faisait face, leurs regards ne se quittaient plus, se défiant l'un l'autre. « Je m’amuse énormément avec toi, tu le sais, mais si tu commences à me prendre de haut, on va avoir un problème. » Mateo refusait de s'abaisser à rentrer dans ce jeu qu'il n'appréciait pas. Contrairement à Diego, il parvenait à faire la différence entre leurs amusements et le travail. « Tu ne me fais plus confiance ? » « J'ai pas dit ça. » Il était important que Mateo ne choisisse ses mots avec le plus grand soin parce qu'il n'était que trop conscient que Diego, s'il le voulait, avait la capacité de lui gâcher la vie sur cette île. Il savait à quel point il était dévoué à la cause mais il aurait eu du mal à s'imaginer quelle tension allait s'installer entre eux au moment où l'expérimentation serait en marche. « Je dis juste que ton domaine d'expertise c'est pas les humains mais les reptiles, et qu'il aurait mieux valut pour nous tous que tu suives la même préparation que tous les autres infiltrés. » Reprenant peu à peu ses esprits face au choc de la nouvelle, Mateo s'amusait à son tour à relever le menton de Diego, un air taquin de retour sur son visage. « Mais j'imagine que ça me donnera enfin une occasion de te voir en pleine action avec tes bêtes dans leur milieu naturel, hm ? » La plaisanterie aurait presque pu sonner comme une menace mais ce n'était qu'un espèce de jeu malsain dont il voulait encore profiter quelques instants avant de repartir sur le terrain.