Le costume que j’ai trouvé dans la cabine me serre un peu trop au col, et ce seul point suffit à attiser tout mon agacement. Je tire une dernière fois sur le nœud papillon, espérant qu’il ne va pas étouffer le peu de patience qu’il me reste. Mon reflet dans le miroir n’a pas changé d’un poil – même ici, au cœur d’un bateau grinçant et qui sent le bois verni – et ça me rassure presque. Ce bout de tissu n’efface rien de ce que je suis, et c’est tout ce que je demande.

La salle de réception s’étend devant moi, remplie de gens que je n’ai absolument aucune envie de fréquenter. La musique est insupportable, des airs de jazz fanés qui me donnent envie de briser quelque chose juste pour le principe. Mais bon, je suis là, avec toi, Damon. Ça devrait suffire pour tenir. « Tu t’éclates, toi, non ? » je demande, une pointe d’ironie dans la voix. Lui qui baigne dans cette atmosphère bien trop vive, bien trop pleine de rires faciles et de sourires forcés. On croirait que toute cette mascarade n’a pour but que d’éblouir. Et moi, ça m’exaspère. Ça, et ce bruit de pas, là-bas, plus loin, derrière les lourdes portes de la salle. Comme une cadence sourde qui me chatouille l’instinct, comme si le plancher se courbait sous un poids qu’on ne devrait pas voir.

Je jette un coup d’œil au blond. Il y a quelque chose dans son regard, une lueur à laquelle je ne suis pas habitué. Et je me dis, pour une fois, que je vais laisser couler. Le laisser se faire une idée sans que je te balance mes grands discours pessimistes. Parce que ce soir, pour une raison que je n’arrive pas à expliquer, quelque chose me fout le frisson. Ce fichu bateau a une aura que je ne peux pas encadrer, un relent de passé qui refuse de mourir. Ça me rappelle des choses qu’on préférerait enterrer, des trucs dont même le sel des profondeurs ne veut pas. Il me donne envie de peindre une énième version de l'Île aux morts, et cela ne veut rien dire qui vaille.

Je m’approche du garçon d'un pas assuré claquant sur le plancher. Baissant d'un ton, je reprends. « Je te parie que le Capitaine en rajoutera des caisses dans son discours. Ils adorent ça, se sentir importants dans leurs uniformes. La noblesse du marin, l’honneur de la mer, bla-bla-bla… Et tous ces braves gens qui boiront ses mots comme si c’étaient du bon vin. » Je ricane, mais mes yeux balayent la pièce, cherchant peut-être ce qui m’échappe. Je regarde Damon dans l'attente de sa réponse, de son avis (trop peu) tranché comme lui seul sait le faire. Au fond, je me demande si lui aussi ressent cette tension qui semble ramper, invisible, entre les ombres des lustres et les reflets des verres en cristal. Je ne le demande pas à voix haute, pour des raisons évidentes.

Au fond, les portes s'ouvrent en grinçant. Lentes, sinistres, comme si la mer elle-même voulait s’inviter ici. Je me tends, mes yeux se plissent. Ça ne présage rien de bon. Je glisse un énième regard en direction de la chair de ma chair et murmure, presque pour moi-même. « J’espère que t’as pas laissé ton courage à Brisbane, Damon. »