31 octobre.

Même si on n'y a fait qu'un petit saut, je suis contente qu'on soit allées à ce bal d'Halloween. D'une part, c’était fun de se déguiser et se maquiller pour l'occasion, et de l'autre, j'suis jamais contre un petit cocktail gratuit. Hey, on économise comme on peut. Mais l'ambiance commençait à devenir un peu trop creepy avec les coupures de courant intempestives, et je sais que Poppy n'aurait pas supporté de rester plus longtemps. Ou alors, elle m'aurait tellement serré le bras que le sang n'y circulerait plus.

"Tu me fais un cocktail ? N'importe quoi de frais et alcoolisé fera l'affaire." J'suis pas difficile. Je m’écroule sur le sofa pendant qu'elle nous prépare à manger, portant un regard amusé sur le bordel habituel, les toiles qui sèchent un peu partout et qui représentent si parfaitement son caractère fantasque et coloré. L'artiste en herbe n'est jamais en manque d'inspiration, on dirait. Parfois, je l'envie d'avoir une passion comme la sienne. Ou plutôt... de pouvoir la vivre à fond, contrairement à moi et l’écriture, que j'ai abandonnée depuis des siècles parce que mon estomac se noue à chaque fois que j'essaie de m'y remettre.

J'ai déjà assez mangé de bonbons tout à l'heure, mais voir le bol rempli de friandises qu'elle pose sur la table basse est un appel à la gourmandise. "T'as fait une razzia au supermarché ?" je demande, effarée par cette montagne de sucre, en plongeant une main pour attraper un crocodile acidulé. Cette fille a toujours de quoi grignoter : un vrai écureuil. Je retire mon serre-tête couronne de fleurs pour le poser sur la table basse, et ramasse la perruque rose qu'elle vient de poser pour la lâcher maladroitement sur mon crâne avant de me tourner vers Poppy en ouvrant grand les yeux avec l'expression stoïque d'une poupée possédée. "Ça me va bien ?"

J'ignore si c'est parce qu'on se connaît depuis qu'on a treize ans, mais j'ai toujours l'impression de faire un bond dans le passé quand je me trouve en présence de Poppy, comme si je perdais automatiquement dix ans d'un coup, et... c'est rafraîchissant. Parce que c'est vraiment pas toujours fun, d’être une adulte, et je crois qu'elle serait d'accord avec moi là-dessus. Je me débarrasse de la perruque après mon petit numéro et m'enfonce plus profondément dans le canapé en pianotant des doigts sur mon sternum. "Hmm, tu veux dire à part celui-ci, bien sûr ?" Petite esquive, car mes souvenirs d'enfance sont toujours teintés d'une nostalgie mélancolique, encore plus depuis que j'ai appris que mon père n'en était pas vraiment un. Mais peut-être que je peux faire un effort, parce qu'avec Poppy et la bulle de sécurité qu'elle me procure, c'est toujours un peu plus facile de me replonger là-dedans.

"Y a une année où j'adorais emmerder les voisins, quand j'avais sept ou huit ans. Le soir d'Halloween avant la tournée de bonbons, je suis allée déposer des araignées en plastique un peu partout : sur les paliers, dans les boîtes aux lettres, à travers les fenêtres entrouvertes... J’étais trop contente quand la voisine a hurlé en ouvrant sa boîte aux lettres le lendemain matin. J’étais une vraie sale gosse, tu savais pas ?" Je ne suis pas sûre qu'on puisse dire que ça ait beaucoup changé... j'ai toujours un penchant pour taquiner et faire des blagues douteuses. "Et toi ? Je parie que t’étais du genre à te cacher en voyant défiler les ados costumés dans la rue."

Eh bien, moi qui espérais la faire flipper un peu avec mon air de poupée maléfique, c'est raté. Je rigole en secouant la tête. "Mais bien sûr. J'crois que ça te va mieux à toi." Toutes les couleurs lui vont, à Poppy, mais le rose tout particulièrement correspond à sa personnalité joviale et bienveillante. Moi, je me contente du noir, du rouge foncé et des tons de vert. Si elle est l'incarnation du printemps, je serais plutôt du genre à représenter l'automne. C'est peut-être pour ça qu'on se complète si bien.

"Comment ça, un grand ? Genre, un adulte ? C'est flippant, ce que tu me racontes." Elle est plus ou moins en train de me dire qu'un inconnu l'a emmenée faire le tour du quartier et lui a donné ses bonbons : on dirait le début d'un thriller où une gamine se fait enlever le soir d'Halloween. P'tain j'ai vraiment les idées sombres. Elle me raconte ça avec bonne humeur et moi, je trouve immédiatement de quoi transformer l'histoire en film d'horreur. J'aimerais avoir son innocence, parfois. Mais je suppose que c'est par la force des choses que je suis devenue comme ça. Moi aussi, j’étais pure et innocente... il y a très, très longtemps. Probablement avant que mon père disparaisse de ma vie. A partir de là... j'ai compris que rien n’était acquis, et que tout n’était pas rose, n'en déplaise à Poppy la fleur des champs.

"T'es pas une princesse en détresse, voyons... t'es une super-héroïne." Et si je dis ça, c'est parce que la vie n'a pas été tendre avec Poppy non plus. L'absence de figure paternelle est d'ailleurs l'aspect qui nous rapproche le plus. Elle s'est montrée présente, quand j'ai découvert que Sergio n’était pas mon père - il n'y avait sans doute qu'elle pour comprendre la douleur que cette révélation m'a causé. "Tu te laisses jamais abattre. C'est inspirant." Je pense ce que je dis, et ça doit se voir sur mon air sérieux. Mais, parce que cette soirée n'est pas censée être synonyme de discussions intenses et de confessions intimes, j'ajoute pour l'humour : "Une super-héroïne dont le pouvoir serait de faire apparaître des bonbons comme par magie. Plus personne ne connaîtrait la faim dans le monde, grâce à elle !"

Je pioche encore un bonbon avant de m'affaler un peu plus profondément dans le canapé. "Alors, t'as envie de quel genre de film ? Pas un Disney, s'teu plaît. Enfin... seulement si t'insistes." Je ferai cet effort pour elle, et aussi un tout petit peu parce que ça fait du bien de temps en temps - mais je ne l'admettrai qu'avec un couteau sous la gorge.