@NATE RAMSEY  

Ça panique dans son cœur.
Elle sent le palpitement, intense. Presque douloureux. Définitivement douloureux.
Plus encore à l’approche de cette adresse. La sienne.

Ça faisait longtemps. Tellement longtemps qu’elle avait fini par se détacher des détails. Les intonations dans sa voix étaient devenues floues ; les traits de son visage étaient restés identiques à ceux qu’elle avait vus lors de son dernier parloir : tirés, profondément abîmés. Sa culpabilité n’en avait été que plus grande à chaque fois, jusqu’à plus rien. Jusqu’à renoncer, jusqu’à vouloir fuir à tout prix cette vie qui ne lui appartenait plus.
Elle pouvait se souvenir de ces instants. Elle gardait en mémoire les mots qu’elle avait prononcé. Je t’écrirai, mais je ne viendrai plus.
Égoïstement, elle avait choisi. Choix facile. Partir. Elle était bien incapable d’affronter la triste réalité. D’affronter Nate, l’amour secret, le meilleur de ses amis. D’affronter ce qu’elle refusait de voir.
Ça faisait longtemps. Elle avait cessé de compter les années. Quinze, approximativement. Et les messages épisodiques, absents depuis un moment, n’auraient rien changé. Ni à ses souvenirs d’un temps passé, ni à ce sentiment profond qui l’avait hanté. Moon avait disparu à l’instant même où le trio avait éclaté. Pas soudainement. Peu à peu. Isla l’avait laissé à l’aéroport, sans un regard.

Ce n’est pas si loin. Tout proche.  
Trop proche. Elle ne peut s’empêcher d’imaginer, de penser, de créer des scénarios improbables.

Revenir ici, dans cette ville qui l’avait vu grandir, avait été un choix aussi évident que lors de son départ. Le besoin de s’éloigner, de revenir à ce point de départ. Elle n’avait pourtant pas réfléchi aux conséquences.
Pas avant d’avoir installé sa vie ici.
Retour dans la ville de ses parents, alors même qu’elle n’avait que si peu de nouvelles.
Retour dans la ville de Snoop, de ce passé qu’elle avait choisi d’oublier. De ses frasques et sa volonté de se faire remarquer.
Retour ici, où Nate vivait. Il avait repris sa vie après son séjour derrière les barreaux. Ce garçon qu’elle avait aimé, cet homme qu’elle n’avait plus revu. Le reconnaitrait-elle ? Retrouverait-elle cette personnalité, ce regard ?
Le recul lui avait permis de comprendre que le choix qu’il avait fait était bien plus qu’une envie de faire l’idiot. Il n’avait pas voulu jouer le plus fort. C’était autre chose. C’était différent. Isla le savait à présent. Et l’altruisme de Nate n’était pas non plus la raison. Pas l’unique.
Elle n’avait jamais su réellement pourquoi. Les idées étaient vagues, impensables. Ce qu’elle avait vaguement imaginé, c’est qu’il avait voulu la protéger. Il s’était jeté dans ce gouffre pour elle, pour lui éviter ce mauvais sort qu’il avait pris de plein fouet. Tout était sa faute.
Il l’avait sauvé.

Elle était arrivée devant chez lui, devant ce refuge qu’il avait construit.
C’étaient probablement les dernières informations qu’elle avait reçu de lui. Elle n’était plus certaine de lui avoir parlé de son mariage, de Louisa – sa fille de trois ans maintenant. Elle n’avait rien dit sur son retour, sur les raisons.
Sur la bague qu’elle sentait contre sa peau.
Il fallait sortir de sa voiture, marcher et le trouver. Il le fallait et pourtant, elle restait bloquer dans l’habitacle, les deux mains crispées sur son volant.
Tu es ridicule, Isla Middleton. Une bonne à rien.
Il ne va pas t’enterrer vivante. Au pire, il t’en voudra. Certainement beaucoup. T’as pas donné de nouvelles, t’attendais quoi ?
Isla avait cherché son courage pendant de longue minute avant de sortir du véhicule. Le pas lourd, la tête basse.
Elle avait erré un moment avant d’apercevoir une silhouette. Sans aucun doute, la sienne. Même de dos, elle l’aurait reconnu. Malgré les années, il restait le même.
« Nate ? » Sa voix était mal assurée, fébrile. Ça ne lui ressemblait pas tant, pour autant. « Ou peut-être devrais-je dire Ramses, c’était comme ça à l’époque. » Un sourire esquissé, quoique proche de la grimace. Isla, elle commençait à regretter d’être venue sans prévenir. « Surprise … ? » Et s’il ne la reconnaissait vraiment pas ?

La fermeture de la ferme-refuge était prévue de longue date. Une à deux fois par semaine, Nate s’accordait un temps seul à seul avec ses animaux en journée. Certes, les visites des fournisseurs, acheteurs et des touristes ou locaux étaient inévitables s’il voulait que son activité survive, mais il avait besoin de s’enfermer dans sa bulle de temps à autre pour se retrouver. Pour renouer avec les raisons pour lesquelles il s’était lancé dans ce challenge. Pour échapper aux sollicitations constantes des uns et des autres. Pour reprendre goût au silence qui faisait qu’il aimait tant sa vie à la ferme. Alors quand il entendit une voiture rouler sur les gravillons qui pavaient la cour de sa propriété, il se demanda bien qui n’avait pas eu l’idée de vérifier sur les réseaux sociaux ou de passer un coup de téléphone avant de s’aventurer jusqu’ici. Le ou la malchanceuse devrait malheureusement faire sans lui aujourd’hui. Dans un ultime effort, il avait disposé le panneau CLOSED qu’Eden lui avait préparé à l’entrée des lieux. Sans ça, il se serait contenté de laisser simplement la barrière close sans donner plus amples explications. C’était son côté ours, côté que celle qui venait de plus en plus souvent à son secours apprenait à domestiquer avec une facilité déconcertante. Convaincu que le conducteur ou la conductrice du véhicule ne mettrait pas longtemps avant de faire demi-tour, il glissa ses écouteurs sans fil dans ses oreilles et lança une musique. Il lui fallait bien couper l’herbe sèche qui était poussée sans quoi il n’aurait rien à proposer aux chevaux, ce qui ne manquerait pas de rendre ces derniers chafouins. Au rythme des notes, Nate commença à se mouvoir de droite à gauche pour faucher les végétaux sans même se rendre compte que quelqu’un s’approchait. Ce n’est que quand il voulut déposer son matériel le temps d’un instant qu’il remarqua qu’une silhouette se dressait face à lui et attendait visiblement une réponse de sa part.

Ses écouteurs retirés, il capta les mots suivants : « …à l’époque » puis pencha la tête sur le côté comme pouvait le faire Cooper quand son maître prononçait certains mots-clés comme « promener » ou « manger ». Les quelques brides qu’il avait comprises devaient avoir un précédent, mais il ne pouvait pas l’avoir entendu. Ce visage.

Celui-là même.

Il avait pris presque quinze ans, mais les lignes en restaient les mêmes. Des traits qu’il n’oublierait jamais. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Il ouvrit légèrement la bouche par surprise, comme elle le disait elle-même. Pas loin de quinze ans de silence approximatif et voilà qu’Isla Middleton, son amie d’adolescence, son premier chagrin d’amour et la raison pour laquelle il avait moisi pendant six ans derrière les barreaux était devant lui et s’octroyait le droit de le gratifier d’un « surprise » comme s’il était en mesure d’attendre son retour. Il cligna des yeux pour être sûr de la scène qu’il vivait. A présent, il pouvait affirmer que le terme « époque » était bien choisie tant Isla appartenait à une autre période de sa vie. Sans la moindre émotion - du Nathan Ramsey dans le texte -, il regarda cette dernière dans les yeux et parvint à articuler quelques mots « Qu’est-ce que tu fais là ? » demanda-t-il avec une forme de méfiance. Après tant d’années de discrétion et plusieurs messages restés sans réponse sur une plateforme de discussion, il se demandait bien ce qui l’amenait sur ses terres. Etait-elle revenue pour Snoop qui, selon ce qu’il avait appris sans même l’avoir souhaité, était sur le chemin de la rédemption et de la réinsertion ? Quoiqu’il en soit, il était hors de question que l’aspirant vétérinaire ne laisse son passé revenir balayer ce qu’il avait construit depuis que la ferme-refuge était ouverte.