Ah, Malia, cette douce Malia. Il était heureux, à dire vrai, d'être tombé sur elle dans ce parking. Et d'avoir utilisé la police des parkings pour avoir pu discuter avec elle. Andrew était content. Ca se faisait progressivement. Et il n'avait pas envie de précipiter les choses à dire vrai. Non, il fallait prendre son temps. Et il allait prendre son temps, même si, à dire vrai, la discussion qu'ils avaient eu la dernière fois lorsqu'elle était à l'hôpital. Des confidences sur l'oreiller, si on pouvait dire ça ainsi, alors que la jeune femme luttait contre les drogues qu'elle avait pu prendre à son insu. Drôle de soirée. Ou plutôt, drôle de matinée. Dans le sens où il avait veillé sur elle une bonne partie de la nuit. Et de la matinée également. Le temps de se réveiller. Qu'elle se réveille. Et qu'il ne soit plus inquiet concernant sa santé. Certes, elle avait dit beaucoup de choses. Elle avait beaucoup parlé. Et elle pensait qu'il y avait quelque chose entre eux. Et lui également était de son avis. Andrew avait vu qu'il y avait une étincelle dans son regard. Quand elle le regardait. L'ancien militaire était pratiquement certain que c'était la même chose quand lui la regardait. Maintenant, et bien, maintenant, fallait pas se presser. Et fallait laisser les choses se faire tranquillement. Sans chercher à aller trop vite. Parce que ce qu'il ne voulait pas, c'était que ça aille trop vite. Et faire tout capoter. Il s'en voudrait terriblement. A mort même. Peut-être qu'au final, Malia était le genre de femme qu'il lui fallait. Peut-être qu'elle était la femme. Au fond, Andrew espérait. Parce qu'il allait finir par attendre les quarante ans. Et se dire qu'il serait encore seul pour ses quarante ans ... Pffff ... Compliqué. Enfin, passons, là n'était pas vraiment le sujet. Non. Andrew avait fini le boulot. Pour la journée. Mais ça ne voulait pas dire qu'il n'y retournerait pas dans le cas où on le bipait en urgence. Ca arrivait plus souvent qu'il ne le voulait à dire vrai. En même temps, ils en profitaient à l'hôpital. C'est pas quand il serait casé qu'il répondrait de manière favorable à l'avenir. Enfin. Avant de rentrer chez lui, passage obligatoire par le petit starbuck qui était pas bien loin de l'hôpital. Juste en face, à moins d'une trentaine de mètres. Bon, peut-être un peu plus. Ils vendaient plein de bonnes choses. Et souvent, les médecins, au lieu de boire le jus de chaussette qu'il y avait dans la salle de repos, ils préféraient marcher et venir jusqu'au starbuck histoire de se payer un bon café. Bon, certes, certains finissaient par se ruiner mais bon, c'était tellement bon. Et puis, en plus, ils avaient des prix. Donc, autant en profiter, non ? Et tandis qu'Andrew se rapprochait de la caisse afin de commander son café, tournant la tête légèrement, voilà qu'il reconnut une personne qu'il connaissait bien. Et qu'il n'avait pas vu depuis longtemps. "Hé ! Svetlana ! Ca fait un bail !" Depuis qu'il ... était parti pour le Mali. Elle avait tenté de le retenir. Elle aurait préféré qu'il reste. Mais il n'en avait fait qu'à sa tête et il était parti. "Comment tu vas ?" Ils avaient plein de choses à se raconter. A voir si elle acceptait de lui parler.
« Mettez-moi aussi un paquet d'amandes aux chocolats. » Ordonna-t-elle au serveur, qui semblait plus absorbé par ses longues jambes fuselées que par son travail. Elle ne s'en offusqua pas – elle avait l'habitude de susciter ce genre de réaction chez la gent masculine. Voyant que l'homme ne semblait pas décidé à sortir de sa léthargie, elle se racla la gorge et s'empara elle-même du paquet d'amandes dont elle parlait. Le serveur secoua légèrement la tête, et s'excusa platement. « Désolé, un moment d'inattention. » Elle eut un petit sourire amusé, et tendit un billet de vingt dollars pour payer. Elle attendit ensuite qu'on lui apporte sa boisson, et elle se dirigea vers une table haute pour s'y accouder le temps de siroter son frappucino. Elle grignota quelques amandes, puis s'empara de son téléphone pour consulter ses mails, et répondre aux quelques sms qu'elle avait reçu. Puis, quand elle releva la tête, elle eut l'impression de croiser le regard d'un fantôme. Un fantôme du passé, qui était pourtant bien réel, et qui répondait au prénom d'Andrew.
Elle le regarda, interdite. Son cœur battait la chamade, et elle avait la désagréable impression que ses joues étaient en train de se teinter d'une légère couleur rouge. Mal à l'aise, elle ? Il semblerait, ce qui était un fait relativement rare pour l'ancienne mannequin russe. Svetlana passa une main dans ses cheveux, tandis que son regard clair balayait le sol. Elle avait quoi ? Une seconde, deux tout au plus, afin d'essayer de se recomposer un visage pour s'adresser à Andrew. L'exercice était aussi difficile que périlleux ; elle ne s'était certainement pas attendue, en entrant dans ce Starbucks, à tomber nez à nez avec son ancien petit-ami. « Bonjour Andrew. » Elle était nettement moins enthousiaste et moins spontanée que lui, mais elle s'en fichait. Il pouvait bien penser ce qu'il voulait ; elle ne lui devait plus rien et n'avait aucun compte à lui rendre. Et puis au pire, il mettrait son évidente réserve sur le compte de sa froideur Russe – un trait de caractère dont Svetlana n'avait jamais réellement réussi à se défaire. Elle décida cependant d'aller à l'encontre de sa nature pour sauver les apparences, et s'approcha d'Andrew pour le serrer contre elle. Pas suffisamment fort, et encore moins suffisamment longtemps, pour faire croire qu'ils étaient de vieux amis. Cette accolade n'était que superficielle, et Svetlana en avait parfaitement conscience. « C'est vrai, ça faisait longtemps. » Confirma-t-elle. Cependant, une petite voix dans sa tête lui soufflait que dix ans supplémentaires n'auraient pas été de trop ; Andrew était un homme qu'elle avait aimé plus que de raison, et à qui elle repensait parfois avec nostalgie, et parfois avec amertume. Elle n'avait rien oublié de leur histoire : tous les moments délicieux qu'ils avaient passé ensemble, tous les souvenirs qu'ils pouvaient partager, tout l'amour et l'attention qu'elle lui avait donné. Elle n'avait pas non plus oublié leur rupture – nettement moins joyeuse, nettement plus douloureuse. Elle se voyait encore à l'aéroport, anéantie mais pourtant encore suppliante. Comme si quelques mots murmurés et quelques larmes désabusées pouvaient le retenir. Elle se mordit l'intérieur de la joue pour ne pas oublier qu'elle avait souffert, et trouva un peu de réconfort dans son frappucino au chocolat. « Ça va. » Répondit-elle sans s'épancher davantage. Pourquoi l'aurait-elle fait, de toute façon ? Elle n'avait rien de particulier à lui raconter. Elle ne savait pas quoi lui dire, et avait l'impression aujourd'hui qu'un gouffre infranchissable les séparait. « Et toi ? » Demanda-t-elle poliment. Elle n'avait jamais pensé le recroiser après leur ultime séparation à l'aéroport – elle ne savait d'ailleurs même pas qu'il était revenu de sa mission en Afrique. Il avait eu au moins le mérite de respecter la promesse qu'il lui avait faite, à savoir de ne jamais la recontacter, peu importe la raison.
Il n'aurait pas cru la revoir. Enfin, Brisbane était une grande ville, c'était un fait, mais pas une aussi grande ville que tout cela. Dans le sens où les gens qui se connaissaient, et bien, ils finissaient toujours par se revoir à un moment ou à un autre. Pour preuve. Il venait de rencontrer Svetlana alors que ça faisait un moment, un très long moment qu'il ne l'avait pas vue ou bien qu'il n'avait pas eu de ses nouvelles. Il était parti. Il avait quitté Brisbane. Il avait choisi de s'envoler pour le Mali. La jeune femme avait respecté sa décision. En contrepartie, elle n'avait pas souhaité avoir de ses nouvelles. Elle avait préféré ... rester tranquille. Qu'il ne la dérange pas. Andrew trouvait fort dommage qu'elle ait réagi de la sorte. Il aurait aimé qu'ils restent amis. Mais parfois, quand on est amants, devenir amis, c'est trop compliqué. Il s'était fixé avec une autre. Il avait divorcé. Il avait voulu changer d'horizon. C'était de sa faute. Le médecin le concevait bien. Mais bon. Il n'irait pas jusqu'à dire une de perdue, dix de retrouvées. Il n'était pas comme ça. Mais alors pas du tout. Fidèle en amour, dans la mesure du possible. Enfin, passons. Elle s'était montrée froide à son égard. Il n'en oubliait pas moins qu'elle était russe et qu'elle n'avait jamais été vraiment chaleureuse à dire vrai. Les rares fois où elle avait pu montrer un peu de chaleur à son encontre, c'était ... sous la couette. Et d'autres petites fois de ce genre. Andrew n'allait pas lui en tenir rigueur. Pour la simple et bonne raison parce que c'était dans sa nature. Mais également parce que ... Et bien, parce qu'elle avait toutes les raisons d'être en colère contre lui. Il était parti. Elle avait tenté de le retenir. Et ça n'avait pas fonctionné. Alors, oui, normal qu'elle lui en veuille un peu. Et il ne lui en tiendrait pas rigueur. Mais alors pas du tout. Contre toute attente, elle le serra tout de même dans ses bras. Bon, pas la super étreinte à laquelle il aurait pu s'attendre. Mais c'était une étreinte quand même. Le médecin avait eu un sourire au coin des lèvres. "Très longtemps même. En même temps, c'est un peu de ma faute. C'est moi qui suis parti." Loin. Très loin. Alors qu'il y avait beaucoup de choses qui le retenaient sur Brisbane. Comme ses proches. Sa petite soeur qui l'adorait tant et qui n'avait pas envie de voir son grand frère se faire trouer la peau dans un pays lointain qu'elle ne connaissait pas. Ou à peine. D'ailleurs, si Svetlana n'avait pas apprécié qu'il s'en aille si loin, c'était la même chose pour sa soeur. Elle n'avait pas vraiment aimé qu'il s'en aille. Mais de là à rester fâchée contre son frère, c'était autre chose. De manière polie, Svetlana avait répondu que ça allait, sans forcément s'épancher. Et elle avait retourné la question au médecin. "Et bien écoute, ça va plutôt bien." dit-il dans un hochement de la tête. "Ca fait un peu plus d'un an que j'suis revenu maintenant." Il ne savait pas trop si ça allait la blesser ou au contraire. "Comme tu m'as dit ... que tu voulais pas forcément avoir de contact avec moi, j'ai pas prévu." Ouais, au moins être clair sur le sujet. C'était pas l'envie qui lui avait manqué mais bon. Il n'était pas forcément certain pour autant qu'elle aurait été ravie de le voir.
Svetlana avait eu un mal fou à étreindre Andrew, et elle avait eu autant de mal à se séparer de lui. Pourtant, pour son propre bien, elle se hâta de mettre fin à ce rapprochement corporel. Il fallait qu'elle garde la tête froide, et qu'elle évite de se mettre dans des situations inconfortables. « C'est vrai. » Commenta-t-elle, hochant légèrement la tête. Comme le militaire le disait très bien, c'était lui qui était parti. Sous tous les plans possibles et imaginables et ce, en dépit des meilleures intentions de la Russe. C'était lui qui s'était marié avec une autre pour lui assurer des papiers. C'était lui qui avait laissé cette relation anéantir la leur. C'était lui qui avait laissé Svetlana seule, lui expliquant avec des pincettes pourquoi ça ne pourrait plus fonctionner entre eux à partir de maintenant. C'était lui qui avait choisi de fuir dans un pays en guerre, afin de contribuer au rétablissement de la paix. La Russe avait piétiné sa fierté pour essayer de le convaincre de rester, pour essayer de lui faire entendre raison, mais ses efforts avaient été vains. « En un seul morceau. » Constata-t-elle, avant d'afficher un petit sourire en coin. Elle essayait de blaguer pour détendre l'atmosphère, sans pour autant complètement y réussir. La vérité, c'était que Svetlana avait un mal fou à se concentrer, et encore plus à jouer à la fille indifférente – sans doute parce qu'elle ne l'était pas. « Qu'as-tu fait au cours de l'année écoulée ? » Demanda-t-elle, espérant ainsi apprendre s'il était toujours dans l'armée ou non. Elle espérait que la seconde option serait la bonne, au moins pour sa sécurité. Elle se mordit l'intérieur de la joue, consciente que cette question n'aurait pas dû la tarauder comme ça le faisait en ce moment. Quand il était parti, elle lui avait demandé une dernière faveur : ne jamais la recontacter. Une partie d'elle souffrait en silence : comment avait-il pu la laisser ici, dans l'ignorance, dans la crainte ? Ce n'était pas humain. L'autre partie d'elle était contente qu'il ait respecté sa parole – d'une certaine façon, cela signifiait qu'il avait un minimum d'égard pour elle. « C'est ce que je t'avais demandé. Merci. » Murmura-t-elle après quelques instants de silence. Svetlana avait finalement opté pour la seconde option – être raisonnable, et la plus distante possible. « Ta mission ne te manque pas trop ? » La question lui sembla bizarre, mais c'était trop tard : elle avait été posée. Svetlana ne tenait pas à trop en savoir sur la vie d'Andrew. Elle ne voulait pas retomber dans une spirale infernale. Elle ne voulait pas que son esprit pense à lui tout le temps, à chaque seconde. Elle ne voulait pas être à nouveau malheureuse comme elle l'avait été, quand il avait pris la décision de partir. Elle ne voulait pas que le visage d'Andrew se superpose à celui de toute la gent masculine. Elle ne voulait pas être hantée par son image, par son souvenir. « Qu'est-ce que tu fais maintenant ? » Demanda-t-elle, avant de prendre une gorgée de son frappucino. Elle ne comptait pas faire s'éterniser cette conversation... Même si une partie d'elle en crevait d'envie.
Il était parti. Andrew avait décidé tout seul. Ils étaient plusieurs à lui avoir demandé à rester. Mais il n'en avait rien fait. Il n'en avait fait qu'à sa tête. Parce qu'il avait le sentiment que ... Et bien, qu'il devait s'en aller. C'était même pas pour le travail. C'était même pas par rapport à son boulot d'ancien militaire. Revenir deux ans ... Après avoir quitté l'armée ... C'était beaucoup pour lui. Et il avait encore besoin de bouger. Tant qu'il le pouvait encore. Alors oui, quand on lui avait demandé s'il était ok pour partir au Mali afin d'aider la population locale, Andrew n'avait pas hésité. Il n'avait pas hésité une seule seconde. Il avait répondu par la positive. Et il avait pris l'avion. Blessant, au passage, les personnes qui pouvaient tenir à lui. Sa soeur lui en avait voulu. Mais y'avait pas qu'elle. Svetlana aussi. Et elle lui avait même demandé de rester en retrait. De ne pas lui demander de nouvelles, de ne rien dire. De lui foutre la paix. Ca avait fait chier le médecin. Mais il avait respecté son choix. Svetlana avait été patiente avec lui. Elle avait été adorable. Et par deux fois, il lui avait brisé le coeur. Quand il en avait épousé une autre pour des histoires de papier. Et quand il était parti pour le Mali. Etait-il possible de faire autant souffrir une personne ? La preuve. "Ouais. En un seul morceau. Bon, avec une ou deux cicatrices en plus à dire vrai." Mais ça se voyait pas vraiment pour le moment. Du moins, comme il était habillé, ouais, ça se voyait pas. Et c'était tout à fait normal. Il aurait bien fait de l'humour en lui proposant de découvrir les nouvelles cicatrices qu'il avait mais non. Parce que ... Parce qu'il essayait de construire quelque chose avec Malia. Lentement mais sûrement. Et de deux, parce qu'il n'était pas certain qu'elle apprécierait ce genre d'humour. "J'ai repris mon boulot à l'hôpital. Tranquillement et sûrement. J'reprends goût à une vie sans adrénaline, et sans coup de feu tiré toutes les cinq secondes." Entre l'armée et le Mali, ouais, il avait eu sa dose d'armes à feu. C'était certain. "C'est plus calme. Et j'crois que j'commence à apprécier." Et pas qu'un peu. Ca lui faisait du bien de s'être posé. Il pensait à lui maintenant. A ce qu'il voulait. Et comment il voulait que sa vie évolue. En tout cas, oui. Il n'avait rien dit. Quant à son retour. Et il pouvait s'attendre à ce qu'elle lui hurle dessus ou bien à ce qu'elle lui en veuille. Mais après tout, c'était de sa faute. A elle. C'était elle qui avait demandé à ce qu'il reste loin d'elle. Et elle le remerciait. Même si elle n'en pensait pas moins. "Etre sur le terrain tu veux dire ?" Il secoua la tête. "L'armée et le Mali, c'était deux choses différentes. J'suis pas mécontent d'être rentré. J'dis pas que parfois ça me manque pas un peu mais j'compte pas repartir de sitôt." Peut-être quand il serait plus vieux et qu'il n'aurait plus rien à attendre de la vie. Mais là, non. Quitter à Brisbane à nouveau, il l'envisageait pas vraiment à dire vrai. Pour le moment du moins. "Et maintenant, j'suis un simple chirurgien traumato à l'hôpital." Ni plus. Ni moins. "Et revenir à la technologie, avec les moyens de sauver les gens, ouais. C'est une bonne chose." Une très bonne chose. "Et toi alors ?"
Svetlana sentit son cœur se serrer alors qu'Andrew avouait quelques cicatrices. Il n'en fallait pas plus à la Russe pour imaginer mille scénarios catastrophes, dans lesquels Andrew subissaient des tortures et autres sévices trop horribles pour être nommés. Une partie d'elle aurait aimé savoir les endroits où sa peau avait été marquée pour l'éternité ; à l'inverse, l'autre partie d'elle-même lui soufflait qu'elle n'avait aucun droit – pas même celui de savoir. Optant pour la raison et la distance, Svetlana parvint à s'en sortir à l'aide d'une pirouette habile. « Elles ne sont pas visibles, en tout cas. C'est déjà ça. » Fit-elle remarquer d'une voix plus douce, plus conciliante. Svetlana était attentive à ce genre de détail. Elle avait un rapport au corps bien particulier, et pour cause : son activité de mannequin l'avait obligée à toujours être irréprochable. Cela ne l'avait jamais dérangée ; coquette et soignée, prendre soin d'elle après s'être extirpée des griffes acerées de la secte avait été sa première priorité. « Le retour à la réalité n'a pas été trop compliqué ? » Demanda-t-elle. Svetlana avait bien conscience que passer d'un extrême à l'autre pouvait être déroutant. Lorsqu'il était en mission, Andrew avait sans doute dû être sur ses gardes constamment : toujours attentif, toujours à l'affût, toujours prêt à se défendre contre l'ennemi. Un ennemi qui n'avait a priori plus lieu d'être, maintenant que le soldat était de retour en Australie. Lorsqu'Andrew était parti, la Russe s'était renseignée sur tout ce qui touchait au domaine militaire. Elle avait essayé de deviner quelles tâches allaient lui être confiées une fois qu'il serait arrivé en Afrique. Elle avait essayé de comprendre, s'était demandée quels étaient les risques réels qu'il encourait, et s'était renseignée sur l'après. Qu'est-ce qui l'attendait quand il rentrerait de l'Enfer ? Dans quel état serait-il ? Svetlana avait eu la gorge nouée et les yeux humides en écoutant les témoignages des vétérans. Elle s'était vite arrêtée ; sa peine et sa douleur étaient déjà trop grandes pour en supporter davantage. « Oui, sur le terrain. » Confirma-t-elle en hochant la tête. Elle avait lu que pour certains, le retour à une réalité plus douce et moins dangereuse était terrible. Ils étaient perdus, désemparés, dépaysés. « Tant mieux, alors. » Souffla-t-elle à voix basse. Mais ça ne la regardait pas, après tout. Ils n'étaient plus rien, l'un pour l'autre. Svetlana n'avait aucun droit de regard. Aucun commentaire à faire. Difficile d'être reléguée à une place aussi secondaire, quand on avait autrefois été au top. « Enfin si tu arrives à reprendre une vie normale, je veux dire. » Expliqua-t-elle en haussant les épaules. Elle cacha son malaise en buvant une gorgée de son frappucino, et lui fut reconnaissante de poursuivre sans la mettre dans l'embarras, en répondant simplement à ses questions. « C'est une très bonne chose. » Rectifia-t-elle. Déjà lorsqu'ils étaient ensemble, son parcours l'avait impressionnée. Andrew sauvait des vies. Gérait des situations d'urgence. À l'inverse, elle était souvent cataloguée dans la catégorie jolie fille sans cervelle. Elle s'était parfois demandée pourquoi il s'était intéressée à elle, alors qu'ils étaient aux antipodes l'un de l'autre. Et puis elle avait arrêté de chercher à comprendre. Leur relation était vraie, sincère, et elle n'en avait pas besoin de plus pour être heureuse. « J'ai arrêté les shootings. » Momentanément, en tout cas. Elle avait voulu voir à quoi une vie normale ressemblait, et pour le moment, elle n'était pas déçue – même si le petit bémol restait quand mêmes les horaires. Elle se fichait de l'aspect financier – ses photos lui avaient permis de s'assurer un train de vie confortable. « Je suis secrétaire au Pacific Wellness. » Elle ne savait pas si elle allait y rester encore longtemps, mais pour le moment, ça lui convenait.
De nouvelles cicatrices. Oui, c'était comme ça. Andrew n'y pouvait pas grand chose. Non pas qu'il pensait que c'était terminé. Et qu'il n'en aurait plus jamais de nouvelles. Mais oui, il espérait, en quelque sorte, que c'était terminé. Et que son corps ne serait plus abîmé. Après, il ne savait pas trop ce qui allait se passer dans sa vie. Il ne savait pas s'il se retrouverait dans une situation dangereuse ou non. Mais ouais. Le militaire, ou plutôt, l'ancien militaire avait de nouvelles cicatrices. Des cicatrices qu'elle aurait pu découvrir. S'ils étaient restés intimes. Mais ce n'était pas le cas. Eux deux, oui, c'était de l'histoire ancienne. Parfois, il regrettait un peu comment ça s'était terminé. Parce qu'il n'avait pas été ... chouette à son égard. Il connaissait les sentiments qu'elle avait pu avoir à son égard. Andrew n'irait pas dire qu'il s'était joué d'elle. Qu'il s'était foutu de sa gueule. Mais il s'était fourvoyé en épousant une autre. Et celle-ci, son épouse, lui avait mal rendu ce service. Dans le sens où il avait cherché à l'aider. Et elle s'était tirée peu de temps après. Et lui, il s'était retrouvé avec un coeur morcelé. Et la pauvre Svetlana ... Ouais, elle avait été au milieu de tout ça. C'était moche. Très moche. S'il pouvait refaire les choses d'une autre manière ? S'il pouvait revenir en arrière ? Que ferait-il ? Sans doute qu'il ne ferait pas les choses de la même manière. Non. Du tout. Ce mariage blanc ... pour qu'elle puisse obtenir une carte de séjour définitive, non, Andrew ne referait rien de tout ça. Enfin, c'était derrière lui. Il espérait juste que la russe ne lui en voudrait pas jusqu'à la fin de sa vie et qu'ils arriveraient ... à faire la paix. Plus facile à dire qu'à faire. "Non, pas visibles. Ca m'aurait embêté que ça soit le cas." Parce qu'il avait une gueule d'ange. Et que oui, clairement, si son visage avait été touché, il l'aurait eu mauvaise. Mais bon, ce n'était pas le cas. Quant à son retour à la réalité ... "Y'a des choses qui sont bien. Comme les bières bien fraîches. Là-bas, elles étaient tièdes ... Quand on pouvait en avoir. Ce qui voulait dire pas souvent." dit-il dans un hochement de la tête. "L'équipement que j'retrouve quand j'suis à l'hôpital. Ca, franchement, c'est un truc que j'apprécie de retrouver. C'est mieux pour sauver les patients. Et la clim. Ouais, ça commençait sérieusement à me manquer. Même si on finit par s'habituer. Et puis y'a d'autres choses qui m'ont manqué." Les potes. Les amis. Sa famille. Elle aussi. Même s'il ne l'avouerait sans doute pas pour éviter qu'elle ne soit blessée. Quoi que ... Elle aimerait peut-être entendre qu'il avait pu penser à elle. Il verrait. En tout cas, oui, Andrew reprenait le cours de sa vie. C'était pas toujours facile. Mais bon. Ca faisait une bonne année qu'il était de retour. Il avait repris ses marques. Et il ne repartirait plus. Du moins, il ne pensait pas que ça pourrait être le cas. Parler de lui, c'était bien. Mais il avait aussi envie de parler d'elle. De ce qu'elle avait pu faire depuis tout ce temps. Il la pensait encore dans le mannequinat. Ce qui n'était pas le cas. "Vraiment ? C'est que tu en avais marre ? T'avais envie de voir autre chose ?" Sans doute que ça devait être le cas, d'une certaine manière. Qu'elle avait eu besoin de changer de vie. Parfois, le changement, ça ne fait pas de mal. Elle était devenue secrétaire. "Et tu t'y plais ?" Parce que troquer les podiums pour répondre au téléphone ou des choses dans le genre, ouais, c'était bien différent.
Lui dire qu'on ne choisissait pas forcément où l'on était marqué lui brûla la langue, mais Svetlana s'abstint de tout commentaire. Après tout, elle pouvait comprendre son inquiétude : signer pour partir pour une mission, aussi dangereuse soit-elle, ce n'était pas signer pour revenir défiguré. Mais malheureusement, parfois, la chance n'était pas du bon côté. Parfois, vous marchez au mauvais endroit, et vous perdez vos deux jambes – quand ce n'est pas votre vie. Parfois, vous recevez un projectile inconnu, venant de nulle part, qui vous barre le visage d'une vilaine cicatrice. Parfois, vous êtes tenu à l'écart de toute forme de civilisation moderne, et en apparence, rien ne cloche. Mais les cicatrices sont intérieures, et au moins aussi moches que celles visibles. Svetlana était bien placée pour le savoir – nettement moins bien placée pour en parler – et ne sous-estimait pas les difficultés que cela pouvait engendrer. La Russe laissa échapper un petit rire, alors qu'Andrew lui donnait un exemple très... Terre à terre des bienfaits de son retour. « Si j'avais cinq minutes, je prendrais peut-être le temps de te plaindre. » Fit-elle remarquer en secouant la tête. C'était bien un homme, tiens : ne penser qu'aux choses les plus futiles, alors que tant d'autres étaient nécessaires. Pourtant, elle ne pouvait pas lui en vouloir : souvent, ce sont les petites choses simples de la vie qui finissent par manquer le plus. Andrew continua sa liste, et Svetlana acquiesça – là, c'était tout de suite plus rationnel. « Je vois que tu as vite repris tes marques. » Commenta-t-elle, contente que son retour à la vie réelle se passe bien. Il n'avait pas l'air d'être déséquilibré, ou toujours sur ses gardes. En apprenant son départ pour une contrée aussi lointaine que dangereuse, Svetlana s'était renseignée sur le monde militaire – et les traumatismes, souvent violents, dont les soldats ne parvenaient à se débarrasser qu'au bout d'un temps considérable. Quand ils en étaient capables, bien entendu. « Oui, j'en ai eu marre. J'avais envie d'avoir une vie plus... Saine. » Expliqua-t-elle, omettant une bonne partie de l'histoire qui l'avait menée à se retirer du devant de la scène. Elle récitait son petit laïus à qui voulait bien l'entendre, tout en essayant de se persuader elle-même. La réalité était quelque peu différente : la Russe avait cru être rattrapée par ses anciens démons, et elle avait pris peur. Elle avait coupé court avant de se sentir complètement en danger, et s'était terrée du mieux qu'elle pouvait. « Pour le moment, oui. J'ai eu du mal à me faire aux horaires, mais ça va mieux. » Andrew ne serait pas surpris : il savait pertinemment que Svetlana était plutôt un oiseau de nuit. Elle était la première à vouloir sortir, à se déhancher jusqu'au bout de la nuit, à s'oublier lors de ballades le long de la plage alors que le crépuscule l'enveloppait doucement. « J'ai une bonne équipe, et des patrons plutôt sympas. Et je peux venir avec des talons hauts. Donc oui, on peut dire que je m'y plais. » Conclut-elle en souriant légèrement. « D'ailleurs, il ne faudra pas trop que je tarde à y retourner. » Ajouta-t-elle après avoir regardé sa montre. Non pas qu'elle s'ennuyait en sa compagnie – loin de là – mais elle était mal à l'aise. Elle avait l'impression qu'un gouffre les séparait, et que rien ne pouvait les rapprocher.
Avec un peu de chance, les cicatrices, c'était fini. Enfin, sauf s'il lui arrivait un accident ou s'il se prenait une balle, ou une connerie dans le genre. Mais il n'était pas sûr que ça lui arriverait. Il ferait vraiment preuve de malchance si ça arrivait, mine de rien. Enfin, la malchance, ça pouvait arriver. Andrew préférait ne pas y penser à dire vrai. Du tout. Et se dire que tout irait bien. Qu'il n'aurait pas de nouvelles cicatrices. Et que ça irait, oui, tout simplement. Mais comme on le dit si souvent, ne jamais dit jamais. Et oui, c'est le vieux proverbe, pour sûr. "C'est ce qu'il faut. Reprendre ses marques. C'est dur les premières semaines. Et ça revient assez rapidement." dit-il dans un hochement de la tête. C'était pas la première fois qu'il partait. Andrew reprenait ses marques rapidement. Après, à voir si jamais il se retrouvait à partir à nouveau. Normalement, non. Mais sait-on jamais. Il voulait se concentrer sur son avenir. Et fonder une famille également. Il pensait avoir trouvé la personne. La bonne personne. Malia était gentille. Malia était adorable. De là à dire qu'elle était la femme idéale ... Il n'en savait rien. Il espérait, d'une certaine manière. Mais il ne voulait pas se donner de faux espoirs. Si ça se passait bien, tant mieux. S'ils avaient l'occasion de construire quelque chose, pourquoi pas. Mais il ne voulait pas se porter la poisse pour autant. Mais revenons-en à ce qui nous intéresse. Car oui, parler d'Andrew, c'était bien. Mais parler de Svetlana, c'était bien également. Il avait envie de savoir ce qu'elle était devenue. Si elle était toujours sur les podiums. Si elle avait un copain. Peut-être qu'elle était en couple. Elle avait dû refaire sa vie. Enfin, c'était ce que pensait Andrew. Il ne se doutait pas à un seul moment qu'elle était seule en ce moment. Et ce n'était pas une question qu'il allait poser à la russe. Ca ne se faisait pas. Du tout. La russe lui avoua qu'elle avait laissé tout ça derrière elle. Et qu'elle avait voulu une vie plus saine. "Ca fait du bien de temps à autre de se poser un peu. Et de changer de vie." Il eut un sourire. "Et si ça te plaît, c'est une bonne chose." Elle avait eu un peu de mal à s'habituer. Au départ. C'était normal après tout. C'était pas toujours évident. Il comprenait. Leur entretien touchait à sa fin. Parce que Svet devait retourner travailler. Ou du moins, prendre son service. Il eut un hochement de la tête, à nouveau. "Oui ... J'voudrais pas te mettre en retard." Il avait fait un pas vers l'avant. Pour un câlin furtif. "J'ai été content de te revoir. Et j'espère qu'on va pas mettre six ans avant de se revoir." Parce qu'au fond, elle lui avait manqué tout de même. Il l'avait toujours appréciée. Et il espérait qu'ils allaient se revoir bientôt.