Ne perdons pas la main. Mon exil au bout du monde consistait à changer de vie. Pourtant je me retrouve, pour la énième fois, au milieu d’un bain de foule, à serrer des mains et sourire faussement. Je ne suis encore personne ici, à Brisbane. Personne hormis le fils de mon père. Je tente de faire oublier cette définition avec l’aide de la directrice d’ABC Radio qui m’accompagne, et qui me présente toujours comme leur nouveau rédacteur en chef. Oui, l’idée était de changer de vie. Mais on ne refuse pas une opportunité pareille. Jamais. Alors je ne quitte pas les hautes sphères, je me fais à l’idée que je ne le pourrai jamais. Je suis né dedans, et j’y suis bloqué pour un bon bout de temps. Au fond, telle est ma place. Il était illusoire de penser le contraire. Cette première apparition au sein du beau monde Australien a lieu à peine deux semaines après mon installation. Je n’ai pas rencontré qui que ce soit d’autre en dehors de mes collègues et de mon voisin d’en face, Lehyan. Je sais déjà que celui-ci sera un de mes points de repères dans cette ville. Nous nous entendons comme si nous nous connaissions depuis toujours. Physiquement, il me rappelle parfois Oliver. Mon cher fantôme me colle toujours à la peau. J’ai quitté Londres pour le fuir lui avant tout, mais je ne pouvais pas empêcher des bouts de mon frère de se glisser dans mes rares bagages. Son murmure étouffé dans un coin de ma tête se mêle au brouhaha constant de la salle de réception. Mon regard parcourant ce nouvel environnement, je note que les Australiens font moins grandiose que mes compatriotes de l’autre bout du monde. J’avoue que je ne sais pas moi-même pour quelle occasion tout ce monde se réunit. Oh, une raison n’est pas toujours nécessaire en soi, mais l’on se trouve des excuses. Je me suis contenté de suivre ma patronne, jouer les cavaliers pour elle. Je suis plus occupé à observer tous ces nouveaux visages, imprimer autant de noms que possible, plutôt que de me forcer à faire la conversation. Elle s’en charge très bien pour nous deux, et faire le pot de fleur humain ne me gêne pas outre mesure. « Dites-moi que c’est une blague… » je murmure alors que je croise le regard de cette grande rouquine, au milieu de la masse. Et nos prunelles ne se quittent pas jusqu’à ce qu’elle grimpe sur la petite estrade où se trouve un micro. J’arque un sourcil en voyant qu’il n’est pas question pour elle de tenir un discours, mais d’accompagner les musiciens de sa voix –ou de se faire accompagner par eux, plutôt. Ma cousine qui pousse la chansonnette pour un banc de requins. Nombreux sont ceux qui semblent apprécier, mais vu leurs bouches entrouvertes, l’on ne saurait pas dire s’ils aiment le chant ou la courbure de ses hanches moulées par sa longue robe. Une bonne demi-heure passe avant que Rosalie ne quitte le centre de l’attention générale –à son plus grand désespoir j’imagine. Nos regards se retrouvent dans la seconde. Mais il n’est pas question d’approcher. Le plus loin je reste d’elle, le mieux je me porte. Je finis par lui tourner le dos et engager je ne sais quelle futile conversation avec un homme dont j’ai oublié le nom et la profession –mais il semble important, comme type. Oui, j’ignore ma cousine comme un enfant, même si mon cœur a sensiblement accéléré, nerveux à l’idée d’être dans la même pièce qu’elle. Et je me demande : à quoi bon vouloir changer de vie quand l’ancienne vous suit jusqu’au bout du monde ?
Rosalie fit finalement son entrée, Warren à son bras ou bien était-ce l’inverse ? Il n’était pas rare que l’on la décrive comme une femme objet, silencieusement du moins car les lèvres se déliaient rarement devant les principaux concernés, ce qui la laissait complètement de marbre et l’amusait quelque peu. A peine une année que le couple avait élu domicile dans cette ville et le moins que l’on puisse dire, c’était que leur intégration s’était faite d’une manière naturelle et rapide. Rosalie avait eu le loisir les coutumes de la haute américaine, qui, n’avait franchement rien à envier à leurs homologues australiens. Ces derniers, bien que plus avenants demeuraient moins raffinés et certainement plus naïfs, ce qui facilitait grandement ses manigances, elle risquait donc peu de s’en plaindre. Elle était parvenue à s’attirer la sympathie d’une majeure partie de l’assemblée, principalement les femmes, l’approche était ainsi beaucoup plus aisée et son comportement semblait moins douteux aux yeux d’une tierce personne.
Rosalie se mêla aux convives, saluant ceux avec qui elle avait quelques atomes crochus, que ces derniers furent ou non chimériques. Son sourire était resplendissant et ô combien affable, avec cette légère pointe dont on-ne-sait-quoi, que les australiens mettaient sur leur compte de ses origines françaises. Néanmoins, ce dernier mourut quelques secondes, à peine perceptible lorsque ses prunelles rencontrèrent celles de son cher cousin, la surprise est minime, elle le savait présent sur les terres de Brisbane, les cancans allaient bon train sur les nouveaux venus. « Ne t’inquiètes pas, ça va se bien se passer » murmura Warren à son oreille en guise d’encouragements, la rappelant à l’ordre du même coup, elle avait une tâche à accomplir et ce fut décidée qu’elle prit la scène d’assaut sous les regards captivés de l’assistance.
Elle en redescendit une demi-heure plus tard, vivement acclamée par l’auditoire, un moment de liesse intense qui se traduisit par un sourire et des remerciements à la modestie étudiée, son attention tournée vers Jamie. Son mari vint la féliciter tout particulièrement, plus que jamais fier d’avoir une épouse d’un tel calibre. « Viens, je vais te présenter à une vieille connaissance » Elle laissa guider docilement vers une femme d’âge mûre dont elle ne retint que la profession, par manque réel d’intérêt, elle préféra se concentrer sur celui qui les rejoignait, en traînant les pieds se fit-elle en remarque. « Voici donc notre nouveau rédacteur en chef » un commentaire destiné à Warren pour conclure leur précédent échange sur lequel Rosalie avait fait l’impasse. « James, je te présente Warren Blake et son épouse » dit-elle à son employé, tandis que la française constatait qu’une nouvelle fois son prénom avait été occulté, habituée, elle n’en fit pas grand cas. Warren s’avança, main en direction du cousin, un sourire aimable au visage « Enchanté James, j’espère qu’elle ne vous torture pas trop, je sais à quel point elle peut être exigeante » déclara-t-il sur le ton de la plaisanterie, suivi d’un petit rire. Rosalie quant à elle garda le silence, ses yeux braqués sur Jamie, souriant lorsque cela s’y prêtait afin de soutenir son mari, comme une parfaite épouse.
C’est ma patronne qui me fait signe de venir d’un léger penchement de tête, qui est, à ce que j’ai compris, sa manière élégante de m’ordonner de rappliquer sur le champ sans me laisser le droit de refuser. Et puisqu’il est question de faire bonne figure, c’est avec le plus beau et élaboré de mes faux sourires que j’approche d’elle et la laisse me présenter à ce Warren Blake. Et son épouse. Mon sourire devient un rien plus franc. Cela veut tellement dire lorsqu’un nom n’est pas prononcé, lorsque l’on est réduit à être la femme de quelqu’un. Un rien est significatif dans ce milieu où tous les détails comptent. J’adresse une poignée de main des plus cordiales à l’époux de ma cousine, et pas un regard à celle-ci, comme le reste des protagonistes présents. Transparente. Petit rire poli à la phrase emprunte de plaisanterie de Blake. « C’est le métier qui est exigeant, et Roxanne me traite très bien. » je réponds, capable de cirer deux paires de bottes à la fois. Je sais que ce genre de phrases dociles sera mon lot pendant au moins ma première année ici, le temps de me faire ma place. Cela crée des cercles. Et l’étape suivante consiste ensuite à s’imposer et gagner le respect de chacun de ces cercles. Oui, les leçons de Londres sont bonnes partout. « C’est pour que tu ne fuies pas tout de suite. » me rétorque Roxanne, son champagne au bord des lèvres. « Pas besoin de me ménager, si mon amour du métier peut me faire faire l’impasse sur le salaire, alors je peux tout pardonner. » Voilà qui semble assez la surprendre pour la faire rire. Il faut dire que, de base, je ne manque pas d’argent provenant de divers revenus. La somme versée par la radio est tout à fait correcte, mais en deçà de ce qui pourrait être attendu pour ce genre de responsabilités. Mais je ne m’en plains pas vraiment. J’aime vraiment ce travail. Mettant fin à l’aparté, je me retourne vers Blake. « Appelez-moi Jamie, s’il vous plaît. Plus personne ne m’a appelé James cinq minutes après ma naissance. » Et Dieu sait pourquoi mes parents m’ont affublé de ce prénom terriblement classique. Sûrement une envie de ma mère, une nouvelle référence littéraire, mais je ne sais pas laquelle. Le surnom qui en découle, en revanche, m’a toujours collé à la peau et a pris la place de mon prénom officiel, et ce depuis toujours. Bon nombre de mes amis et connaissances ne savent même pas que je me nomme James en réalité, et font les yeux ronds en l’apprenant. « J’espère que Rosalie ne vous torture pas trop, je sais aussi à quel point elle peut être… » vicieuse, cruelle, égocentrique, égoïste ? « … impitoyable. » dis-je en adressant enfin un regard à la principale concernée. Elle le prendra sûrement pour un compliment, juste histoire de ne pas admettre qu’elle mérite bien pire qualificatif. Des regards surpris se posent sur nous alors que Roxanne et Blake comprennent que nous nous connaissons. « Nous sommes cousins. »
Les retrouvailles ne correspondaient en rien à ce qu’elle avait pu espérer. Tandis que le petit groupe s’éternisait en présentations et en plaisanteries qu’elle écoutait d’une oreille distraite, elle préférait de loin se concentrer sur son cousin dont elle superposait les traits dont sa mémoire se souvenait au modèle réel. Il était devenu un véritable homme, les questions étaient nombreuses quant à savoir ce qu’était devenue son existence durant toutes ces années. Elle était curieuse car l’attachement qu’elle lui portait jadis n’avait rien de factice, s’il y avait bien une époque où Rosalie était des plus sincères, c’était durant sa jeunesse. Véritable tête brulée qui faisait preuve d’une franchise à toute épreuve, se souciant peu des dégâts que cela pouvaient causer, elle considérait l’honnêteté comme une qualité essentielle pour entretenir des rapports amicaux et familiaux, sans doute aurait-elle dû souvent la fermer, cela lui aurait évité bien de désagréments. Désagréments qui étaient responsables de sa relation actuelle avec Jamie, car, le jeune homme ne semblait nullement passé au vu de la remarque qu’il venait à son sujet. Machinalement, elle esquissa un sourire, plutôt flattée du qualificatif, une façon de le remercier de manière discrète, il serait apte à le voir, elle n’avait aucun sujet sur ce point. Impitoyable, l’on associait souvent les puissants à ce terme, comment aurait-elle pu le prendre le mal ? Bien au contraire, elle semblait même s’enorgueillir. La dénommée Roxanne et Warren en riaient, croyant à une plaisanterie, or les cousins savaient ce qu’il en était réellement. « Ah oui, vraiment ? » demanda alors Warren lorsque leur lien de parenté fut évoqué, ses prunelles ne lâchaient plus celles de son épouses, interrogatrices. Elle savait à quel point il détestait être mis de côté aussi, elle se lança dans des explications qu’elle espérait claires. « En effet, nous ne nous sommes pas vus depuis tellement d’années que j’ai bien eu du mal à te reconnaitre » Rosalie Blake était de sortie, tout en elle respirait la sincérité, tout comme ce sourire qu’elle plastronnait avec assurance. Rosalie, la reine des masques mondains, ce qui expliquait son aisance à adopter ce style de vie si éloigné du sien. « En voilà une bonne nouvelle, toi qui te sentais si éloignée des siens ! » déclara Warren avec un entrain qui contrastait grandement avec la tension sous-adjacente entre les deux parents. Elle afficha un grand sourire qui servait de soutien aux paroles de son époux, rattraper le temps perdu semblait une si bonne idée énoncée par Warren, or, elle savait parfaitement ce qu’il en serait, aucune effusion de sentiments n’était à prévoir, du moins, rien de l’ordre de l’affectif. « Et comment ! Il me tarde de parler du passé et de rattraper toutes ces années » déclaration véridique sur fond de sarcasme que Jamie n’aurait aucun mal à percevoir, de ça elle en était certaine.
Comme prévu, je devine au sourire qui s’affiche sur les lèvres de Rosalie qu’elle s’est enorgueillie du parfait petit qualificatif que je lui ai dégoté. Dieu sait que je suis bien placé pour savoir ce que je dis. Cela n’échappe pas à nos accompagnateurs qui s’étonnent d’apprendre qu’elle et moi sommes de la même famille. Il faut dire qu’autant du physique que du caractère, nous n’avons aucun point commun flagrant. Ce n’est qu’une cousine, que je considère comme lointaine, malgré les étés que nous avons pu passer ensemble. Pas le genre de cousine dont on s’entiche quand on a huit ans. Difficile de savoir si cela fait cinq ou dix ans que nous ne nous sommes pas vus. Cela n’a forcément pas été assez long. J’esquisse un sourire narquois lorsque Rosalie dit avoir eu du mal à me reconnaître. Je ne saurais pas dire si elle le pense ou non. « Pas moi. » je rétorque en haussant les épaules. Ma cousine n’a pas le genre de visage qui s’oublie ou qui change beaucoup avec l’âge. Les mêmes petits yeux vicieux, la même moue un peu boudeuse, et cet air lascif, flegmatique qui émane d’elle. Elle se reconnaît à sa seule présence particulière –ce dont elle pourrait s’enorgueillir également. Sa façade est parfaite, je dois l’avouer. Rosalie a sûrement du si bien dresser son mari à ne pas remarquer ses faux sourires qu’il semble n’y voir que du feu. Faire du cinéma est de famille et je suis tout à fait capable d’exceller dans l’art des faux semblants, mais c’est une habitude dont j’ai décidé de me détacher. Une bonne résolution prise en quittant Londres et l’influence de mon père. L’hypocrisie, ce n’est pas moi. Et s’il est une chose à laquelle je tiens désormais, c’est d’être fidèle à moi-même. Ou à ce que je crois l’être. C’est un concept encore un peu complexe pour moi actuellement. « Nous allons vous laisser à vos retrouvailles, n’est-ce pas Warren ? » s’exclame Roxanne, voyant un long et lourd silence se profiler à l’horizon comme la vague d’un tsunami. « Vous devez avoir un tas de choses à vous dire et nous… nous allons parler affaires, et d’autres réjouissances. » D’un signe de tête, elle invite Warren à la suivre. Ils s’éloignent de quelques mètres, leurs grands sourires accrochés sur leurs lèvres. Je laisse échapper un soupir. Oh oui, comment pourrais-je mieux poursuivre la soirée qu’avec un tête-à-tête avec ma cousine ? Je prends une gorgée de ma boisson –juste de l’eau tonique, je ne bois pas d’alcool- en toisant Rosalie. Mon regard se pose sur la bague à son doigt, qui doit valoir son prix. « En voilà une jolie laisse en diamants. » dis-je avec le cynisme du jeune divorcé. Les papiers sont fraîchement signés, mais l’alliance a quitté mon doigt depuis longtemps. Je n’étais pas amoureux d’Enora, mon ex-femme, là n’est pas le problème. A cet instant de ma vie, je suis surtout écœuré du mariage. « Ca fait longtemps que tu joues les animaux de compagnie ? » Ou de cirque, j’avoue avoir hésité entre les deux termes. Jolie petite parure sur pattes qu’on arbore fièrement lors de ce genre de soirée et à qui on fait faire quelques tours sur scène pour distraire la galerie. Je jette un coup d’œil du côté de l’époux de ma cousine. Je ne sais pas pourquoi il ne m’inspire que de l’antipathie. Peut-être son simple statut de mari.
Elle non plus en réalité. Rosalie avait une bien trop grande mémoire pour son propre bien, même les détails les plus infimes lui restaient aussi vifs que comme s’ils étaient arrivés la veille. Parfois, aimerait-elle un peu de tranquillité, s’oublier par moment et oublier ces faits qui lui compressaient la cage thoracique. Et Jamie faisait partie de ces faits, bien malgré elle. Attention, cela ne l’empêchait nullement de dormir la nuit, la culpabilité était un concept obscur qu’elle associait bien volontiers aux êtres fragiles. Alors, elle faisait en sorte d’échapper aux affres de sa conscience qui aimait à se manifester de temps en temps, heureusement pas assez souvent pour qu’elle succombe aux remords de ses actions passés. A quoi bon de toute manière, elles étaient faites et révolues, rien de ce que l’on pouvait dire maintenant ne changerait cela alors ne valait-il pas mieux trouver satisfaction dans ce que l’on pouvait avoir ? La dénommée Roxanne sentant les orages assombrirent la bonne humeur ambiante, proposa à Warren de s’éloigner, ce dernier offrit un regard interrogateur à son épouse auquel elle répondit par un sourire qui se voulait rassurant. Captant la bienveillance qu’il recherchait dans les prunelles de Rosalie, Warren parut satisfait et il suivit ainsi Roxanne sur un dernier sourire. Les cousins purent ainsi être seuls et les festivités étaient lancées, d’ailleurs, Jamie ne se fit pas prié pour allumer les feux d’artifice. Son regard se posa sur cette bague offerte par Warren il y a quelques années, un sourire attendri bien malgré elle, s’il y avait bien une personne pour la mettre dans cet état, c’était Warren. « Je te remercie, Warren est un homme de goût » rétorqua-t-elle avec ce sourire qui faisait écho au cynisme de son cousin. Elle n’entra nullement dans son jeu, qu’il réitéra pourtant par la suite, eh bien, s’il était si prompt à débuter par le plat principal, elle ne pouvait que calquer son comportement. « Serait-ce ton statut de divorcé qui te rend si désabusé cher cousin ? » Son sourire était toujours de la partie, de même que ce ton sarcastique, caractéristique des joutes verbales auxquelles elle aimait participer. Les rumeurs allaient bon train dans la haute et elle était déjà au courant de l’arrivée de son cousin dès que le pied de celui-ci avait foulé le sol de Brisbane. Elle n’avait eu qu’à se pencher sur les derniers cancans pour en apprendre plus sur le nouveau venu, retenant chaque information qui lui parvenait, sans y accorder de réel crédit, la réalité était souvent à mille lieues de ce qui se disait. « D’ailleurs, il ne me semble pas qu’Oliver était si…virulent –elle était certaine qu’elle aurait pu mieux faire dans le choix de ses qualificatifs, mais Jamie saurait s’en accommoder- dois-je comprendre que prendre sa place ne t’a pas été aussi bénéfique que tu l’aurais cru ? » Elle trempa ses lèvres dans cette coupe offerte précédemment par son mari, ses prunelles toisant ouvertement celles de Jamie. Bon nombre d’années étaient passées et sa réaction serait une bonne opportunité pour la française de savoir où il en était. « Avec tout ça j’en oublie les règles de politesse, bienvenue à Brisbane cousin, j’espère que tu t’y plairas »
« Tu es déjà au courant, hein. » Bien sûr. Tout le monde l'est. Comme tout le monde connaît mieux que moi le nombre de lits qui ont été explorés par mon ex-femme sans moi. Bien sûr que je m'en doute. Je n'ai pas de nom, pas d'idée de l'ampleur de la trahison, mais je sais. Je ne tiens simplement pas à rendre cela plus réel que ça ne l'est déjà. Dans le fond, ça ne m'atteint pas plus que ça, si ce n'est dans ma fierté. Je me demande sous quel angle l'histoire est la plus connue ; Keynes est célibataire, Keynes est divorcé ou Keynes est cocu. Ce ne sont que des subtilités de langage, et pourtant, cela a son importance. « Je... » Je lâche un long soupir. Evoquer Oliver me fend toujours le coeur. Non, il n'était pas virulent. Il était calme et posé quoi qu'on lui fasse, quoi qu'on lui dise. Impassible. Contrairement à moi. J'ai toujours été du genre volcanique, et j'ai étouffé cette nature pendant quinze ans. Prendre la place de mon frère m'a permis d'être un peu mieux toléré par mes parents. Mais cela n'a jamais vraiment changé quoi que ce soit. Si je l'ai ainsi maintenu en vie, c'était surtout pour moi. Pour ne pas être seul. C'est tout ce que cela a eu de bénéfique. « Ca l'était, dans un sens. » Et dans l'autre, prendre sa place était purement destructeur. Autodestructeur. Ca a toujours été plus que de simplement vouloir prendre sa place. Bien plus. C'était plus profond que ça, plus étrange que ça, plus malsain que ça. J'ai cousu sa peau sur la mienne pendant des années, porté son visage tous les jours, j'ai pensé comme lui, écouté sa voix qui me dictait mes paroles, mes actes. Mon esprit était un vaste champ de bataille. Aujourd'hui, je m'efforce de faire la paix avec moi-même, et reconstituer ces ruines supposées formées la personne que je suis vraiment et que je me suis donné tant de mal à détruire pour que l'autre, l'hôte, puisse survivre. « Et puis, j'ai compris que c'était lui ou moi. » Ca a toujours été lui ou moi. Il m'avait choisi, je l'avais choisi. Nous nous sommes protégés l'un l'autre jusqu'à ce que cela nous consume complètement tous les deux, et que personne n'y gagne quoi que ce soit. Il est mort, je me suis perdu. En acceptant de continuer sur le cap donné depuis son décès, j'allais simplement finir par disparaître à mon tour. Il était nécessaire que tout ceci cesse. Sinon, ni l'un ni l'autre n'allions survivre. Les parois de mon crâne sont toujours tapissées d’innombrables cicatrices, de l'intérieur. Un patchwork de petits bouts de ce qui semble être Jamie. Tout ceci est encore si frais que j'en suis encore à me demander si mes pensées sont les miennes et non les siennes. Je soupire de nouveau. Tout ce que j'espère, c'est que Brisane saura me donner la nouvelle chance que je cherche. Recommencer à zéro. « Merci. » je réponds en haussant les épaules. « Je te pensais aux Etats-Unis, en train d'essayer de percer dans la musique. » Elle en parlait souvent, lorsque nous étions jeunes, de ce voyage qu'elle ferait et dont elle sortirait célèbre. On dirait que tout ne s'est pas vraiment passé selon le plan. « Je t'avoue que je n'ai pas trop suivi ton parcours depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. » Ou plutôt, la dernière fois qu'elle m'a fait comprendre que je n'étais qu'un cinglé moins que rien. Moins j'entendais parler d'elle, mieux je me portais. D'ailleurs, je préférais faire comme si elle n'existait pas et n'avait jamais existé. Peu après son départ, j'ai coupé les ponts avec cette partie de la famille de ma mère, comme je souhaitais le faire depuis longtemps. « Et non, il ne m'intéresse pas, pour être honnête. » j'ajoute avant que Rosalie n'ouvre la bouche pour m'en faire le récit en long et en large. A mes yeux, nous n'avons rien à nous dire. Mon regard cherche Roxanne et Warren. Il ne se sont pas tant éloignés que ça et nous observent de temps en temps. « Est-ce qu'on ne peut pas se contenter de se faire un gros câlin de cousins ravis de se revoir, pour la forme, et se dire bonsoir ? » Parce que je ne compte pas m'éterniser en sa présence.
Si elle était déjà au courant ? Assurément, d’ailleurs son expression faciale en disait long sur l’évidence de ce fait. Les informations courraient dans les hautes sphères si bien qu’il lui avait fallu un moment pour s’en accommoder. Elle trouvait d’ailleurs les australiens beaucoup plus bavards que ne pouvaient l’être les américains ou bien serait-ce plus adéquat de réduire australiens aux habitants de Brisbane, ce qui s’expliquait certainement par l’aspect limité de cette ville, comparé à New-York, il s’agissait tout au plus d’un village. Elle eut l’occasion de se rendre compte de l’efficacité des cancans lorsqu’on pût commenter ses fréquentations américaines alors qu’elle découvrait à peine l’identité de son interlocuteur. En somme, il valait mieux rester sur ses gardes, ce qui expliquait ce contrôle presqu’obsessionnel qu’elle exerce sur sa personne, ainsi que sur son entourage d’ailleurs. Jamie évoqua ensuite ses ressentis d’avoir été dans la peau d’Oliver pendant aussi longtemps, quinze ans si sa mémoire était exacte et elle dut batailler pour retenir son soupir d’agacement ou de mépris ou un savant mélange des deux. Elle peinait à croire qu’il lui avait fallu plus d’une décennie pour arriver à cette conclusion que tout un chacun aurait compris immédiatement. Elle en savait assez sur les relations complexes entre Jamie et ses parents pour savoir que l’idée était loin d’être brillante, ce qu’elle lui avait d’ailleurs dit à l’époque, à sa manière de l’époque à savoir en occultant toute once de tact. Ce qui expliquait d’ailleurs qu’aujourd’hui, elle préférait garder le silence sur le fond de sa pensée, son cousin pouvait être d’une hypersensibilité menstruelle lorsqu’il s’en donnait les moyens, aussi elle se contenta d’un « je vois » qui était entre un ‘je suis toute ouïe’ et ‘je n’ai aucun avis sur la question’. Elle n’avait nullement le désir de se lancer dans une énième discussion où chacun brandirait son arme pour une raison ô combien ridicule. A sa grande surprise, la conversation s’aventura sur son rêve d’antan, rêve s’étant écrasé à peine avait-elle eu le temps de l’effleurer. Elle se refusait à tout souvenir négatif, préférant de loin se concentrer sur cet intérêt soudain de son cousin pour sa vie. Elle entrevoyait là une possibilité d’enterrer la hache de guerre, espoir qui fut aussitôt balayé et elle se fit la remarque qu’aucun retour en arrière n’était possible, quel dommage, cela lui aurait arraché une larme si elle avait pensé à utiliser son mascara waterproof plutôt que le classique. « En voilà donc une surprise » railla-t-elle sur un demi-sourire ironique tandis qu’elle trempait à nouveau ses lèvres dans son verre, ce champagne était véritablement de bonne qualité. L’alcool eut l’effet escompté, et elle put aller au-delà de cet imbroglio émotionnel qu’elle était supposée ressentir, le bal masqué put ainsi reprendre. Elle posa sa main sur le bras de son cousin en signe de fraternité, consciente des regards posés sur eux, qu’ils furent ou non imaginaires, lui offrant un sourire éclatant d’hypocrisie. « Je suis ravie de t’avoir retrouvé ici cher cousin, je suis certaine que nous allons passer de bons moments ensemble » les retrouvailles, les films les peignaient comme émouvants et faits d’effervescence, à croire que les deux parents se refusaient à suivre le chemin classique. « Warren voudra certainement t’inviter à dîner à la maison, je compte sur toi pour nous dispenser d’une soirée d’intenses émotions » et elle retira sa main, un instant de plus et elle aurait sombré dans les affres du bonheur de revoir Jamie. « Allons donc les rejoindre que chacun puisse poursuivre sa soirée » Elle n’attendit pas de réponse de sa part qu’elle se dirigeait déjà vers son mari dont l’absence à ses côtés commençaient à se faire ressentir.