Il n’avait rien compris à ce qu’on lui demandait. Lawrence adorait son restaurant et l’idée qu’une équipe de tournage y mette les pieds pour procéder à une série de castings le dépassait. C’était ridicule de leur laisser ainsi l’espace mais il avait obtempéré contre une large rémunération et la promesse que son restaurant apparaîtrait et serait mentionné dans le film. C’était une production locale mais de la publicité gratuite restait de la publicité gratuite ! Cela faisait près de deux heures qu’ils avaient fini et le personnel du tournage s’activait à tout ranger. Sur les côtés certains acteurs qui étaient venus pour donner la réplique aux jeunes mis à l’épreuve discutaient entre eux. Lawrence leur avait servi quelques breuvages et avait même sympathisé avec un jeune acteur qui commençait dans le métier et craignait le succès. Au vu de la petite production que c’était, Lawrence se demandait s’il y avait la moindre chance que ce gars perce réellement avec ce genre de film. Mais le monde était plein de surprises et il ne fallait jamais se fier aux apparences. C’était exactement ce qu’il s’apprêtait à dire à une jeune fille qui traînait près de ce qui avait été les « coulisses » toute la journée. La cuisine totalement aménagée en vestiaire abritait les acteurs qui souhaitaient se changer, tandis que le grand hall devant les commodités servait de coulisses. Là-bas se tenait une jeune fille qui semblait être plus que dépitée par sa prestation devant les caméras. Lawrence ne l’avait pas vue performer mais il sentait que cela avait dû être difficile, elle avait l’air d’être très très fatiguée. « Un ratage n’équivaut pas à la fin du monde. » dit-il en souriant aimablement. Elle leva les yeux sur lui et avant qu’elle ne puisse parler, son téléphone se mit à sonner et il prit ses distances pour lui laisser de l’espace et de l’intimité. Bien qu’il essayait de ne pas écouter, il ne pouvait s’empêcher d’entendre qu’elle menait une discussion très agitée avec son interlocuteur. C’était de l’italien, il n’avait aucune difficulté à reconnaître la langue. Après tout, il était un littéraire et de nombreuses œuvres romantiques étaient écrites en italien. Il ne comprenait rien à ce qui se disait ceci dit. Quand elle eut fini sa dispute, elle se retrouva près de lui et gentiment il ne put s’empêcher de demander « Tutto bene ? » Ce n’était probablement pas correct mais il avait envie de faire un effort. « Oh je ne parle pas italien » s’exclama-t-il alors qu’elle lui répondit dans cette langue magnifique à entendre mais bien trop éloignée des racines germaniques pour être compréhensible pour lui.
Une catastrophe. Voilà ce qu’était sa vie au quotidien. Et aujourd’hui ne dérogeait bien entendu pas à la règle. Après son échec précédent à un casting, c’est un peu à reculons qu’elle avait envoyé sa candidature pour celui-ci. Mais on lui avait répondu, comme souvent. Ses photos étaient professionnelles et elle se savait plutôt jolie. Le plus dur n’était jamais la pré-sélection, mais bien l’épreuve du casting face caméra. Pourtant, pour une fois elle avait bien dormi, une vraie nuit reposante et ce matin, elle avait réussi à manger un vrai petit-déjeuner préparé avec amour par Alessio. Puis il était parti en lui criant un au revoir depuis la porte d’entrée, pas un bisous, un câlin, un mot d’encouragement, rien du tout. Et elle s’était mise à stresser, contrariée par ce détail ridicule. Il n’y avait pas pensé voilà tout, il avait oublié. Depuis son téléphone, elle lui avait envoyé un message pour lui souhaiter une bonne journée, auquel il n’avait pas répondu ne faisant qu’augmenter son anxiété. Elle avait fini par se rendre sur le lieu du casting, un restaurant assez chic devenu bien trop cher pour elle et situé non loin de son appartement. Elle essayait de chasser les mauvaises ondes qui s’emparaient d’elle, mais ne put s’empêcher de renvoyer un message à son fiancé pour lui rappeler qu’elle passait une audition aujourd’hui et qu’elle aurait aimé avoir son soutien. Une fois de plus, elle ne reçut aucune réponse. Elle passait parmi les dernières et heureusement, les producteurs l’avaient fait venir une heure avant son heure de passage, peu de temps à attendre donc. Elle avait profité de ce moment pour se repasser son texte en boucle. Mais au moment d’y aller, prête à tout donner elle avait lamentablement échoué, la tête tournée vers ses tracas et pas sur ce qui se passait à l’instant même. Et maintenant que son heure était passée, elle avait envie de creuser un trou et de s’y terrer. Elle était restée au restaurant le temps que tout le monde s’en aille avec l’espoir de peut-être obtenir une seconde chance, même si au fond elle savait que ce ne serait pas possible lorsqu’un homme s’approcha d’elle et tenta de la dérider un peu. Son téléphone se mit à sonner et elle n’eut pas le temps de lui répondre. Elle finit par revenir près de lui après avoir raccroché au nez d’Alessio qui n’avait pas comprit qu’elle avait besoin de soutien à ce moment là. Surprise de l’entendre parler sa langue, elle lui répondit tout naturellement dans la même lancée. Mais il ne parlait pas italien et elle dut répéter ce qu’elle venait de dire en anglais. « Oh c’est pas la grande forme, mais je suppose qu’il y a pire... » Elle laissa échapper un long soupir. « Vous étiez dans le jury ? » Elle ne se souvenait pas l’y avoir vu, mais faute au stress peut-être l’avait-elle loupé. A moins qu’il n’ait lui aussi passé le casting et dans ce cas il devait l’avoir loupé pour chercher ainsi quelqu’un avec qui partager sa peine.
Lawrence n'avait pas pour habitude de discuter librement avec des gens qu'il ne connaissait pas. Il passait son temps à éviter le monde qui l'entourait. Sa nature de riche, son ancien statut social, l'avait préparé à être un homme avenant. Et sa chute lui avait appris tout le contraire: se méfier des autres était désormais une sorte de loi tacite. Pourtant, il était quelqu'un de très stable et fiable. Son amitié était on ne peut plus appréciée. Cependant elle était très rarement accordée pour les raisons précitées. Lorsqu'il s'approchait de quelqu'un comme il venait de le faire, c'était toujours parce qu'il sentait qu'il aurait pu être utile. Ses intérêts égoïstes passaient souvent au second plan. C'est pourquoi il rit presque d'entendre l'inconnue lui demander s'il était du jury. "Jury? De... ça?" dit-il en regardant son restaurant vide à l'endroit où se trouvait quelques heures avant trois personnes qui regardaient la graine hollywoodienne donner le meilleur de soi. Il rit pour de bon avant d'ajouter "Certainement pas! C'est mon restaurant." Il souriait aimablement avant de regarder le visage décomposé de la jeune fille. Il ne pourrait effectivement rien faire pour elle et pour son casting raté. "Je ne peux pas vous aider pour réussir l'épreuve que vous avez passée mais je peux quand même vous proposer mon sandwich maison, c'est une tuerie!" Il lui fit un clin d'oeil en lui indiquant la cuisine du menton. "Ca vous tente? Vous avez l'air d'être au bord du coma diabétique... ou un truc comme ça qui implique une basse glycémie." Lawrence était déchu de son rang mais il avait gardé quelque chose que personne n'avait pu lui enlever: son grand coeur.
La jeune femme n’avait pas forcément l’habitude qu’on fasse attention à elle de la sorte, la plupart du temps, on l’enfonçait, on se moquait d’elle ou au mieux on ne faisait pas attention, mais aujourd’hui et pour la deuxième fois, un inconnu venait s’assurer qu’elle aille bien. Elle lui offrit un petit sourire timide. Le fait qu’il ne l’ait peut-être pas vu se ramasser lamentablement la réconfortait un peu. Au moins, elle évitait des regards de pitié comme avait pu lui lancer l’acteur qui lui avait donné la réplique. Elle ne supportait pas qu’on la considère de la sorte. Oui elle avait raté, tant pis pour elle, pas la peine de venir lui rappeler combien elle avait été ridicule. L’homme face à elle semblait tout aussi dépassé qu’elle par les événements, d’une autre manière, mais elle cru deviner qu’il n’était pas fan de ce genre de choses. Son restaurant devait être son bijou et accueillir des gens richissimes payés pour descendre de pauvres comédiens ne rêvant que de gloire, oui… Ca ne collait pas forcément. Mais il avait dû accepter pour une bonne raison malgré tout. L’argent peut-être, elle s’en fichait un peu en fait, elle n’était pas là pour juger qui que ce soit. « Au moins vous m’avez pas vu me ridiculiser c’est le principal... » Un petit rire lui échappa. Il était vraiment gentil de lui proposer tout ça et elle n’était pas certaine de pouvoir accepter, elle n’avait pas vraiment les moyens de se payer ce ne serait qu’un sandwich dans un endroit pareil, jeter un œil au menu tout à l’heure avait manqué de l’étranger alors... Elle porta ses doigts à sa bouche, comme il lui arrivait de le faire lorsqu’elle était gênée. « Oh c’est gentil mais je... » Il ne semblait pas vraiment l’écouter puisqu’il était déjà parti en direction des cuisines aussi le suivit-elle au petit trot. « J’ai mauvaise mine à ce point ? » Elle plaisantait et pour la première fois depuis la fin des auditions, un vrai rire franchit ses lèvres. « C’est vraiment gentil de votre part, je suis sûre qu’il doit être excellent ! Vu la tête de votre restaurant ! » Si elle avait eu les moyens et l’appétit nécessaire, elle serait volontiers venue manger ici. Tout faisait envie, même dans le capharnaüm où il se trouvait à présent. Et puis la carte malgré ses prix paraissait remplie de bonne chose. Son estomac finit par la convaincre d’accepter le repas qu’on lui proposait. Elle avait faim, elle s’en rendait compte maintenant.
Peut-être était-ce de l'ennui ou peut-être s'agissait-il d'un réel investissement dans le bien être d'autrui. Au fond du compte cela n'avait pas la moindre importance. Tout ce que Lawrence retenait c'était qu'il avait en face de lui une jeune fille qui allait mal. Peut-être pas réellement mal mais suffisamment "pas bien" que pour avoir besoin d'un peu de réconfort. Et soit il l'aidait elle un peu soit il commençait à remettre son restaurant en place. Il était tout à fait capable de le faire et si son regard n'avait pas été captivé par la demoiselle "en détresse" psychologique, c'était exactement ce qu'il s'apprêtait à faire. Pourtant le contrat de location prévoyait clairement que le local serait remis en place, nettoyé etc comme si personne n'y avait mis les pieds. Mais rester sur place dans le chantier, ce n'était pas dans sa nature. L'héritier avait bien changé et avait même pris légèrement goût aux valeurs du travail. "Je suis certain que vous n'étiez pas ridicule." Il arque un sourcil, la regarde plus attentivement avant de demander "On pourrait se tutoyer non? Je sais bien que je suis probablement beaucoup plus âgé que toi mais ça ne me dérange pas personnellement." Il lui donnait 22 ou 23 ans. Bref dix années de moins que lui. Il chassa la pensée du Lawrence à cet âge là. C'était bien loin tout ça. Le jeune garçon avait laissé la place à l'homme mur.
Elle refusait mais il ne voulait pas accepter qu'elle refuse. Il prit les devants et partit dans la cuisine pour préparer ce sandwich dont il était l'inventeur. "On ne discute pas, j'ai besoin d'un avis sincère en plus, j'espère que je ne vais pas me rétamer à mon tour." Il essayait de la mettre à l'aise car de toute évidence, elle semblait assez...perturbée. "Pas du tout, j'ai juste envie de tester ma marchandise sur vous." Il força un sourire gigantesque sur son visage pour bien marquer que c'était de l'humour et surtout pour la forcer elle à se dérider un peu plus. Il venait de la vouvoyer à nouveau, c'était inconscient. "Ne me flatte pas avant de goûter, il faut se méfier des apparences jeune fille!" Il s'affairait en cuisine en sortant des sauces spéciales, tartinait le pain et finit par déposer quelques épices avant de tendre le sandwich à la demoiselle.
« C’est parce que vous ne m’avez pas vu ! » Elle ne se faisait aucune illusion sur sa prestation. Elle savait reconnaître lorsqu’elle s’était foiré et lorsqu’elle réussissait aussi. D’ailleurs ces fois là, on l’avait rappelée pour lui confirmer le rôle. Et cette fois-ci n’en faisait pas partie. Elle fit une petite grimace en l’entendant dire qu’il était beaucoup plus vieux qu’elle. Certes, elle ne faisait pas vraiment ses vingt-six ans, mais elle ne lui donnait pas beaucoup plus que trente ans non plus. « Ca me va parfaitement, mais j’ai pas vraiment l’impression que tu sois si vieux que ça. » Ou alors tous les deux se basaient sur l’apparence de leur interlocuteur et dans ce cas effectivement il pouvait y avoir confusion. Elle lui était reconnaissante de lui permettre d’oublier un peu son échec pour le moment, songer à autre chose faisait du bien et peut-être que placer d’autres souvenirs dans ce restaurant lui permettrait de ne pas en garder une trop mauvaise image. En passant devant, ce ne sera peut-être pas une crampe au ventre qui la prendra, mais l’envie d’aller manger ce sandwich qu’il allait lui préparer. Qu’il était bien déterminé à lui préparer d’ailleurs. Elle s’appuya contre un plan de travail en le regardant faire. Il prenait plaisir à cuisiner, elle le voyait dans la relaxation de son visage, c’était infime, mais elle aimait remarquer ce genre de détails. Elle en profita pour l’observer, il avait un visage singulier, marqué par des épreuves de la vie qu’elle devinait ne pas avoir été facile tout les jours. Elle aimait ce genre de visages, pas forcément beau tel qu’on le conçoit de nos jours, mais d’où émane une force, du vécu. « Je dois mettre une note à la fin c’est ça ? » Tant qu’à faire autant essayer de se prendre à son jeu, même si elle n’avait plus l’habitude de plaisanter ainsi avec des inconnus, elle avait perdu tant de sa spontanéité trop vite, s’en était désolant. Il avait employé le vous à nouveau malgré son injonction à changer de formule, mais elle tâcha de ne pas le souligner, elle même se refrénait à l’employer. Ses yeux se plissèrent imitant le soupçon. « Et qui me dis que vous n’avez pas ordre de m’éliminer parce que une aussi piètre actrice, ça ne se garde pas en vie ? » Malgré un petit rire et l’humour évident qu’elle laissait transparaître, les sentiments profonds de la jeune italienne s’échappaient inconsciemment dans sa phrase, elle n’avait pas tenté de mettre fin à ses jours pour rien et souvent, surtout après ce genre d’échec, elle se questionnait sur ce qui l’empêchait de recommencer. Heureusement, elle n’y pensait pas à l’instant présent tant ce qu’il lui préparait semblait bon. D’un geste hésitant, elle attrapa ce qu’il lui tendait avant de le porter à sa bouche. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise et tout en finissant sa bouchée, son visage se tordit de dégoût. « Pouaah… C’est vraiment trop bon!! » Ses yeux brillèrent d’excitation et elle laissa l’émotion qui l’avait prise à la base lui monter au visage tout en riant de ses « talents » d’actrice. C’était maintenant certain, quand elle passerait devant, elle ne penserait plus à ce fichu casting mais à ces deux bouts de pains superposés. « Y a quoi exactement dedans ? A moins que ce ne soit confidentiel ! » Elle posa son doigt sur sa bouche en mode secret défense avant de reprendre une bouchée, le sourire aux lèvres.
Il sourit et se demanda si la jeune fille se fustigeait à tort ou à raison. Il savait très bien que lorsqu'il était dans le mauvais lui-même, il en était conscient. Mais certaines personnes avaient tendance à se démolir elles-mêmes uniquement parce qu'elles en avaient pris l'habitude. "A ta place je ne serais pas trop dur avec moi-même. Ce n'est pas toujours catastrophique, je me trompe?" Il se demanda s'il ne venait pas de mettre les pieds dans le plat. Après tout, les acteurs, les jeunes surtout... passaient de soap en soap, de film en film sans rien décrocher pendant longtemps. Et parfois ils ne perçaient jamais. Et si elle n'avait pas 22 mais 28 ans?! et si elle était au chômage depuis 10 ans? D'ailleurs en parlant d'âge, il était très curieux de savoir celui de son interlocutrice et bien que cela ne se faisait pas, profita du fait qu'ils en parlaient pour le lui demander. "Vraiment? Tu m'en donnes combien? Moi... je t'en mets 22. Je suis dans le bon?" Voilà, il avait réussi à tourner ça de manière polie. Demander l'âge d'une femme ne se faisait pas mais là, il essayait de sympathiser. Il espérait juste qu'elle n'ait pas 17 ans... Quoique les mineures aiment souvent bien qu'on les pense plus matures qu'elles ne sont.
Il continuait à préparer le sandwich quand elle fit une sorte de référence à une émission culinaire. C'était ce qu'il pensait car il ne regardait jamais ce genre de choses. Il n'était pas du tout télé, mis à part des rediffusions d'opéra ou de documentaire littéraire ou autre biotopic voire dossier nature, il évitait d'ouvrir la petite lucarne de son salon. "Noter? Oh non, ne me note pas! Je ne veux pas échouer." Il étala de nouveau un grand sourire sur son visage avant de se souvenir qu'au tout début de son restaurant on lui avait proposé de participer à une téléréalité sur des restaurants fraîchement ouverts. Il avait évidemment refusé. Cela lui aurait fait une bonne publicité mais il n'était pas près à soumettre son établissement à la critique aussi vite .Et il avait surtout très peur des feux de la rampe, son traumatisme étant toujours présent.
Lorsqu'elle parla d'un possible empoisonnement, il rit sans rien répondre et lui tendit juste le sandwich. Il ne la quittait pas des yeux. Pas pour la contraindre à apprécier le met mais parce qu'elle l'intriguait un peu. Elle semblait si douce et fragile et pourtant... elle dégageait quelque chose de très sinistre. Comme si elle était désabusée par la vie. Elle sembla ravie un instant pas le plat avant de changer d'expression du tout au tout et il regarda affolé son plan de travail. Avait-il mélangé les ingrédients? Mais elle le rassura en riant et en le complimentant. "C'est très fourbe de me faire croire que c'était mauvais. Dommage que ce n'était pas ça ton épreuve de casting, tu aurais eu le premier rôle!" Il lui fit un clin d'oeil amical avant de l'interroger plus en avant "Tu fais ça depuis longtemps? Pourquoi le cinéma?"
Elena n’avait aucune confiance en elle au niveau de son jeu d’actrice. Elle se trouvait fade, sans intérêt et cela la desservait chaque fois qu’elle devait passer devant un jury. Le problème étant qu’elle ne s’en rendait pas compte et ne désirait pas vraiment changer. Elle haussa les épaules. Il était gentil, mais elle n’avait pas trop envie de débattre avec lui pour savoir si oui ou non elle avait raison de s’enfoncer. Si elle s’était un peu renfermée à ce moment là, elle ne put s’empêcher de sourire en voyant qu’il la pensait plus jeune que ce qu’elle n’était. La vexation n’était pas le bon chemin à prendre, elle en était bien consciente, d’autant qu’il n’était pas le premier à la prendre pour plus jeune. On lui demandait toujours sa carte d’identité pour acheter de l’alcool et à un casting, on l’avait sélectionnée parmi des midinettes de seize ans, ce n’était pas tout à fait dévalorisant. « Je sais pas, trente ans pas plus ? Et presque, mais j’en ai trois de plus ! » Elle se rendit compte de sa bêtise et se rattrapa aussitôt. « Et non en fait ! Même pas, j’ai fêté mon anniversaire la semaine dernière, donc j’ai vingt-six ans. » Bravo Elena, belle déduction ! Elle se rapprochait tout doucement de la trentaine, au fond ça ne changeait rien, sa vie d’années en années restait aussi pourrie. En quoi le fait de vieillir arrangerait-il les choses ? Il semblait avoir une grande peur de l’échec et aussi différents puissent-il être, ça leur faisait un point en commun. « Effectivement c’est le risque et je suis pas là pour juger qui que ce soit. » Toute sa vie elle avait subit ce genre de pressions, avoir de bonnes notes à l’école, être bien placée dans le classement et encore aujourd’hui, réussir à être sélectionnée pour la suite des auditions. L’idée de passer dans le rôle du bourreau ne lui plaisait pas. Elle fut prise d’un petit fou rire en voyant sa réaction lorsqu’elle feinta le dégoût. « Vous pourriez peut-être aller les voir et les convaincre de rajouter une scène juste pour moi ? » Si seulement elle avait été dans le même état de décontraction lors de son passage, peut-être serait-elle sortie en meilleure position. Mais elle n’aurait certainement pas eu l’occasion de goûter ce fabuleux sandwich qu’elle prenait le temps de manger, avec le stress elle ne voulait pas tout ressortir aussitôt, au fond c’était un mal pour un bien ! « Non pas vraiment, ça fait deux, trois ans. Et franchement je sais pas trop pourquoi. Histoire de faire quelque chose sûrement. » Elle aurait pu reprendre ses études de journalisme, mais ça demandait trop d’effort. Et la peur de réussir pour couler à nouveau la forçait à choisir une voie qui peut-être ne lui convenait pas tout à fait. « Mais je donne des cours de patinage à côté ! » Histoire de signifier qu’elle n’était pas glandeuse professionnelle non plus, un peu galérienne c’est tout. « Ca fait longtemps que le restaurant est ouvert ? » Elle était curieuse de savoir comment on réussissait à monter un business pareil et surtout quelque chose de fiable dans cette période économique douteuse.
Trente ans? Il était aux anges et s'esclaffa avec plaisir. "Oh je suis tout de même un peu plus âgé que cela, mais mes jeunes années me manquent, cela fait plaisir d'entendre ça." Tout en ajoutant un peu de sauce dans le sandwich, il répondit "J'en ai 34." Il n'y avait pas une si grande différence entre 30 et 34 mais physiquement il était conscient qu'il finirait pas prendre des rides. Et cela ne le ravissait guère. Elle-même semblait ne pas trop tenir le compte exacte des années. Il la regarda sans croire réellement qu'elle put avoir 26 ans. Elle se gardait bien. "Eh bien, j'en connais un qui doit être très chanceux d'avoir une si ravissante demoiselle à ses côtés." Lawrence faisait rarement dans la pure flatterie. S'il complimentait, il le pensait. et d'habitude il s'abstenait tout simplement. Il trouvait que le compliment désservait les gens.
Ils bavaradaient gentiment et il sentait qu'il commençait à réussir ce qu'il s'était donné comme objectif. Elle se détendait réellement. Souriant, il secoua la tête. "Oh non, s'ils vous ont refusée, ce sont de grands idiots, il vaut mieux tenter votre chance auprès de gens qui vous estimeront à votre juste valeur. Ca ne sert à rien de vous obstiner quelque part où ça a merdé." C'était son propre modèle. Il avait raté aux States, malgré lui, sans qu'il y soit pour rien. Et au lieu de s'acharner là-bas, il avait trouvé un endroit pour repartir à zéro.
Elle lui parla de son métier et aussi du patinage. Il la voyait très bien glisser sur la glace. Ca semblait être bien plus fait pour elle que le monde cruel du cinéma. Il se demandait pourquoi elle ne se contentait pas de ça. Qu'est-ce qui l'attirait en tant qu'actrice? Mais il connaissait une autre actrice, une à laquelle il ne voulait penser. Elle, elle avait l'étoffe pour. Mais elle, elle semblait de roc. Tandis que son interlocutrice avait l'air plus... fragile, plus douce. "Comment t'appelles-tu au fait?" Bam, enfin il la tutoyait à nouveau. Il passait du "tu" au "vous" toutes les dix secondes. Elle l'interrogea à son tour et il réfléchit. Il travaillait ici depuis un moment mais le restaurant était devenu l'Ophélie depuis... "2010 de pense. J'ai acheté l'endroit en 2010." Il sourit. Il ne voulait pas s'étendre sur le sujet et l'ennuyer. "Ca fait du bien de faire quelque chose qu'on aime. De base, je suis diplômé en littérature, tu vois la cuisine etc ce n'était pas vraiment ce que je pensais faire dans la vie." C'était une sorte de clin d'oeil pour lui dire qu'elle pouvait se réorienter si ce qu'elle avait choisi n'était plus ce qui lui convenait.
Elle n’avait pas encore trente ans, mais elle ne voyait pas de grande différence entre quelques années de plus ou de moins. Peut-être parce qu’elle n’y était pas confrontée et que de toutes façons, elle faisait jeune. « Oh ça va, j’étais pas loin quand même ! C’est pas vieux trente quatre ! » Elle le regarda préparer son sandwich en omettant de répondre à ce qui semblait être un compliment. Parce qu’elle ne savait quoi lui dire et qu’elle se demandait s’il avait vu sa bague de fiançailles qu’elle avait oublié d’enlever pour l’audition ou s’il la draguait. Elle n’aimait pas l’idée que ce puisse en réalité être ce qu’il avait en tête depuis le début en lui proposant de manger. Jamais elle ne voyait les gens comme calculateurs, et très souvent elle enchaînait les déceptions. La jeune femme hocha de la tête, il n’avait pas tord, s’obstiner à foncer dans un mur était inutile et douloureux, mais elle ne voyait pas quoi faire d’autre. Pourtant, elle lui donnait entièrement raison, elle aurait mieux fait de s’accrocher à quelque chose où elle réussissait plutôt que de vouloir à tout prix devenir actrice. « Oui sûrement… Après, faut savoir s’obstiner pour percer aussi non ? » On lui avait toujours dit que sans caractère, on n’allait jamais bien loin, qu’il fallait savoir être têtue pour qu’on se souvienne de toi. Combien de fois après être tombée sur la glace s’était-elle dit qu’elle préférait rester par terre ? Mais le monde du patinage qui l’avait un temps rendu heureuse à en crever n’était aujourd’hui synonyme que de mauvais souvenirs, de son père surtout et enfiler des patins ne se faisait jamais sans souffrance. Elle avala en précipitation la bouchée qu’elle venait de prendre pour répondre à sa question. Effectivement, ils ne s’étaient pas présentés. « Elena. Et vous ?… Et toi ? » Lui-même ne semblait pas savoir sur quel pied danser et il avait tendance à l’embrouiller. Donc effectivement, il avait eu le temps de développer l’endroit. Elena était admirative de ce genre de personnes qui réussissaient à créer ce genre de choses. Il en fallait de la patience et de la persévérance pour ne pas baisser les bras ! Surtout si à la base il ne pensait pas faire ce genre de choses. « En effet, c’est pas tout à fait la même chose ! » Elle avait presque fini son sandwich et son estomac lui faisait bien comprendre que c’était assez de nourriture d’un seul coup, quoi qu’il fut très bon. « Après, vu le goût de ce sandwich, je crois que c’était une bonne idée de laisser tomber les livres pour les casseroles ! » Elle lui offrit un joli sourire, lorsqu’un boum résonna dans la salle voisine. La blonde appuyée sur l’embrasure de la porte jeta un regard en arrière. L’équipe technique, très certainement involontairement, du moins, elle espérait pour eux, venait de faire tomber un cadre accroché près de la porte d’entrée. Son bienfaiteur faisait une tête de trois mètres de long. « Heu… Je crois qu’il y a un petit problème... » Il était inutile de le dire au vu du bruit, mais la jeune femme sentait qu’elle devait parler pour le faire bouger. Elle s’écarta pour le laisser passer avant de finir son repas. S’essuyant les doigts sur les cuisses, elle songea que si cela ne se réglait pas rapidement, elle allait très certainement rentrer chez elle. Ou proposer de l’aide, mais elle ne voulait pas déranger.
Lawrence avait presque envie de rire. Mais il ne le faisait pas parce qu'il savait qu'elle avait raison au fond. 34 ans ce n'était pas si vieux. Cela dépendait d'un tas de paramètres en vérité: le taux de cheveux blancs, l'état des dents et des rides, la sensualité encore présente chez l'homme en question et surtout sa mentalité. Il se contenta donc d'un sourire poli avant de la laisser continuer leur discussion et lui expliquer ce qu'elle faisait dans la vie. Il ne pouvait s'empêcher de donner quelques conseils, des conseils que lui-même n'appliquait pas assez. Il n'aurait pas dû s'acharner à repousser toutes les femmes qui avaient voulu une place dans son coeur. Mais il n'en voulait plus aucune. Il savait le mal que cela pouvait faire de se laisser aller à aimer et de tout perdre ensuite. Il avait suffisamment reçu pour une vie. Même s'il n'aurait plus jamais d'été comme celui de ses 19 ans, il ne le regretterait tout de même pas. "Il y a une différence entre l'obstination et la persévérance je crois. S'obstiner c'est négatif, c'est continuer alors que clairement on ne devrait pas. La persévérance, c'est continuer même quand on se prend un coup dans les dents... parce que l'on sait que l'on y arrivera. Tu t'obstines ou tu persévères?" Il la regardait avec attention et voulait vraiment savoir. Il voulait la voir combative et prête à démolir ceux qui lui diraient qu'elle n'en était pas capable. Mais il ne connaissait rien d'elle. Et il apprenait seulement maintenant son prénom. "Lawrence." Il tendit une main solennelle à Elena et sourit de nouveau "Toi c'est mieux que vous." Il lui adressa un clin d'oeil avant de retirer sa main et lui parla à son tour de lui. Elle le complimenta à sa manière et il fit une moue gênée, évitant de répondre. Puis des bruits se firent entendre et son visage se décomposa d'un coup. Il se leva sans réaliser qu'il devait avoir l'air d'un zombie tant l'inquiétude gravait son visage. "Merde, qu'est-ce..." Elle avait l'air mal à l'aise mais elle n'y était pour rien. "Je suis désolé, je dois aller voir ce que ces handicapés font. Ne t'en fais pas, termine ton sandwich, je reviens dans ..." Du bruit à nouveau, il ne termina pas sa phrase et s'éclipsa.
Au fond, même si sa journée ne s’était pas déroulée exactement comme elle le voulait, cette rencontre inattendue lui donnait un certain parfum. Le chef du restaurant semblait être quelqu’un de profondément gentil et ouvert sur les autres, du genre à essayer de mettre les gens à l’aise, comme il l’avait fait avec elle. Il avait réussi son coup puisqu’elle dégustait son sandwich avec ravissement. Si deux petites tranches de pain pouvaient renfermer autant de saveurs, elle aurait volontiers goûté à tous les plats de l’endroit, mais encore une fois il aurait fallut en avoir les moyens et si sa tête de jolie fille déprimée avait pu lui attirer un en-cas elle doutait fort qu’il lui laisse goûter la carte en entier sous prétexte de ses beaux yeux. Il n’avait pas tord, encore une fois et si cela faisait mal de l’admettre, elle ne pouvait s’ôter de l’esprit, que peut-être elle cherchait à tout prix à avancer dans ce chemin qui n’était pas le bon. Elle poussa un long soupir en haussant les épaules. « Je sais pas trop… C’est compliqué de savoir à quel moment il faut abandonner. Est-ce que l’on doit arrêter ou continuer à essayer ? Quand est-ce qu’on arrive au moment où il n’y a plus d’espoir ? » Après tout, la limite entre la persévérance et l’obstination était très mince et il faut beaucoup de recul pour savoir si ce que l’on fait sert à quelque chose ou pas. Et elle n’était pas certaine de devoir déjà jeter l’éponge. Peut-être qu’en faisant des efforts de présentation et de mémorisation elle finirait par y arriver ? Encore fallait-il le vouloir. Voilà la vraie question qu’il fallait poser. Mais ce n’était pas à Lawrence, tel qu’il venait de le dire, de le faire. Elle lui serra la main, ravie de faire sa connaissance. Alors qu’elle commençait à se détendre et apprécier le moment, des bruits retentirent et aussitôt le patron de restaurant refit surface, effaçant l’homme aimable qui se tenait en face d’elle peu de temps auparavant. Elle laissa échapper un petit rire face à la désignation qu’il employa et le regarda partir sans même finir sa phrase. Ayant fini son repas, elle jeta un œil à la cuisine. Le ton semblait monter dans l’entrée et la jolie blonde décida que c’était le moment de s’éclipser. Ce petit moment, cette parenthèse, avec Lawrence lui avait fait du bien. Elle finit par sortir des cuisines et observa un peu la scène. Les techniciens semblaient se confondre en excuses, promettant réparations et défraiement, mais elle lisait sur le visage de son partenaire de quelques instants que la pilule n’était pas facile à avaler. Elle s’engagea vers la sortie, lui faisant un petit geste de la main pour attirer son attention. Il sembla se détacher quelques instants des problèmes présents. « Merci encore pour le sandwich, c’était vraiment bon ! Je dois y aller. Bon courage ! » Finissant par un petit sourire, elle retrouva l’air chaud de l’extérieur. Il ne lui en voudrait pas, il avait des choses à régler et puis maintenant il avait la satisfaction de l’avoir réconfortée. Elle passa sa main dans ses cheveux, désormais plus ou moins prête à affronter le reste de sa journée.
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