Grosso modo, depuis que je suis arrivé dans cette colocation par la grâce de Dylan, je ne fais pas grand-chose de mes journées. Certes, j’ai commencé à chercher du travail, ce qui est un bon début. Mais sans succès pour le moment. J’ai de belles écoles sur mon CV, mais aucun diplôme en poche. J’ai rarement mené une année jusqu’au bout. Soit parce que je ne le voulais pas, soit parce que j’en étais incapable. Carburer aux pétards ramollit pas mal le cerveau, pas facile de mener des études à bien lorsqu’on plane toute la journée. Mes parents disaient que je suis une fille intelligente, pourtant. Constat avec lequel je ne suis pas d’accord. Je suis rusée, débrouillarde, je suis capable de me tirer de tous les pétrins imaginables, je sais tout mettre en œuvre pour avoir ce que je veux, je suis chiante, tenace, pugnace, et plutôt canon (ça aide pas mal), mais en aucun cas je n’oserais dire que mon QI dépasse celui d’un kangourou. Les gens comme moi sont meilleurs avec leurs mains (sans sous-entendu). J’aime jouer de mon violon et de mon banjo, bidouiller mon vélo ou le customiser avec encore plus de paillettes roses, faire la cuisine, et je roule des joints comme personne. Mes dix doigts ont du talent. Mais ça ne change rien à la situation. Je suis toujours la même nana paumée et détraquée que Dylan a fait dormir sur le canapé le premier soir. J’ai bien senti que l’autre colocataire, Eireen, n’a jamais été très enthousiaste à l’idée que je puisse m’imposer durablement ici. Certains n’aiment pas lorsque les fibres et les murs de la maison s’imprègnent d’une odeur d’herbes de Provence à force de former des petits aquariums de weed partout où je passe. Certains trouvent inadapté de laisser traîner ses seringues usagées par terre, entre deux douzaines de bouteilles de bière. Certains aiment le calme, le propre, l’ordre. Et Eireen en fait partie. Je pourrais très bien faire l’effort de m’adapter et de respecter un peu plus son espace vital s’il n’était pas si drôle de la pousser à bout. La guerre a commencé depuis quelques semaines maintenant, et chacun tient bien sa position. Il est petit à petit devenu assez clair que l’issue de ce duel se résume à savoir qui de nous deux restera. C’est elle ou moi. Comme tous les jours où Dylan n’est pas présente, les nuages deviennent gris sous notre toit et l’orage gronde. L’ambiance devient électrique dès qu’Eireen et moi échangeons un regard. Nous n’échapperons pas aux querelles habituelles. Cette fois, je me demande ce qui la fera tilter. Mes pieds aux chaussures encrotées sur la table basse du salon ? Ma tenue du dimanche composée uniquement d’un crop-top et qu’un boxer sans pudeur aucune ? Mon petit film d’horreur (Amityville, mon préféré) avec le son à fond les ballons ? La tasse de chocolat chaud débordante de guimauve que j’ai bien failli renverser sur le tapis à cause de ma maladresse ? Ou le joli petit joint que je roule tranquillement entre mes doigts de fée ? Je porte le papier à ma bouche et l’humidifie sur toute la longueur pour sceller le tout. Je termine de tasser le tabac avec le bout d’un de mes lacets. Puis je dégaine mon briquet et en consume délicatement le bout. La première bouffée, et de loin la meilleure, glisse dans ma gorge, agresse mon larynx et se loge dans mes poumons. Lorsqu’Eireen passe dans le salon, je lui adresse un large sourire mutin à souhait. « Coucou jolie brune ! Tu te joins à mon programme du dimanche ? » Bien sûr que non, cette nana sort d’un couvent. Je parie que seule la montagne de guimauve dans mon chocolat chaud est déjà outrageuse à ses yeux. Alors le reste… « Je trouve qu’il n’y a pas meilleur moment pour regarder un film d’horreur que le jour du seigneur. » Oh, mon Dieu, serais-ce un blasphème ? Lord, aies pitié d’elle, elle ne sait pas ce qu’elle fait.

Et hop, les hostilités sont lancées. D’un côté, c’est dommage ; si Eireen avait répondu positivement à mon invitation, ça m’aurait sûrement rabattu le caquet, et nous aurions pu enchaîner les films d’horreur toutes les deux. Sait-on jamais si cela nous aurait fait un premier point commun sur lequel discuter et s’entendre. Mais non. Non, et d’un autre côté, ça m’arrange grandement. Parce que, en effet, je ne peux pas partager le canapé avec elle, ni mon film, ni mon chocolat, ni mon pétard. Et à vrai dire, je me réjouis assez de pouvoir l’embêter encore une fois. « Eh bien, si cette gentille attention avait été vraie, j’aurais pu me vexer. » je réponds en haussant les épaules. Ca n’est pas le cas, alors je m’en fiche bien. Et puisqu’Eireen ne peut pas s’empêcher de jouer les Madame je-sais-tout, il faut forcément qu’elle rajoute une couche en ramenant sa science à propos du meilleur moment pour regarder un film d’horreur. Comme si son opinion a la moindre importance. Surtout pour sortir le même discours que n’importe qui. « Pff, classique. » Je roule des yeux et soupire bien bruyamment. Cette nana n’a décidément aucune personnalité. Elle est transparente, fade. S’il fallait la comparer à de la bouffe, Eireen serait une salade. Une bonne grosse laitue. Le truc laid, mou, sans saveur qu’on se force à manger pour perdre du poids. Ou même de la mâche. Petit, chiant à manger, toujours bourré de grains de sable pour emmerder le monde. Ouais, Eireen, c’est une botte de mâche défraichie qui traîne au fond du frigo. Sur le moment, je me dis que la jeune femme va passer son chemin. Elle va retourner à ses occupations qui sont tellement mieux que les miennes. Mais pour poursuivre son instant Sainte Nitouche, la demoiselle s’en prend à mes pompes. Et se permet de balancer la pique la plus nulle que j’ai jamais entendue. Attaquer sur l’hygiène, sérieusement ? Ce n’est pas le genre de trucs qui s’arrête après l’école primaire ? « Pardon ? Je suis désolée j’ai l’ouïe réfractaire à la psychorigidité, j’entends rien à ce que tu dis, maman. » J’attrape la télécommande et augmente un peu plus le son de télévision, faisant résonner un grand cri provenant du film dans toute la baraque. Avec un peu de chance, les voisins appelleront les flics en pensant que quelqu’un se fait massacrer chez nous. Ca, ça serait foutrement drôle. « Tu feras gaffe, avoir la bouille aussi renfrognée en permanence ça donne des rides. » dis-je avant de prendre une bonne bouffée de cannabis. « Déjà que t’es pas gâtée par la nature. »

L’absence de personnalité d’Eireen se ressent même (et surtout) dans les petites batailles que nous nous livrons au quotidien. La pauvre n’a pas la moindre répartie. Sûrement une pacifiste dont je mets les nerfs et les maigres capacités de réponse à dure épreuve. Bouhouh. Vilaine Lou. Mais comme le dit la chanson, qu’il est bon d’être méchant parfois. Surtout quand la proie est si facile à victimiser. Oh parfois, j’aimerais un peu plus de challenge. Entendre Eireen beugler un coup, taper du pied, me taper moi, et qu’on finisse à poil dans la boue pour un combat à mort. Parfois j’aimerais qu’elle pète un câble, qu’elle s’acharne, qu’elle me jette dehors, juste par curiosité. Juste pour voir ce que c’est, une Eireen en rogne, une Eireen avec du caractère. Mais j’ai comme l’impression que ça ne sera pas pour aujourd’hui, ni demain, ni jamais. C’est peine perdue. Quel ennui. Je la vois déjà claquer la porte et se barrer pour ne pas avoir affaire à moi, tout pour éviter la confrontation. Je sais qu’elle a mes quatre vérités à me dire, c’est là, sur le bout de sa petite langue rose. Mais non, elle les garde pour elle. Elle va les bouffer jusqu’à s’étouffer avec. Tant mieux pour moi, me direz vous. Je crois rêver lorsque la jeune femme s’approche de moi avec un verre de jus de fruits à la main et le dépose sur la table basse, à côté de mes godasses dégueulasses. J’arque un sourcil. C’est forcément une blague. Je sais bien que je suis la dernière des moins que rien aux yeux d’Eireen, elle ne veut pas de moi, elle me déteste, et je le lui rend bien. C’est pas avec le jus d’orange de la paix que ça changera. Pas dit que j’ai la moindre envie que la situation change d’ailleurs. Alors à peine a-t-elle posé le verre que je fais glisser mon pied jusqu’à lui et le fait tomber par terre, formant une belle flaque sur le tapis. “Eireen! J’y crois pas, ce que t’es maladroite!” dis-je en faisant mine de m’offusquer, un beau sourire machiavélique au coin des lèvres. Je lâche un gros soupir bien exagéré et secoue négativement la tête, l’air de dire que cette pauvre fille est décidément irrécupérable. “T’as plus qu’à nettoyer maintenant.” j’ajoute avec un petit air vainqueur. J’ajoute même un peu de cendres de mon joint dans les poils du tapis, histoire qu’elle ne se mette pas à frotter pour rien.

Fière de mon coup, j’affiche un petit sourire vainqueur. Allez, boniche, t’as plus qu’à ramasser ta niaiserie qui tâche le tapis. Voilà Eireen qui monte au créneau et monte enfin le ton. Si peu, mais quand même, elle m’a presque fait sursauter. J’esquisse un rictus narquois.
“Oh t’en fais pas, impossible de vous confondre, elle est loin d’être insignifiante et transparente, contrairement à toi.” je réplique avant de porter mon joint à mes lèvres avec la nonchalance d’un Jules César, mes pieds chaussés et encrottés toujours bien vissés sur la table basse. Je fourre ma main dans mon pop-corn pour en porter une belle poignée à ma bouche. J’en fous partout au passage, mais je m’en fiche bien. Je n’ai jamais fait le ménage dans cette baraque, et c’est pas demain la veille que ça sera le cas. Depuis la cuisine, Eireen peste et fulmine. Lorsqu’elle me demande ce que cela me fait de savoir que j’ai été jetée de chez moi par ma propre mère, j’hausse un sourcil. Vraiment? “Oh, Eireen, voyons, on avait dit pas les mamans!” je gueule à travers le salon avec la voix suraigüe d’une gosse qui pique une crise. Sauf que, non, ce n’est pas en tapant sur ma génitrice que la petite brune obtiendra quoi que ce soit de moi. “Comme j’te disais, elle au moins elle a du caractère.” Elle n’a pas hésité à me couper les vivres et me laisser à la rue, et même si je la déteste pour ça, je la respecte aussi énormément pour cette décision. J’ai conscience que ce n’est pas facile pour une mère d’abandonner le cas de sa propre fille unique, et elle a eu les couilles de le faire. En pressant un bouton de la télécommande, je remets le volume de la télévision à un niveau plus décent. C’est que je ne tiens pas à devenir sourde avant l’heure, j’ai encore tellement de concerts de hard rock à vivre à pleine puissance. “Ma pauvre fille, ta répartie est encore plus minable que je le pensais si tu te trouves obligée de m’attaquer sur ma mère.” je murmure en pensant qu’Eireen n’entendrait pas depuis la cuisine. Sauf que celle-ci s’est glissée derrière moi pour me vider un verre d’eau sur la tête. Vengeance. Le froid me fait pousser un petit cri au moment même où la blondasse de mon fils d’horreur se fait chopper par le psychopathe de la maison hantée -parfait timing. Mon joint est foutu, il a pris l’eau. Mon top me colle aux nichons. Ironie de la chose; seules mes pompes dégueulasses n’ont pas été touchées. “ESPÈCE DE PÉTASSE.” j’hurle en sautant sur mes pieds. Me regardant de haut en bas, je constate les dégâts. C’est que de l’eau et je miaule comme un chat jeté dans le bain, mais le pire… Le pire, c’est qu’elle a osé. Face à elle, je lui jette un regard noir tout droit sorti des enfers façon Supernatural. Je pourrais sauter par dessus le canapé pour la plaquer au sol comme un ballon de rugby et donner à sa tronche la même forme pour parfaire la ressemblance. Je pourrais lui crever les yeux et enfoncer du pop-corn bien salé dans ses orbites. Je pourrais lui arracher les ongles un à un avec les dents. “Putain de merde ! Mais tu te crois maligne, la potiche ?!” Oh ouais, bravo, elle doit être fière d’elle. Fière d’avoir déclenché la guerre. Eireen ferait mieux de ne plus fermer l’oeil de la nuit désormais, ou s’attendre à des attaques tous les jours à n’importe quel instant de la journée. Juste pour ça, elle vient de faire elle-même de sa vie un cauchemar. “Présentes des excuses, sac à merde, ou j’te jure que la prochaine chose que tu verseras, c’est des larmes de crocodile en appelant ta mère.”

Mais c’est quoi cette nana qui pense au ménage alors que je menace de lui arracher les yeux à la petite cuillère? Qu’est-ce qu’on s’en fout que la flotte nettoie le jus de fruits, les cendres et les miettes de pop-corn dans le salon? C’est vraiment tout ce qu’elle a à dire? Je serre les poings, mes ongles rongés manquant de s’enfoncer dans mes paumes. Je rêve de lui en coller une et de la cogner jusqu’à ce qu’il faille des seaux entiers d’eau sur sa tronche pour nettoyer tout le sang. Pour elle, son geste n’est qu’un juste retour des choses. Pour moi, entre un verre tombé par terre et vider de l’eau sur la tête de quelqu’un, y’a quand même une belle différence. “Tu trouves que j’ai une gueule de tapis ? T’es miro ou tu sais pas viser, abrutie?!” C’est pas possible, il faut forcément le faire exprès pour avoir un tel QI de moule. Et puis, “rouspéter”, c’est quoi ce vocabulaire, sérieux? La place d’Eireen est au couvant à n’en pas douter. Là où elle sautera sur les genoux du seigneur en chantant quelques “je vous salue Marie”. Sainte Eireen, patronne des demoiselles qui feraient mieux de s’acheter une personnalité. Son refus de s’excuser est peut-être le truc le plus crédible qu’elle ait dit jusque là. “Tu vas regretter ça.” je fulmine entre mes dents. Mes cheveux, mon nez, mon menton, toutes mes extrémités laissent tomber de petites gouttes d’eau qui s’écrasent sur le parquet du salon. Je commence à avoir froid avec ces conneries. “De toute manière Dylan se fout bien de ta gueule. Tu crois qu’elle a pas remarqué que tu penses qu’à ton amourette?” Meilleures amies, mes fesses. Les deux nanas se croisent et se parlent à peine. C’est presque triste. Si j’en avais quelque chose à faire, ça le serait en tout cas. Eireen récupère ses clés avec un dernier pathétique “va au diable” qui ne devrait pas être autorisé dans le langage des plus de vingt-cinq ans depuis la mort de Mère Thérésa. Je la suis dans la maison et m’arrête sur le pas de la porte -je ne compte pas mettre un pied dehors avec mon t-shirt trempé et en petite culotte. Mais de là, je ne me gène pas pour gueuler à pleins poumons; “Mais casses-toi, fais-moi ce plaisir! Va ouvrir les cuisses pour la face d’endive qui te sert de copain, peut-être qu’il acceptera ça comme paiement pour le loyer. Et quand il sera fatigué de baiser ton cul plat, tu pourras toujours gratter à la porte et miauler toute la nuit, t’auras de la chance si je te laisse pioncer sur le paillasson!” Autant dire, va t’en et ne daignes même pas revenir si ce n’est pas pour me supplier. Sur ce, je claque la porte, faisant trembler les murs du hall. Dents serrées, je marmonne en grimpant l’escalier pour rejoindre la salle de bains et unique et haineux ; Connasse.