Trois jours de mission avec la famille Brown eurent raison des forces qu'il me restait après tout ce qu'il s'était passé ces quinze derniers jours. Mes frères savaient que je frôlais dangereusement les limites. Ils voyaient mes traits tirés, mon regard hagard, la pâleur de mon teint... c'est à ça que sert la famille : se faire dire les quatre vérités. Ils ont pris soin de me pousser à bout pendant trois jours jusqu'à ce que je craque royalement. Pour d'autres ça peut paraître horrible de se faire traiter ainsi par sa famille, il ne faut pas oublier que nous étions tous militaires : nous avons vécu des choses déroutantes et avons flirté avec la mort plusieurs fois. Me pousser à bout était une manière de me libérer de cette rage que je contenais en moi depuis trop longtemps.

Le naufrage sur l’île paraissait insignifiant, rien de bien grave, seulement ça avait réveillé cette peur de se trouver seul et sans moyen de communication, sans échappatoire possible. Ma cellule de quelques mètres carrés s'était transformée en une petite île de milliers de kilomètres carrés, mais quand même... Finalement ce weekend avec mes frères m'avait aidé à exprimer toutes ces rancœurs que j'avais, j'ai tout déballé et après une heure ils m'ont pris dans leurs bras en me disant qu'ils m'aimaient. Ça peut ressembler à un truc de mauviettes pour quiconque ne connaît pas la famille Brown, évidemment.

Premier jour de boulot après deux semaines d’arrêt, voilà que je suis appelé sur un accident de la voix publique avec possible bagarre à coté. Deux voitures ont été appelées en renfort, les secours ne pouvant pas venir en aide aux victimes si les flics ne sont pas là pour les protéger. Il est indispensable d'arriver en moins de cinq minutes, la vie de quelqu'un peut dépendre du temps que nous mettons à arriver, malheureusement.

Sur les lieux c'est le chao. Deux voitures se sont encastrées tandis que des cris résonnent non loin de là. Mon coéquipier et moi nous chargeons de la dispute, en accord avec l'autre équipe envoyée sur place. Je découvre qu'il s'agit en fait de Kyeran, partenaire de naufrage, et d'un habitué de nos services. « Oh là vous deux, je croyais que vous aviez passé l'age de vous chamailler comme des gosses. » Avec un couteau et dieu sait quelle autre arme je n'appellerai pas ça « se chamailler comme des gosses, mais on repassera pour les détails. L'autre grand nigaud se barre sans demander son reste, je ricane.. « Tu l'as vu, il a détalé comme une fillette ! » fais-je à Kyeran en espérant le joindre à la rigolade, rangeant mon arme par la même occasion. Je fais signe à mon partenaire puis m'approche du grand brun. « Alors, qu'est-ce qu'il s'est passé cette fois ? »

« Alors, qu'est-ce qu'il s'est passé cette fois ? » La question à dix dollars. Kyeran ne le savait pas non plus, tout s’était déroulé si rapidement qu’il avait vite fait de se retrouver face à face avec cet homme qui vociférait plus qu’il ne parlait de quoi le faire sortir de ses gonds. C’était bien lui ça, se retrouver au milieu d’une histoire qui ne le concernait en rien, car oui, il ne faisait même pas parti de l’accident. Il n’était qu’un témoin et comment était-il passé au premier plan ? Eh bien, comme deux autres personnes, il s’était approché pour s’enquérir de l’état des conducteurs, savoir s’il y avait quelque chose qui pouvait être fait, s’il pouvait se rendre utile et comment ils se sentaient en somme. Kyeran avait donc pris d’assaut le véhicule à quelques mètre de lui conduit par une femme qui s’en extirpa quelques secondes, l’air sonné mais lui affirmant être en pleine forme. Alors qu’il tendait un bras sur lequel elle pouvait s’appuyer, le conducteur du second véhicule déboula comme une furie, hurlant comme un damné et insultant la bonne femme au passage, quelque chose qu’il ne supportait pas. Il avait certes toutes les raisons du monde d’être en colère mais il y avait des termes à garder pour soi, ce qu’il lui avait dit d’ailleurs et c’était ainsi que l’histoire était partie. « Il est difficile de la jouer défenseur de la veuve et de l’orphelin » répondit-il finalement avec un petit sourire, haussant les épaules, nonchalance jusqu’au bout des ongles. Il n’y avait pas de doute, il avait le chic pour se retrouver dans ce genre de situation. Peut-être devait-il se déplacer armé car les gens avaient de plus en plus tendance à l’être et il était certain que ses poings ne feraient pas le poids contre un couteau. Il était content qu’Ethan ait intervenu au bon moment, il n’avait pas pour projet de finir à l’hosto aujourd’hui, l’hospitalisation forcée après leur séjour sur l’île était plus que suffisante. « D’ailleurs le constat a pas encore été fait, faut pas le laisser partir » Il arrangea son t-shirt violemment agrippé par l’homme au couteau, ouais, ça aurait franchement pu très mal se terminer cette histoire. « La conductrice de la seconde voiture est par là –il fit un signe vers la jeune femme installée sur le sol, entourée par deux personnes- elle est sous le choc, je crois qu’elle vient d’avoir son permis »

Il est difficile de la jouer défenseur de la veuve et de l'orphelin ? C'est bien ce qu'il vient de me dire ? Je hausse un sourcil incrédule, l'incompréhension dépeignant mes traits. Alors là j'aurais tout vu... mais je le crois, je sais qu'il est bon donc, au fond, qu'il ai cherché à aider ces personnes accidentées ne me surprend pas tellement. « D’ailleurs le constat a pas encore été fait, faut pas le laisser partir » Oh merde, je viens de comprendre... Le type que j'avais pris pour le membre d'un gang est en fait le conducteur de l'autre véhicule, et ce dernier s'enfuit à vitesse grand V. « C'est quoi cette manie de prendre ses jambes à son cou ? Ils savent qu'on va les rattraper au bout du compte... » je rale. Mon coéquipier me lance un regard suspicieux puis je lui fais une grimace, lui révélant le pot aux roses. C'est un bleu, c'est à lui d'aller chercher le zigoto qui se croit plus malin que nous. Pas que je suis macho ou imprudent, pendant qu'il court une centaine de mètres je garde un œil sur lui, la main sur mon arme au cas où il y aurait un tireur embusqué. Mes traits crispés contrastent avec l'air désinvolte que je veux me donner. Ne pas laisser un partenaire seul c'est l'une des premières choses qu'on apprend en formation. Heureusement qu'il n'y avait qu'une courte distance à parcourir, sinon je l'aurais accompagné coûte que coûte. « Ca, c'est fait. »

Je déteste les trous du cul qui fuient quand ils ont causé le malheur autour d'eux. Un accident n'est pas anodin : ça aurait pu être bien plus grave que ça. La conductrice est sous le choc, Kyeran a vu juste. « Merci, mec. T'as eu de bons réflexes, désolé que l'abruti t'ai causé des problèmes. » dis-je. Les ambulanciers ont reçu le signe que tout allait bien : ils peuvent à présent venir aider la conductrice sans risquer de se faire prendre dans une dispute. « Tu pourra passer au poste faire ta déposition ? » La paperasse, j'ai jamais aimé ça non plus.

« C'est quoi cette manie de prendre ses jambes à son cou ? Ils savent qu'on va les rattraper au bout du compte... » Sachant pertinemment que c’est une question rhétorique, Kyeran se contenta de hausser les épaules, l’air de dire, ‘je n’en sais pas plus que toi’. Après tout, c’était Ethan le flic mais il connaissait ce besoin de courir, espérant naïvement pouvoir échapper à ses poursuivants, même si l’on savait très bien que c’était impossible. On se disait qu’il y avait une petite chance, une toute petite de s’en sortir sans trop de dommages puis les espoirs se heurtaient à la réalité –ou contre le bitume, au choix- et on se retrouvait bien con. Heureusement, le ridicule ne tue pas. Il suivit le regard d’Ethan qui accompagnait la course effrénée de son collègue derrière son agresseur. Il n’était pas certain que ce dernier soit d’ailleurs tort dans cet accident, mais son comportement ensuite jouerait sans aucun doute contre lui. Ce n’était pas parce qu’il roulait avec une voiture à plusieurs milliers de dollars qu’il était au-dessus des lois, quoique… cela signifiait qu’il était à même de se payer les services d’un avocat digne de ce nom, après ça, ce n’était pas ses affaires, il laissait la suite aux policiers. « C’est obligatoire ? » il connaissait déjà la réponse, alors il lâcha un soupir. Encore une promesse faite à sa sœur qui tombait à l’eau, à savoir éviter les postes de police même si là, il n’était pas vraiment en faute. « Je dois y aller maintenant ou bien ça peut être reporté à plus tard ? » c’était un contretemps dont il se serait bien passé, pas venir en aide à la jeune fille, mais…le reste, les responsabilités qui en découlaient et qui le mettaient sacrément en retard. « D’ailleurs, il va lui arriver quoi à elle ? » demanda-t-il finalement en désignant la jeune fille désormais prise en charge par des ambulanciers.

Au ton de Kyeran je devine que venir au poste n'était pas dans la liste de ses priorités aujourd'hui. C'est vrai, personne n'aime devoir venir au poste de police, que ce soit juste pour faire une déposition ou bien pour se faire emprisonner. J'acquiesce pour confirmer : « Ouais, pas moyen d'y échapper. Désolé. » C'est bête de se dire que si il n'avait pas aidé ces gens, si il n'avait pas pris parti, il n'aurait pas eu toutes ces emmerdes. Selon moi aller au poste faire une déposition, c'est une emmerde, pas moyen de dire ça autrement. Heureusement cette fois-ci ce n'est pas pour subir un interrogatoire qu'il vient, ça peut ne pas être mentionné dans son dossier si il le souhaite. La déposition, il peut la faire de manière anonyme. Si jamais les assurances ou le juge veulent avoir plus de détails ils pourront toujours le contacter. Cependant cela pourrait être un bon point pour lui si un jour un juge devait examiner son dossier pour décider quoi faire. J'espère que je n'aurais pas à l’arrêter, je me trouverai vraiment mal si cela devait se produire. « Ça peut être reporté à plus tard, ce serait mieux si tu le faisais dans les 48 heures. Pour la victime ton témoignage pourrait changer la donne, même si les caméras de circulation permettent de savoir exactement ce qu'il s'est passé. » Malheureusement tout les accidents de la voix publique ne connaissent pas un dénouement favorable. Des victimes se voient imputés de 100% des torts, de la responsabilité de l'accident, alors que ce n'est pas le cas. Un simple mot dans une déclaration peut changer toute la perception de la situation, c'est pour cela que nos cours sont si poussés et que nous ne négligeons rien. Quant au sort de la jeune fille, il me paraît évident. « Elle va aller à l’hôpital et on combinera les déclarations et les enregistrements vidéos pour voir qui est le responsable. Tu veux que je t'emmène avec elle ? Tu lui as parlé ? » je demande, concentré. « Ca pourrait la rassurer si elle voyait quelqu'un de connu, après... si tu ne lui as pas parlé c'est pas forcément utile. Mais c'est comme tu veux. »

« Je vois » dit-il simplement, lâchant un soupir. Il aurait bien voulu échapper à cette contrainte et par moment il se disait que c’était à cause de ça que certaines personnes peinaient à porter secours aux autres. Puis, il remettait ses idées au clair et comprenait qu’il s’agissait là d’une plainte outrageusement égoïste, les gens préférant faire passer leur confort avant ce qui était juste. Aussi regretta-t-il un peu de devoir s’y plier en traînant les pieds tel un condamné à mort mené sur le lieu de l’exécution. Pour sa défense, il considérait avoir déjà trop visité le poste de police ces dernières semaines et souhaitait juste prendre quelques distances, pour mieux se retrouver peut-être. « D’accord, je vais le faire et vite avant que ma mémoire ne commence à altérer les quelques souvenirs que j’ai » il savait à quel point les détails pouvaient changer la donne et il avait lu quelque part que le cerveau n’était pas complètement fiable dans ce genre de situation, plusieurs témoins assistants au même évènement pouvait offrir des versions complètement différente. Et dans son cas à lui, en retournant à ses occupations, il craignait de faire l’impasse sur des faits importants. Rien ne servait de remettre cela à plus tard, autant le faire maintenant et s’en débarrasser. « Je lui ai un peu parlé pour la rassurer mais je ne sais pas si c’est une bonne idée, tu sais pour ma déposition » il haussa nonchalamment les épaules avant de se passer la main dans les cheveux, un mouvement instinctif « J’veux dire, y a pas de crainte que cette proximité soit mal interprétée et qu’on m’accuse de vouloir donner un témoignage biaisé ? » Au fond ne l’était-il pas déjà ? L’objectivité dans ce type de situation était complètement subjective « j’voudrai pas qu’on parle d’influence ou autre chose » Il n’y  connaissait pas grand-chose dans le domaine mais dans le cas où cette histoire aille plus loin qu’elle n’aurait dû au départ, il voudrait juste éviter que sa tendance à vouloir bien faire ne lui porte préjudice, quoique ce serait surtout la jeune fille qui serait dans la panade. « C’est toi qui vas prendre ma déposition ou tu t’occupes de la sienne ? Car j’aimerais bien en finir avec la mienne tant que c’est possible »

« D’accord, je vais le faire et vite avant que ma mémoire ne commence à altérer les quelques souvenirs que j’ai » Un rire bien masculin me prend et manque de m'étouffer, je tousse pour terminer de reprendre mes esprits car rire pendant un tel moment ce n'est pas vraiment approprié. « Comme quand on voulait devenir des licornes et qu'on se prenait pour des canards tu veux dire ? » C'est sur que quand il est question d'altération de quoi que ce soit, cette histoire me revient immanquablement à l'esprit. Sur l’île où nous avons échoué des autochtones nous avaient fait boire une boisson hallucinogène qui nous avait... disons... perturbés. Heureusement Kyeran n'est plus sous une quelconque substance donc son témoignage est recevable. « Bien, c'est super que tu le prennes comme ça. »

Mon froncement de sourcil ne lui échappe pas, il m'explique plus précisément ce qu'il avait en tête et je le découvre inquiet pour la victime, et ce que son implication pourrait lui causer comme problèmes. Je fouille dans ma tête quelques secondes, trouve des précédents, et la rassure : « Oh, ça ! Non ça ne devrait pas entrer en compte, mentionne le dans ta déposition quand même mais tant que tu ne lui as pas parlé plus que ça, le problème ne se pose pas. Si tu la connaissais personnellement le proc' pourrait sourciller, ça arrive, dans ces cas-là il se base sur le témoignage des autres personnes. » Dans ce cas il n'a échangé que quelques paroles avec elle, n'importe qui saurait qu'il n'y a pas eu d'influence possible, les avocats ou le juge ne pourront rien y redire.

Je regarde autour de moi afin d'appréhender la situation. L'ambulance est sur le point de partir avec l'autre équipe pour les suivre ; mon coéquipier fait la circulation ; une autre équipe a été appelée et a pris en charge le fuyard. Tout est bon pour que je reste discuter avec Kyeran le temps de savoir ce qu'il a vu. « Ouaip, je suis libre si tu veux. Je laisse l'autre équipe s'occuper de la victime tant que mon coéquipier fait la circulation, moi je vais prendre ton témoignage puis celui de l'autre témoin si personne ne l'a déjà pris. » En un peu plus de cinq minutes tout est sous contrôle. La dépanneuse ne devrait pas tarder à déplacer les deux voitures. Ensuite tout sera comme si rien ne s'était passé... mis à part quelques débris sur la chaussée. « Alors, raconte-moi. » je finis par demander, calepin en main.

« Ouaip, je suis libre si tu veux. Je laisse l'autre équipe s'occuper de la victime tant que mon coéquipier fait la circulation, moi je vais prendre ton témoignage puis celui de l'autre témoin si personne ne l'a déjà pris. »Kyeran hocha en signe de compréhension, tandis que son regard, lui, observait les alentours pour remarquer la rapide organisation des policiers et des ambulanciers. Impressionnant, il n’y avait que plus rien qui témoignait de ce qui avait pu se passer auparavant. Il était vraiment admiratif de leur travail et de leur efficacité. « Alors, raconte-moi. » Kyeran s’éclaircit la voix « Je rejoignais des amis au bar du coin et comme les autres, j’ai assisté au carambolage » il fit un signe en direction de l’endroit où se trouvaient encore les deux voitures « Je crois qu’un des deux a grillé une priorité mais après comme je suis pas expert » Il haussa les épaules, pour ce détail, ils verraient ça, c’était leur boulot non ? « Comme ça avait pas l’air trop méchant, je me suis approché de la voiture de la jeune femme pour voir comment elle allait, vérifier si elle avait ses réflexes, bref qu’elle avait tous ses esprits, elle a dit vouloir sortir et comme elle en était capable, je l’ai fait » il prit quelques secondes pour mettre de l’ordre dans ses souvenirs « Du coup le gars de l’autre voiture a débarqué en gueulant qu’elle avait à faire attention, qui paierait les réparations de sa voiture etc. l’insultant au passage du coup comme elle était dans les vapes je me suis interposé, il a pas apprécié et ça dégénéré » il était tout aussi impliqué mais il détestait le manque de respect dont son adversaire avait fait preuve « et voilà » finalement ça avait pris moins de temps qu'il l'aurait cru, mais au moins, il était satisfait d'avoir pu faire quelque chose de bien aujourd'hui.