Ma période ma plus pitoyable fut quand j’étais en état de déprime totale. Vous savez, ce moment où plus rien dans votre vie n’a de sens. J’espère que ça ne vous arrivera pas, c’est vraiment une sensation affreuse. Et aucun de mes amis, de mes proches, n’arrivaient à faire retrouver cette joie de vivre, ou même ce petit but qui fait que je continue de me tenir sur mes jambes. Je venais de me prendre un bon gros coup de poing dans l’œil la veille, pour je ne sais même plus quelle raison, tellement j’étais anéanti, et la douleur ne m’atteignait même pas. Je voyais bien que c’était un sacré cocard, mais après tout, à quoi bon y prêter de l’attention, ma vie est foutu, et si j’avais eu moins d’hésitation, j’aurais sûrement sauté du haut d’un pont. Mais crever pour elle, ce serait lui donner beaucoup plus d’importance. Elle m’a détruit et je veux qu’elle s’en rende compte. Il fallait que je trouve de quoi me venger, absolument. J’avais essayé en lui disant que moi aussi j’étais allé voir ailleurs, mais pff, tentative totalement inutile. Et je me sentais réellement inutile. Encore heureux qu’au boulot ils aient eu besoin de moi, encore heureux que j’ai certains patients qui sont heureux que j’arrive à les sauver. Sinon, même ma vie professionnelle serait insignifiante. Et je ne vous dis pas comment je me sentais naze et détestable de penser de la sorte. J’aurais tellement aimé m’être relevé plus vite, avoir compris que je n’avais pas que ma femme dans ma vie. Mais ce jour-là, j’étais simplement assis dans la salle de repos, seul dans la table la plus éloigné et tranquille. Il n’y avait personne, du moins pour l’instant, mais je n’avais plus envie de parler de tout ça, ça me détruit déjà beaucoup trop. C’est donc la tête dans le creux de mes mains qu’une surprise me tombait dessus.
Dernière édition par Shane Buckley le Ven 3 Juin - 15:46, édité 1 fois
Le bruit familier et strident de mon bipper me tira aussitôt de mon sommeil. Je me réveillai, l’air hagard et il me fallut un temps d’adaptation avant que mes yeux ne se focalisent réellement sur le message que m’indiquait le petit appareil. Je m’en doutais, c’était un accouchement. J’appuyai sur l’un des boutons pour signaler la réception du message et fixai le plafond en soupirant. Une nouvelle intervention de nuit, la troisième cette semaine. À croire que toutes les bonnes femmes avaient choisi de travailler après le coucher du soleil. Je me redressai, m’étirai de toutes parts et enfilai la tenue que j’avais porté la journée: un jean et une chemise en lin. Tout ce qu’il y avait de plus barbant, tout ce qui signifiait ma vie à présent: un long et monotone chemin solitaire. Je me brossai les dents – bien que j’avais effectué cette action il y a deux heures à peine – et attachai mes longs cheveux bruns en une queue-de-cheval imparfaitement exécutée. À contrecoeur, j’attrapai Isaac, endormi à poings fermés dans son lit et vins le déposer dans ma voiture. Il m’avait fallu des jours et des semaines d’entraînement pour acquérir cette capacité subtile à le déplacer sans qu’il ne s’en rende compte. Je me mis alors en route pour m’arrêter deux minutes plus loin, chez ma soeur Shaelyn. Elle avait l’habitude que je lui dépose Isaac à l’improviste, au milieu de la nuit. Il allait dans la même école que son fils après tout, et elle n’avait aucune contrainte horaire, elle. Je me faufilai habilement dans sa maison, après avoir ouvert la porte d’entrée avec le double de clés, et déposai Isaac dans la petite pièce aménagée en chambre d’ami, qui bien trop souvent malheureusement devenait sa chambre de remplacement. Je laissai un mot sur la table de l’entrée et refermai la porte avec minutie, avant de me diriger en trombe vers l’hôpital.
L’opération se déroula relativement bien. La patiente en était déjà à son troisième enfant, et il ne me fallut que trois heures et cinq bons cafés pour tenir le coup. C’était presque un record. Je quittai le bloc opératoire vers quatre heures du matin, et promis à ma patiente d’aller la voir dans la journée. Elle me remercia, les larmes aux yeux, toujours aussi fatiguée de cet effort maternel intense. Je lui répondis d’un signe de tête et d’un sourire, le même qu’à toutes les autres: celui de la fierté d’avoir amené la vie. Je me changeai ensuite, troquant la tenue stérilisée du bloc opératoire contre ma tenue traditionnelle de médecin. J’enfilai ma paire de baskets confortables et, un énième café en main, me dirigeai dans la salle de repos des urgences. Ce n’était pas celle que j’utilisais d’habitude, mais il faisait calme. Ou du moins moins agité qu’en journée. Je pénétrai dans la pièce et, en poussant la porte peut-être un peu trop fort, renversai quelques gouttes de mon café sur mon tablier blanc. « Et meeeerde. » Je soupirai, lassée de ma maladresse. Je relevai ensuite les yeux et remarquai qu’un homme avait relevé les siens dans ma direction. Ma bouche s’ouvrit dans une espèce de surprise mêlée à une extrême sensation d’inconfort. « Sh-Sh-Shane? » La tâche de café semblait bien loin désormais. « Que-que...? » Je n’arrivais pas à aligner deux mots. Je savais qu’il était médecin, mais je ne l’avais jamais croisé. Du moins pas depuis mon retour à Brisbane. Je m’approchai de lui et remarquai un énorme bleu sous son oeil gauche. « Oh mon dieu, qu’est-ce qu’il s’est passé? » Mon bras resta suspendu dans l’air, indiquant son oeil meurtri. Je n’osais pas m’approcher plus près, j’étais bien trop mal à l’aise.
C’est réellement l’horreur cette sensation que plus rien ne nous attend dans cette vie. Surtout quand on ne croit pas en la réincarnation, plus rien ne nous permet de nous racheter dans une autre vie, ou d’avoir une seconde chance pour faire de meilleurs choix. Bref, la déprime me fait penser à des choses étranges et très sombres. Je ne fais même plus d’effort pour éviter les gros balourds qui ne cherchent que les bastons. Après tout, je ne l’avais même pas attaqué, je l’avais à peine bousculé l’épaule sans lui faire de mal en soit, je ne m’étais simplement pas excusé. Pour un faible petit coup, à quoi bon, il n’avait pas d’hématome. En attendant, c’est moi qui en ait un à présent. Peu m’importe de toute façon, mais quand Nina débarqua avec son café renversé d’un coup sur elle, je relevais la tête, oubliant ce à quoi je pensais la seconde d’avant. Toujours aussi maladroite et toujours aussi jolie, pensais-je alors. Je me sentais toujours aussi bête et aussi mauvais quand je la croisais. Sauf que là, aucune échappatoire. Je pensais qu’elle allait juste demi-tour, mais elle bégaya sur mon prénom. Je fronçais les sourcils, perplexe, ne comprenant pas ce qu’elle pensait, jusqu’à ce qu’elle réussisse à me poser une question Oh… Je rebaissais les yeux vers le néant de la table et lui répondais avec une petite voix Rien, juste un type que j’ai bousculé. Ca lui a pas plu … Lui expliquais-je rapidement. En attendant, pas question de lui avouer que je m’étais écroulé par terre de déprime et que j’y étais resté une grande partie de la nuit à broyer du noir.
Je ne pouvais pas en croire mes yeux. Shane. Il était bien là, devant moi. Et je n’avais pas d’issue cette fois-ci. Car ce n’était pas la première fois que je le croisais, après tout nous travaillions dans le même hôpital. Mais les autres fois, je parvenais à m’échapper. J’empruntais les escaliers et lui l’ascenseur, je baissais la tête, je changeais de pièce… bref, tous les subterfuges étaient bons pour l’éviter. Aujourd’hui était cependant différent. Nous étions seuls, dans une pièce confinée, et il semblait mal en point pour couronner le tout. Je ne pouvais pas le laisser comme ça, le pauvre. Je le questionnai, lui demandai ce qu’il avait bien pu se passer pour qu’il se retrouve ainsi. « Oh… » Il semblait mal à l’aise puisqu’il baissa les yeux aussitôt sur ses chaussures tachées. Il avait l’air négligé, comme s’il ne prenait plus soin de lui. Comme s’il se laissait aller. « Rien, juste un type que j’ai bousculé. Ca lui a pas plu … » Je me mordis l’intérieur de la joue. Qu’est-ce que je devais faire? Tourner les talons et m’en aller? Ou continuer la conversation? Je n’eus pas le temps de prendre une décision, une odeur prit soudainement possession de mes narines. Du café. Je baissai les yeux et me rappelai que je venais de tâcher ma blouse. Je soupirai alors en haussant les épaules et décidai de m’asseoir lourdement sur la chaise en face de Shane. « On a tous notre lot de malheurs tu sais. » Il releva la tête et fit la moue. Je fus prise une nouvelle fois de pitié pour lui. « T’es pas un homme battu j’espère? » Je me rendis aussitôt compte de ma gaffe et détourna le regard en me traitant intérieurement d’idiote. Notre histoire s’était terminée car il m’avait frappée, mais cela semblait tellement lointain… De plus, je n’aurais pas dû dire ça, car l’ironie du sort m’avait bien rattrapée par la suite. J’avais eu le chic de m’éprendre de mauvais garçons. De très, très mauvais garçons. Je décidai d’éclater de rire pour détendre l’atmosphère mais cela provoqua l’effet inverse. Je ravalai ma salive aussitôt et lui lançai un faible sourire. « Tu veux que je jette un coup d’oeil? » Oui, c’était ma manière de lever le drapeau blanc, l’heure de la trêve venait de sonner.
Si je m’attendais à quelque chose venant de mon ex, ce n’était sûrement pas le fait qu’elle vienne s’asseoir en face de moi. Je pensais que comme d’habitude, elle allait faire en sorte que nous nous évitions. Et avec ce que je lui avais fait subir, ce n’est pas moi qui allais la contredire. J’avais eu tout faux, et je ne méritais que de l’ignorance de sa part. Le destin avait voulu qu’on se soit retrouvé dans la même filière, bien qu’elle soit devenue gynécologue. Heureusement d’ailleurs, parce que si elle avait été dans les urgences, je ne sais pas du tout comment on aurait fait. Sûrement que je serais parti loin de Brisbane. J’y ai pensé à l’époque tellement je m’en avais voulu, mais finalement j’avais rencontré Sawyer et … c’est tellement la merde, j’en ai foutrement marre. Encore plus quand elle me dit qu’on a tous notre lot de malheur. Je me doutais bien qu’elle ne parlait pas de sa simple tache de café. J’avais relevé le regard vide vers elle, et je me suis senti remplir d’émotions, de tristesse et de nostalgie. Quand elle rajouta si je n’étais pas un homme battu, je me suis senti terriblement mal à l’aise. Et énervé. Oui, énervé, chose qui m’arrive que très peu souvent, et bizarrement ça arrive toujours quand je me fais trahir ou que j’en ai l’impression tout du moins, c’est ce qui est arrivé avec Nina malheureusement. Non. Lui avais simplement répondu froidement, sans vouloir trop en rajouter alors que pour une fois, c’est moi qui avais envie de disparaître, de déguerpir loin de mon ex. Mais non, j’étais bien trop lasse. Je perdais de nouveau mon regard dans le vide, oubliant totalement où j’en étais avant qu’elle n’arrive et elle me demandait cette fois-ci, si je ne voulais pas qu’elle jette un œil sur mon œil. Elle le fait exprès ou elle n’en a vraiment pas conscience ? J’ai eu ma dose de coup je pense, mais merci, c’est sympa. C’est rien de toute façon, ce sera parti dès la semaine prochaine. Lui répondais-je ironiquement et de façon horriblement maussade. Pour des réconciliations, ce n’était peut-être pas le bon jour.
Mon côté maladroit avait refait surface. Il avait même carrément fait une entrée fracassante. Shane devait probablement avoir ses raisons, et puis il fallait bien admettre qu’il n’était pas le garçon le plus calme que j’aie connu. Il était même l’un des plus turbulents, et il ne se cachait pas pour le montrer. Il fût un temps où nous étions ensemble, sans accroche, sans tensions. Alors oui, il se bagarrait avec d’autres garçons parfois, mais ça n’allait jamais plus loin que quelques gifles. Je me plaisais alors à penser que grâce à moi, il remontait la pente. Qu’il pouvait devenir autre chose qu’une brute impulsive. Mais malheureusement, je m’étais trompée. Et il ne semblait pas avoir changé en plus de cela. L’oeil bleu, le regard affaibli, la bouche sèche, plus rien ne semblait aller dans la vie du jeune homme. Et je n’avais rien trouvé de mieux que de mettre les pieds dans le plat. Moi non plus je n’avais pas changé à ce niveau là. Je m’installai sur la chaise en face de lui, lui lançai une phrase qui se voulait moralisatrice, lui signifiant que moi aussi j’avais mon lot de malheurs. Par-delà cette tâche de café, j’avais connu bien pire. J’étais sûre qu’il était loin de s’en douter. Il devait surement penser que je menais une vie parfaite, que je filais le parfait amour avec le parfait homme rangé. Et bien non. Je n’avais pas de traces apparentes – du moins, je n’en avais plus depuis un an – mais au fond, j’étais brisée. Il répondit par la négative à ma question qui se voulait humoristique, bien qu’ironiquement triste. Je lui proposai alors de jeter un coup d’oeil… à son oeil, dans une tentative malhabile d’enterrer la hache de guerre. Pour quelques instants, cependant. Il grommela d’un ton assez dur: « J’ai eu ma dose de coup je pense, mais merci, c’est sympa. C’est rien de toute façon, ce sera parti dès la semaine prochaine. » Je me mordis l’intérieur de la joue en secouant la tête. « Tu peux me laisser regarder Shane, je te signale que je suis médecin. Fin, je t’aurais surement rendu borgne y a quelques années, mais je t'assure que c’est passé. » Enfin, c’était un bien grand mot, je m’en rendis compte. J’éprouvais encore de la rancoeur à son égard, c’était certain. Mais pas assez que pour lui priver de l’usage d’un oeil. « Allez… » Je me relevai alors et m’approchai de lui. Il essaya de protester mais se laissa faire, n’ayant apparemment plus la force de se battre. Je posai délicatement mon doigt sur le dessous de son oeil, m’approchant un peu plus de son visage. Il sentit mon souffle le fouetter mais il n’eut pas l’air d’en tenir compte. « T’es arrangé, mon pauvre. » Qui l’eut cru que nous pouvions être si proche l’un de l’autre, après toutes ces années? Je me reculai et me dirigeai vers l’une des armoires, pour y attraper le nécessaire afin de le soulager quelque peu: une compresse que j’imbibai d’eau glacée, une pommade et une boîte d’anti-douleurs. Je revins à ses côtés et commençai par lui poser délicatement la compresse. Il grommela. « Chhhh, ça va… » J’arrêtai mon geste et lui tendis la boîte de médicaments. « Je t’autorise à en prendre une bonne dose. » Bon, c’est vrai qu’il n’avait pas vraiment besoin de mon autorisation, mais c’était plus pour la forme. Je déposai alors une légère noisette de pommade en dessous de son oeil et commença à masser la zone avec toute la délicatesse du monde. Le moment semblait suspendu, aucun de nous n’osait parler. Je terminai mon geste. « Voilà, tu devrais pouvoir être de meilleure humeur maintenant. » Je baissai la main et lui lança un léger sourire, avant de secouer la tête et d’aller ranger le matériel. J’étais assez fière de moi, j’avais fait ma B.A du jour.
J’avais eu ma dose de coups, de blessures, de bastons dans ma vie et en avoir encore une, me blasait plus qu’autre chose. Bien sûr j’ai ma fierté, et ce pauvre type qui le prend mal parce que je ne me suis pas écarté comme une lavette, je ne pouvais rien faire de plus pour lui. Et tant pis si j’ai ce cocard. Il y a quelques années, je lui aurais rendu, il y a encore quelques temps quand j’étais avec Sawyer, j’aurais peut-être calmé le jeu. Avec Nina aussi. Mais la passion était bien trop dévorante. Faut dire que notre rencontre n’a pas été non plus des plus saines. Et je m’en voudrais à vie surtout d’avoir osé lever la main sur elle. Et je ne voulais pas qu’elle fasse quelque chose pour moi, pour m’aider, je ne le mérite pas. T’es pas obligé. Grommelais-je de nouveau, mais un peu moins sèchement. Seulement elle insistait. Pourquoi ? Je n’en avais aucune idée, mais j’avais plus trop la force de la repousser. Après tout, calmer la douleur ça peut être utile pour mieux travailler derrière. Je n’aurais pas l’air très crédible en plus de cela. Et il faut que j’arrive à me changer les idées, donc il fallait que j’arrive à bosser. Elle arriva vers moi, et souffla dans mon œil. Je n’avais pas tarder avant de détourner le regard, comme si je n’avais plus le droit de la regarder d’aussi prêt. Je sentais déjà le battement de mon cœur s’accélérait. Il y a forcément toujours une partie de moi qui serait attiré par elle, je ne pourrais jamais l’oublier avec tout ce qu’on avait vécu. Je pensais qu’elle n’allait pas allé plus loin, sauf qu’elle me posa une compresse fraîche sur l’œil qui me fit sacrément mal tout à coup. Je râlais mais je continuais à la laisser faire. Oui sûrement parce que je n’ai vraiment pas la force ni le moral de continuer à me battre. Je n’ai plus aucun but dans ma pauvre vie de toute façon. Elle me proposa par la suite des médicaments. Elle est de si bonne humeur, j’aimerais vraiment avoir la même, surtout que c’était la première fois depuis notre rupture qu’on avait une vraie conversation. Au fond j’étais content, mais je ne méritais vraiment pas cette attention. Je lui ai fait du mal, réellement, et malgré le fait que je me sois planté ce fichu couteau dans la main, ça ne change rien. Je récupérais donc un seul cachet, n’ayant pas envie d’être dopé avant de bosser Je ne peux pas, je bosse cette aprem. Lui expliquais-je alors. Valait mieux pas que je me sente trop bien, ou que je me mette à trembler. Voilà qu’à présent, elle me déposait la pommade en dessous de l’œil. Un mal de chien, tellement que j’en faisais une sale grimace et que j’avais du mal à rester stable sur ma chaise. Comment être de meilleure humeur ? Non, elle n’a pas compris, elle ne peut pas comprendre Je ne pourrais pas non, même si je n’avais plus ce cocard comme par magie. Lui disais-je sans vouloir lui annoncer ma vie pathétique.
Je ne savais absolument pas ce qu’il me prenait. Mais il fallait dire que Shane avait l’air tellement… misérable, que mon côté Mère Thérèsa se devait de ressortir. Comme une vraie bonne samaritaine, je m’occupais de lui. Je passais de la pommade sous son oeil enflé et bleu, réduisant pour la première fois depuis au moins une bonne dizaine d’années l’espace nous séparant. Car il allait sans dire que je l’évitais la plupart du temps. La rancune faisait définitivement partie de ma vie, et jamais je ne pourrais oublier sa malheureuse main sur mon visage lorsque nous sortions ensemble. Jamais. Et même si j’avais par la suite connu beaucoup plus de déceptions, il n’en était rien. Mais aujourd’hui, j’éprouvais une certaine peine pour lui. Il devait certainement être arrivé au fond du trou, et je ne pouvais m’empêcher de l’aider. Ou du moins d’essayer. Je lui signalai – dans une tentative d’humour – qu’il pouvait enfin se montrer d’une meilleure humeur. Il gigotait sur sa chaise, il semblait ressentir une douleur monstre alors que je passais la pommade sous son oeil. « Je ne pourrais pas non, même si je n’avais plus ce cocard comme par magie. » J’arrêtai mon geste et le regardai d’un air circonspect, avant d’aller ranger la pommade dans l’armoire et de m’installer à nouveau en face de lui. « Qu’est-ce qu’il se passe Shane? » Non, mais voilà que je me prenais pour une psychologue. Qu’est-ce qu’il clochait avec moi, au juste? Pourquoi ne pouvais-je pas simplement m’éloigner, sortir de la pièce, aller vaquer à d’autres occupations? Je suis sûre que quelqu’un devrait avoir besoin de mes services, quelque part dans cet énorme hôpital. Mais non, au lieu de ça, je restais là, plantée comme une potiche devant le regard sombre de mon ex petit-ami. « Tu… tu veux en parler? » Je lui lançai un regard qui se voulait compatissant, même si je savais qu’il n’avait très certainement pas l’intention de me parler des problèmes de sa vie, ni maintenant, ni jamais. Mais au fond de moi subsistait un léger espoir, ou plutôt de la curiosité, de savoir ce qu’il était devenu. Il n’avait pas l’air d’avoir si mal tourné, après tout il avait réussi ses études de médecine et il occupait un poste très intéressant au sein de l’hôpital. Mais au-delà de cela, je ne savais rien, absolument rien sur sa vie. Je ne m’y intéressais pas non plus pour être honnête, mais je crois qu’il était temps de mettre nos griefs de côté, et de faire tomber les masques.
Je me sens nul, terriblement nul, et comme si cela ne suffisait pas, il fallait que mon premier amour vienne me trouver dans cet état. Il manque plus que ma femme pour m’enfoncer encore plus au fond du gouffre. Alors forcément, j’essaie de la repousser, même si je n’ai jamais aimé ça et que c’est à cause de moi si elle m’évite aujourd’hui. Je n’ai pas à être malpoli avec elle. Voilà pourquoi je me laisse faire, je me laisse soigner aussi, alors qu’elle pourrait très bien ne pas le faire que je m’en ficherais royalement. Je lui expliquais alors que mon moral anéanti n’avait rien à voir avec le fait que je m’étais bien fait amoché l’œil. Non. Et je n’avais pas spécialement envie de lui raconter ma poisse. Mais en même temps, comment lui refuser. Je l’avais mérité après ce que je lui avais fait subir, ce serait donc un juste retour des choses que de lui dire ce que ma femme avait osé me faire. Je gardais un instant mon regard dans le vide, comme si j’étais totalement déconnecté, et je la sentais hésitante elle aussi. Est-ce qu’elle voulait vraiment savoir ou se sentait-elle obligé ? Peu importe. Je relève le regard vers elle un bref instant puis lui répond Pas vraiment, mais je te dois au moins ça. Je prenais une bonne respiration, n’ayant pas encore beaucoup d’habitude à raconter cette mésaventure d’envergure et rajoutais C’est ma femme. Elle m’a trompé avec une femme. Et bien sûr, je l’ai découvert de mes propres yeux, ce ne serait pas marrant sinon n’est-ce pas ? Lui disais-je sur un ton dégoûté et en même énervé et en même temps totalement désespéré. Ce n’était que le juste retour de bâton. Je me morfonds sûrement un peu trop, mais me plaindre n’a jamais été mon truc. Je raconte, j’explique, mais ne me met jamais en position de victime. Et puis quoi encore, je tiens à mes bijoux de famille moi. Et heureusement je me suis amélioré depuis ma rupture avec Nina, parce que sinon j’aurais tout détruit autour de moi quand j’ai appris la chose. J’ai seulement gardé toute ma haine à l’intérieur, et pour sûr que ça fait un mal de chien.
J’arrivais à me convaincre que si Shane me racontait ses problèmes, peut-être que les miens paraitraient moindre en comparaison. C’était certainement une perspective bien égoïste, loin de me ressembler, mais je ressentais le besoin de savoir qu’il y avait toujours pire. J’avais vraiment touché le fond du trou il y a un an, lors de mon divorce qui avait déclenché un véritable cataclysme dans ma vie. Je commençais à remonter la pente, certes, mais j’étais loin d’être heureuse. Le bonheur était une notion qui me paraissait bien fade, et surtout utopique désormais. « Pas vraiment, mais je te dois au moins ça. » Son regard était las, comme fatigué de vivre et je fus prise d’une pulsion assez étrange de vouloir le prendre dans mes bras, comme Isaac lorsqu’il semblait préoccupé. Je ne cillai pas, regardant alors mon ex petit-ami prendre une grande inspiration. « C’est ma femme. Elle m’a trompé avec une femme. Et bien sûr, je l’ai découvert de mes propres yeux, ce ne serait pas marrant sinon n’est-ce pas ? » Mes yeux s’écarquillèrent, et ma bouche s’ouvrit dans une espèce d’expression de surprise intense. Je ne savais que dire, et une multitude de pensées prirent possession de mon cerveau alors que je balbutiais: « Que..quoi…qu’… » Je secouai la tête et récupérai mes esprits. « Ca alors, je suis vraiment désolée pour toi…» Je ne savais même pas qu’il était marié. Le pauvre, alors là il devait vraiment être au trente-sixième dessous. « Et tu vas faire quoi? Enfin, je veux dire, elle t’a dit que c’était une erreur? Tu vas demander le divorce? » Et voilà, je me montrais évidemment trop curieuse. Je n’étais pas de celles à retenir les questions que je me posais, mais il fallait avouer que dans pareille situation c’était surement la meilleure chose à faire. « Désolée, je m’emporte. » me contentai-je d’ajouter, les joues rosies par la gêne et un sourire timide sur les lèvres. « Mais si ça peut te rassurer j’ai divorcé y a un an, et c’était loin d’être la joie chez moi aussi… » Je lui lançai un regard compatissant et croisai les jambes en me reculant sur ma chaise. Je passai alors mes bras derrière ma nuque et terminai: « Faut croire qu’il peut s’en passer des choses en presque vingt ans! » Je soupirai et passai l’une de mes mains dans mes cheveux d’un air nostalgique.
Ma première pensée fut que je ne voulais en aucun cas partager ma nouvelle vie avec mon ex, mon premier amour, mais à bien y réfléchir, elle le valait. Elle le méritait. Elle méritait d’entendre mes malheurs sachant ce que je lui avais fait subir à la fin de notre adolescence. Certes je m’étais moi-même flagelé pour l’acte horrible que j’avais fait subir à Nina, mais elle n’en savait rien et je ne voulais pas qu’elle le sache, alors autant lui apprendre mes malheurs, lui montrait qu’il y avait bien une retombée quand on était un salaud avec les femmes. En attendant, je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit aussi surprise et choquée par mon aventure de mariage foireux. Je la regardais simplement, le regard vide, comme si c’était normal qu’elle réagisse ainsi. Mais elle semblait tout à coup très curieuse, chose qui est assez inévitable, j’en suis conscient. Mais je la fixe encore, sans trop savoir par quoi commencer, n’ayant plus la force. Faut dire qu’elle m’essouffle assez en parlant aussi vite. J’apprenais par la même occasion qu’elle avait divorcé également. Comme quoi certaines personnes ne peuvent pas être heureuses. Et j’aurais vraiment voulu que ça soit le cas pour mon ex, elle le mérite, bien plus que moi. Il t’a trompé également ? Lui demandais-je alors pour aussi en savoir plus sur la vie que j’ai manquée avec elle. Oui je devenais déjà un peu plus curieux, comme si ça m’apaisait de parler avec elle, d’avoir de ses nouvelles. Je n’y aurais pas cru quelques minutes plus tôt. Je ne sais pas si je vais demander le divorce, je ne suis pas prêt, alors qu’elle m’a clairement dit qu’elle ne regrettait pas son geste. Lui expliquais-je alors. Enfin, par la suite, ça s’est davantage compliqué, mais je n’en étais pas encore là à ce moment-là.
Il était vrai que la relation que j’avais entretenue avec Shane n’était pas des plus saines, loin de là même, mais il restait mon premier amour et je ne pouvais lui en vouloir indéfiniment. Tout comme je ne pouvais lui vouloir du mal. Il semblerait que le destin l’avait bien rattrapé, ou peut-être bien qu’il était voué à connaître des relations aussi foireuses que moi. J’éprouvais beaucoup de peine pour lui en cet instant, avec son oeil avachi, son sourire qui faisait désormais partie d’une autre époque, et son poing tout simplement fermé sur la table. Je ne savais pas s’il était toujours cet homme impulsif, borné et parfois un peu trop violent, mais je devais avouer que je ne le reconnaissais pas sous ces traits-là. Je me laissais alors aller à quelques questions, avant de me rendre compte que ces dernières pouvaient paraître un peu trop indiscrètes, et qu’il n’avait surement pas besoin de ressasser de mauvais souvenirs pour le moment. Je me rattrapai bien vite, m’excusant rapidement et décidant de prendre le pli sur le bordel de ma propre vie sentimentale. « Il t’a trompé également ? » Je me mordis l’intérieur de la joue en secouant légèrement la tête. « Non, enfin j’sais pas. Peut-être que oui, après tout ça ne m’étonnerait pas… » Je me mis à réfléchir à toute vitesse avant de me calmer à nouveau et de prononcer ces trois mots, des substantifs bien trop courts et éphémères, qui ne laissent rien transparaître de la souffrance qui les entoure : « Alcool et violences… » Je baissai les yeux. Il me répondit et sentit qu’il pouvait se confier lui aussi sur sa vie privée, surtout face au trou noir de la mienne, un trou béant et aspirant tout sur son passage. « Je ne sais pas si je vais demander le divorce, je ne suis pas prêt, alors qu’elle m’a clairement dit qu’elle ne regrettait pas son geste. » Je lui lançai un regard compatissant en faisant une moue d’enfant triste. « Tu serais prêt à avoir une femme polygame donc ? » osai-je d’un air grave. « Et moi qui te croyais possessif… » Je lui lançai un faible sourire. Je ne savais pas si c’était une très bonne idée de faire de l’humour sur notre relation passée, mais autant en rire après tout, non? Enfin, à en juger par sa tête, je crois que je venais de mettre encore une fois les pieds dans les plats. Mais je devrais en être habituée après tout.
La présence de Nina ne m’aidait pas à aller mieux, du moins, c’est ce que je croyais, puisqu’au final, en me détendant et en parlant un peu avec elle, je me rendais compte qu’elle pouvait m’aider à me décontracter. Même si je ne pourrais pas être totalement détendu, je crois que j’ai encore cette crainte de lui faire du mal, de la toucher. Mais au moins, c’est comme ça que je n’ai plus jamais touché de cette façon une femme. Certes, certains hommes qui m’ont un peu trop fait chier, mais elle m’avait guéri de ma maladie compulsif, malgré elle bien entendu, et c’était ça le plus triste. Parce qu’on aurait pu être cette famille qu’on a rêvée étant plus jeune. Et elle ne serait pas tombé sur un pauvre type alcoolo et violent. J’avais envie de lui répondre qu’elle y était abonnée, mais je préférais changer de sujet et lui raconter mes déboires. J’avais peur certainement au fond, de m’emporter contre son ex et de me rendre compte que je n’ai aucun droit. Elle me fit alors un électro-choc avec sa franchise, ses dires, ses remarques. Polygamie. Non, jamais je ne le supporterais. Je suis bien trop possessif comme elle le disait. Je fronçais les sourcils et lui répondais J’ai le stupide espoir qu’elle revienne vers moi je crois bien. Lui répondais-je pour lui expliquer pourquoi je n’étais pas prêt à divorcer. Alors qu’il est évident que c’est la seule solution, sachant au fond que Sawyer ne m’aimera plus comme on s’est aimé. Comme je l’aime encore. Je me sens tellement stupide, tellement mal. J’en avais mal à mon point serré. Je relâchais un peu la pression, me rendant compte de la faible trace de ma cicatrice. Je repensais encore à toute cette histoire avec Nina et lui disais Tu sais, depuis que tu es partie, je me suis calmé, vraiment. J’ai compris que j’étais allé trop loin, que je pouvais me contrôler. Lui expliquais-je tout en relevant le regard vers elle, ressentant le besoin de lui confier que je m’étais amélioré, comme si je voulais qu’elle me pardonne.
Si on m’avait dit il y a quelque temps que j’allais tomber sur Shane, un coquard massif en-dessous de l’oeil, maugréant sa peine et m’expliquant ses problèmes de coeur… et bien, je n’y aurais pas cru. Brisbane avait été assez grand que pour que je ne le croise pas souvent, et quand bien même cela arrivait, je me contentais de changer de pièce, d’étage ou bien simplement de tourner les talons. Nous travaillions tous les deux à l’hôpital, je ne pouvais pas dire que je n’étais jamais tombée sur lui. Mais j’avais la capacité de me tenir à distance, et je savais aussi prétendre être fort occupée (enfin, je l’étais la plupart du temps ceci dit). Or ici, il n’y avait plus de faux-semblants. C’était lui et moi dans une salle de repos, murés dans un incroyable – et inhabituel silence. Lui et moi qui nous racontions nos déboires amoureux, nos vies loin d’être parfaites, comme si implicitement nous faisions le concours de celui qui allait avoir le plus de problèmes. Et pour l’instant, je ne pouvais dire qui gagnait. Je me laissais même aller un peu plus, jouant la carte de l’humour, surement pour dédramatiser d’une situation bien trop… embarrassante. Mais cela ne fonctionnait pas à en juger par ses sourcils qui se fronçaient, à cette mélancolie bien trop dévorante. « J’ai le stupide espoir qu’elle revienne vers moi je crois bien. » Je secouai la tête en lui lançant un léger sourire. « Quand il y a de l’espoir, il y a de la vie tu sais… » Il ne prêta pas plus attention que ça à ce que je venais de lui dire, et fixa plutôt une cicatrice sur sa main. Je me souvenais parfaitement des circonstances de celles-ci, et je sentis aussitôt un frisson me parcourir. « Tu sais, depuis que tu es partie, je me suis calmé, vraiment. J’ai compris que j’étais allé trop loin, que je pouvais me contrôler. » Il releva son regard azur dans ma direction et je ne pus le soutenir plus de quelques secondes. Ses yeux, la profondeur de ces derniers, faisaient que j’avais bien souvent eu l’impression de pouvoir comprendre tout ce qu’il ressentait. C’était peut-être d’ailleurs pour cela que nous étions sortis ensemble, à l’époque. Cette connexion. Je me redressai légèrement et posai mes avant-bras sur la table en face de nous. Mes yeux jonglaient, tantôt à gauche, tantôt à droite. Je ne savais que dire. « Sh…Shane… » Je finis par relever mon regard à mon tour. « Je… je te crois, je suis sûre que tu es un homme bien…. » Je secouai la tête d’un air conciliant, même si je ne pensais pas vraiment ce que je disais. Il était très dur pour moi de faire à nouveau confiance en quelqu’un qui avait bafoué ce principe si important. Mais bon, Shane semblait déjà bien mal en point que pour que j’enfonce le clou. « C’était il y a si longtemps… Moi aussi j’ai changé. On a tous changé, on a mûri et… » Je laissai échapper un soupir. « … on fait toujours des erreurs. Mais on se relèvera et on recommencera, parce que c’est ça la vie. » Je me laissai emporter dans cette envolée lyrique, plus pour me convaincre moi-même à vrai dire. Je fus néanmoins rapidement interrompue par le bruit de mon bipper qui m’indiquait une urgence chez une patiente dont le bébé était né prématurément. J’y jetai un regard d’abord détaché avant de me lever d’un bond. « Meeeerde. Je dois y aller, un bébé mal en point. À plus tard ! » Je me dirigeai vers la porte d’entrée en remettant mon bipper dans ma poche et me retournai une dernière fois. « Ca m’a fait plaisir de te revoir Shane, vraiment. » Je souris en baissant la tête et quittai la pièce.
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