C'était l'une des - nombreuses - raisons qui faisaient de Yasmine quelqu'un d'irremplaçable aux yeux Hassan, quelqu'un d'indispensable. Elle était là depuis toujours ou presque, et elle le connaissait presque aussi bien que Qasim le connaissait, ce qui n'était pas peu dire. Il y avait des tas de souvenirs chers à son cœur que seuls elle et leurs frères respectifs étaient à même de comprendre, et là où elle avait l'impression qu'il ne lui disait plus tout la vérité c'est que ce qu'il ne disait pas à elle il ne le disait à personne. Elle ne savait pas tout, mais elle restait celle qui en savait le plus. Et qu'il arrivait encore à surprendre, malgré tout, distillant sans préméditation des brides d'anecdotes restées parfois inavouées. Comme ce rôle que son minois encore enfantin avait pu jouer dans la possibilité pour Hassan de se faire passer pour le frère modèle
« Tu es sérieux ? Et tu n’as pas honte d’avoir utilisé une pauvre petite fille fragile comme moi de la sorte ? » Il avait laissé échapper un léger rire
« Si je me souviens bien tu n'avais pas l'air trop malheureuse, quand je te trimballais sur mon porte-bagages pour t'emmener acheter une glace. » Tout comme il se souvenait bien de sa propre fierté tandis qu'il la trimballait partout, fierté sans doute exacerbée par le fait que les parents de Yasmine lui fassent suffisamment conscience pour le laisser emmener le petite partout tandis que Sohan - bien plus casse-cou - n'en avait pas toujours l'autorisation.
« J’aimerais en refaire … Du vélo avec toi ! Jamais je n’ai su pédaler aussi vite que tu le faisais. Je disais toujours à Sohan que c’était comme voler. Il était très jaloux. » Esquissant un sourire amusé, il avait reposé la photo à sa place initiale et murmuré d'un air pensif
« Je me demande ce qu'est devenu ce vélo ... » Il ne se rappelait pas l'avoir vendu, pas plus qu'il ne se souvenait l'avoir déménagé au garde-meubles au moment de son divorce. Il doutait aussi l'avoir laissé à Joanne ... Peut-être que c'était Qasim, qui l'avait récupéré ?
« J'ai acheté une moto, l'été dernier. » avait-il alors avoué d'un ton dubitatif, comme si la conversation s'y prêtait plus ou moins. L'été dernier, un mois ou deux à peine après l'annonce de sa rémission.
« J'ai jamais roulé avec. » avait-il néanmoins précisé en croisant le regard réprobateur de Yasmine. Il n'avait pas le permis moto, et n'était pas non plus en position de vanter ses exploits routiers, actuellement.
« Je crois que j'étais encore dans ma période "je suis vivant alors je peux faire ce que je veux". » Et surtout faire n'importe quoi, de toute évidence. Un peu comme ses ados qui à peine majeurs abusaient des excès au simple titre qu'ils en avaient maintenant le droit.
Reprenant sa place initiale et renonçant finalement à essayer de faire avaler quoi que ce soit à Yasmine, il avait terminé son thé et s'était enfoncé un peu mieux sur le canapé. Il observait la jeune femme à la dérobée, se désolait un peu de ce mélange de raideur et de méfiance qui semblait toujours lui parcourir l'échine et qu'une nuit de sommeil - probablement agité - n'avait pas suffit à estomper. Il avait été surpris par la réapparition de Lochlan, et pris au dépourvu par le parallèle que Yasmine en avait fait avec ses propres parents. Parce que cela n'avait rien de comparable, selon Hassan, il avait certes perdu beaucoup à la mort de ses parents mais il n'avait pas
tout perdu ... il ne s'était pas retrouvé seul ou sans aucune famille. Peut-être que c'était ce qui avait manqué à Lochlan, un socle pour le retenir. Des gens là depuis suffisamment longtemps et qui comptaient assez pour que tirer un trait sur eux ne soit non pas une solution envisageable mais un sacrifice impossible.
« J’adorais cette maison … » Hassan avait souri avec un brin de tristesse. Avec le recul et ses yeux d'adulte il savait que Qasim n'avait pas vraiment eu le choix, mais il y a vingt ans vendre cette maison dans laquelle ils avaient tous leurs souvenirs, particulièrement ceux concernant leurs parents, lui avait brisé le coeur.
« La maison de tes parents … Enfin la votre. J’adorais venir chez vous je trouvais cet endroit tellement accueillant. On s’y sentait de suite bien. » L'amusement ayant pris place sur le visage d'Hassan tenait sans doute au fait qu'à l'époque il pensait à peu près la même chose, mais à propos de la maison de Khadji. Comme si l'herbe était toujours un peu plus verte ailleurs.
« C'est toujours le cas. » avait-il finalement avoué à demi-mot, penchant légèrement la tête de côté en reposant son regard sur Yasmine
« Y'a deux ou trois semaines j'ai fait un détour par là-bas en revenant de chez tes parents. D'habitude je ne m'arrête pas trop, mais là il y avait un panneau "vendu" et je ne sais pas ... ça m'a fait bizarre. Je ne devais pas être discret parce que l'homme qui y vit m'a demandé si je cherchais quelque chose, et je me suis senti un peu bête d'expliquer que j'avais simplement eu un moment de nostalgie. Mais sa femme a fini par se souvenir de nous - de Qasim surtout, en fait - et finalement ils m'ont proposé de rentrer boire un café. » Et Hassan avait hésité d'abord, bien sûr, un peu gêné et ayant l'impression de s'imposer à des gens qui avaient probablement autre chose à faire ... et puis il avait accepté, finalement, entre curiosité et appréhension à l'idée de passer à nouveau cette porte d'entrée.
« Ça ne ressemblait plus vraiment à la maison de mes parents, et c'est logique vu que ce n'est plus la leur ... mais on voit que c'est une maison qui a vécu. Y'a des photos de leurs enfants et de leurs petits-enfants, des souvenirs, des jouets qui trainent dans le jardin. Ils la vendent parce que leurs enfants sont grands et qu'ils veulent retourner à Melbourne, mais on voit qu'ils ont été heureux ici ... et ça m'a fait du bien de savoir qu'après notre départ à Qasim et moi cette maison a continué à abriter de bons souvenirs. » Il espérait simplement que les nouveaux acheteurs perpétueraient cette tradition, maintenant. Cette maison méritait d'être témoin d'encore un peu de bonheur.
Mais, pour en revenir à Lochlan, les événements qui avaient suivi son départ brutal de Brisbane n'avaient eux rien d'heureux, et quand bien même Hassan se souvenait avec amertume de la tristesse dont Yasmine avait fait preuve et du temps qu'il lui avait fallu pour tourner la page, au départ du jeune homme, il ne pouvait pas non plus lui jeter totalement la pierre. Encore moins maintenant, avec des années de recul et surtout l'abandon qu'il avait lui-même imposé à Joanne, entre autres.
« Je crois qu'il ne reviendra pas … » avait-elle alors simplement argué, en reposant sa tasse sur la table
« Cette ville est trop pleine de souvenirs. » Affichant une mine désolée, Hassan était venu poser sa tête contre l'épaule de Yasmine
« Parfois les les bons souvenirs font autant de mal que les mauvais … » Peut-être même plus. C'était les bons souvenirs qui rappelaient à une personne ce qu'elle avait perdu.
« Mais ça ne veut pas dire qu'il les a oubliés, ou qu'ils n'ont pas compté. » Et donc qu'il avait oublié Yasmine, ou qu'
elle n'avait pas compté. Même s'il décidait effectivement de garder tout cela sous clef dans une boite bien cachée de son esprit, et préférait ne penser qu'à l'avenir. Soucieux de ne pas pouvoir être d'un plus grand réconfort pour elle mais désireux de ne pas l'abreuver de faux espoirs, puisqu'il ne connaissait pas non plus suffisamment Lochlan pour cela, il n'avait pas eu le loisir cependant de dire ou de faire quoi que ce soit d'autre puisque Yasmine avait repris la parole, non sans un brin d'hésitation
« En parlant de départ je … Tu ne m’en a pas reparlé, de ton choix pour ce poste. » C'est vrai. Et pourtant il n'avait pas cessé d'y penser, de peser le pour et le contre, de retourner le problème dans tous les sens.
« J’ai réfléchis … Et je crois que j’ai eu tord, de réagir comme ça … Je crois que si tu sens que c’est ce qu’il te faut tu devrais partir … Vraiment. Je ne voudrais pas que tu restes pour de mauvaises raisons. » Se décollant du dossier du canapé pour se redresser un peu, Hassan avait posé sa main sur celle que Yasmine venait de poser sur son genoux, et fait glisser ses doigts entre les siens.
« Y'a pas de bonnes ou de mauvaises raisons. Et ça sera un sacrifice dans les deux cas, parce qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise solution non plus. » S'il refusait ce poste il le regretterait sans doute à un moment ou un autre, c'était une véritable opportunité du point de vue de son métier, et du point de vue de ses racines. Mais s'il acceptait il raterait peut-être - sans doute - des événements de la vie de Qasim, de Yasmine et Sohan, de ses neveu et nièce auxquels il regretterait sans doute de ne pas avoir pu assister. C'était une décision qui influencerait la suite de sa vie, dans les deux cas.
« C'est pas une proposition que j'envisage uniquement à cause de ce qui se passe en ce moment, je cherche pas à fuir quelque chose. Si j'hésite c'est vraiment parce que le poste m'intéresse et que j'ai envie de revoir ce pays avec mes yeux d'adulte ... j'ai l'âge que mon père avait quand ma mère et lui ont du fuir. » Et il se demandait si par ce simple fait Téhéran ne lui apparaîtrait pas sous un nouveau jour, différent de celui de l'adolescent de dix-ans qu'il était la dernière fois.
« Mais y'a aussi des tas de raisons qui pourraient me pousser à ne pas me lancer là-dedans, je ne sais pas où je pourrais mettre les pieds. Je devrais probablement censurer une partie de mes cours, y'a des principes de vie auxquels je ne suis pas enchanté de devoir me plier même si j'y serais obligé, la situation politique ne me sera pas franchement favorable ... » Des raisons comme celles-ci il y en avait des dizaines, dont certaines qu'il préférait ne pas évoquer pour ne pas exacerber l'inquiétude de Yasmine.
« Et ça ne m'enchante pas non plus de rester trop longtemps loin de vous, crois-moi c'est peut-être ce qui pèse le plus dans la balance, surtout en sachant que vous vous ferez encore un sang d'encre à mon sujet. » Il avait attrapé la main de Yasmine entre les deux siennes, la serrant un peu comme pour la supplier de le croire sur parole
« Et si je refuse ça ne sera pas uniquement à cause de ce que tu m'as dit, mais si j'accepte je ne veux pas non plus que tu t'imagines que je me fiche de ce qui te ferait de la peine ou non ... tu sais bien que c'est pas le cas. » Ou il voulait croire qu'elle le savait, du moins, qu'elle n'avait plus toujours en tête les mots acerbes qu'il avait eu à son égard à l'hôpital, parce que deux ou trois phrases ne résumaient pas plus de vingt ans d'une relation.