« Aussi étrange cela puisse paraître, j’ai toujours su que tu l’étais. » Un sourire discret vint prendre place sur le visage d’Ezra - et pour une fois durant cette soirée, c’était un sourire paisible. De ce que Ginny était en train de lui dire, les sept ans d’attente allaient enfin prendre fin. Il allait pouvoir rencontrer officiellement son fils, lui parler et surtout se présenter à lui comme il aurait du le faire depuis le jour de sa naissance. Alors oui, Ezra se savait prêt à affronter cette nouvelle épreuve, parce-qu’il l’était depuis le jour où la jeune femme lui avait annoncé sa grossesse. Qu’importe ce que les gens autour d’eux avaient bien pu dire, il avait toujours été prêt à être père. Et alors que Ginny en venait à leur remémorer leurs promesses d’aventure et d’ailleurs, il s’autorisait à se rappeler à quel point il avait aussi été prêt à passer le reste de ses jours à ses côtés, alors qu’ils seraient partis pour visiter les quatre coins du monde, Noah dans leurs bras. « C’était bien, de l’imaginer. Je m’étais faite à l’idée de porter les mêmes fringues, de vivre dans une caravane et de prendre ma douche dans l’océan. » Il eut un petit rire. « Je suis sur que la barbe digne de Robinson Crusoé m’aurait été à merveille. » Les souvenirs affluaient sans prévenir, les renvoyant dix ans en arrière - voire dans un monde même complètement parallèle, dans un monde où ils se seraient dit oui à l’église, où leurs destins auraient été scellés à jamais. Et Ezra qui avouait, qui se rendait comptes qu’au final, il n’avait jamais bougé plus loin; après son départ à elle, il était resté bloqué au même endroit, comme si la musique qui rythmait sa vie avait été interrompue pour ne jamais réellement reprendre. « Il n’est pas encore trop tard, je ne vois presqu’aucunes rides là, tu as au moins 5, 10 ans qui restent. » Alors, même si la nostalgie semblait s’emparer du moment, la remarque de Ginny arracha bien sur un levé au ciel des yeux d’Ezra et un rire par la même occasion. Vieillir, la pire des maladies. Pendant longtemps, Ezra avait eu peur de vieillir trop vite, de grandir d’un seul coup et de ne plus pouvoir profiter comme il l’avait tant fait en étant plus jeune. Bien sur, il avait eu tord, car on pouvait toujours avoir trente ans et se laisser aller comme quand on en avait vingt-cinq. Ce n’était plus pareil, le corps ne tenait plus aussi bien la route, mais c’était toujours faisable. « Faire le tour du monde à quarante ans, c’est pas aussi fun et sexy qu’à vingt-cinq il parait, tu sais. » Et puis, il était vrai que ce rêve là, il avait été en grande partie alimenté par les plans qu’il avait échafaudé avec Ginny; et que si leur relation n’était plus ce qu’elle était auparavant, ça n’était plus aussi excitant. Le temps passait, inévitablement, et essuyait souvent sur son passage même les meilleurs rêves. Le temps passait aussi durant cette soirée, et les traits tirés sur le visage d’Ezra n’était pas uniquement dus à la vieillesse qui le prenait en traitre. Il l’admettait, il avait besoin de temps pour se reposer, pour assimiler tout ce que Ginny avait bien pu lui avouer dans la soirée. Mais il avait promis d’être totalement honnête avec elle ce soir, de lui dire ce qu’il avait sur le coeur et ce qui occupait ses pensées. Alors il se lança, il lui avoua qu’il ne voulait pas qu’elle parte - pas maintenant. Juste, savoir qu’elle était là avec lui, qu’il n’était pas seul; plus seul. « Je… » L’hésitation dans sa voix se fit clairement entendre et Ezra s’en voulait déjà de lui avoir demandé ça. Il n’avait pas le droit de lui demander ça, elle avait déjà été présente pour Noah tout au long de la courte vie du gamin - elle avait été présente pour eux deux. Alors son regard se défila quelque peu, il commença par regarder ses baskets, son côté timide prenant le dessus, alors qu’il n’aimait au plus haut point pas ça. Mais lorsqu’il redressa le regard, lorsqu’il releva ses yeux, ses iris vinrent s’accrocher à celles de Ginny - et même si le malaise se lit clairement en elle, il lit autre chose; il ne saurait donner de nom à ce qu’il voit, mais c’était quelque-chose qui le rassurait à l’intérieur. « D'accord, bien sûr. Mais je dois aller faire un appel avant. » Un sourire fin, discret, se glissa sur le visage d’Ezra alors qu’il enchainait aussi rapidement qu’il le pouvait avec une blague. Dissiper le malaise, montrer à Ginny qu’il n’y avait vraiment aucune mauvaise intention de sa part et qu’il avait juste besoin d’elle, de sa présence rassurante et de son amour - même nostalgique, même maladroit, même trop ancien pour être remis sur le tapis. « C’est Matt qui serait fier d’entendre ça. » De nouveau alors Ezra leva les yeux au ciel. « Ce serait bien la première fois depuis longtemps qu’il serait fier de moi. » Les deux jeunes gens s’échangèrent un sourire, un regard, avant que Ginny ne sorte de l’appartement, accompagnée de son téléphone. La porte se referma délicatement sur sa silhouette et alors, un soupire échappa à Ezra. Un long soupire - de soulagement, de tristesse, de nostalgie; il ne saurait dire en revanche. Venant se frotter le visage des mains, il finit par se diriger à petits pas vers la salle de bain. La chose qui pourrait réellement l’aider à remettre ses pensées en ordre serait une douche chaude - sous laquelle il fila rapidement.  L’eau lui permettait souvent de faire le point, de savoir comment il avait pu arriver à se retrouver dans certaines situations. S’il y avait bien quelque-chose dont il était sur après cette soirée, c’était qu’il ne s’attendait pas ça quand Ginny s’était pointée devant sa porte, plus tôt. A vrai dire, il ne s’était jamais attendu à entendre une histoire pareille. Il avait toujours su que les parents McGrath ne le portaient pas plus que ça dans son coeur, même à l’époque où il ne venait chez eux que pour voir Matt, mais de là à monter ce genre de plan, d’histoire, pour pouvoir l’éloigner de leur famille… Ca lui donnait des frissons dans le dos. Mais il pouvait sentir que toute cette histoire arrivait à sa fin. Ca aura été long, laborieux et pas des plus joyeux, mais au moins ils touchaient à la fin. Et in fine, Ezra allait enfin pouvoir rencontrer son fils. C’était l’aperçu de cette possibilité qui redonnait le plus à son coeur une aura de bonheur. Coupant assez rapidement l’eau de la douche, il finit par rejoindre Ginny dans le salon après s’être revêtu rapidement. « Il… il y avait match d’Uno à l’hôpital aujourd’hui. Il a terminé deuxième, contre une fillette qui a usé de ses larmes pour le berner. Je dois absolument lui montrer comment tricher sur les couleurs. Son honneur est en jeu. » Un petit rire s’échappa de la gorge d’Ezra, faisant écho à celui de la jeune femme. « J’en connais d’autres qui ont fait exprès de se laisser berner par les larmes d’une jeune femme. » Parce-que ça faisait gentleman que de céder aux caprices d’une demoiselle en détresse, et qu’Ezra ne s’était jamais gêné pour jouer de ce côté là - même avec Ginny, alors qu’elle était pleinement consciente de ce qu’il se passait. Et même si c’était insignifiant, il se reconnaissait un peu dans les mots qu’elle lui disait, même si cette histoire de jeu de cartes pouvait être plus qu’insignifiante. « Tu as de quoi faire du thé? » La question dérouta un peu le jeune homme, fronçant un peu les sourcils, réfléchissant. Elle venait de lui poser une bonne question. « Laisse, je vais fouiller, voir si je ne trouve pas des fines herbes à infuser, ou au moins des bâtons de cannelle. » Il lui sortit une petite moue grimaçante, s’excusant de ne pouvoir clairement répondre à sa question. « S’il y en a, c’est dans les placards du haut, dans la cuisine. » Il hasardait un peu, n’assurant rien qui ne pourrait se produire. Il était - et avait toujours été - le genre de personne à boire du café et n’avait par conséquent jamais pris l’habitude d’acheter de lui même autre chose sans qu’on le lui rappelle au préalable. Ginny ne mit cependant pas longtemps avant de tomber sur une boite censée contenir du thé, et rapidement elle se trouva avec la bouilloire en route et une tasse en mains. Ezra finit par venir se poser dans la cuisine, non loin de la jeune femme, appuyé contre le plan de travail. « Exactement comme je l’aurais imaginé. Ton appartement. Ton p’tit coin à toi. » Un sourcil haussé d’étonnement. « Pourtant les efforts manquent pour le mettre un peu au gout du jour. J’ai toujours les mêmes meubles depuis des années et je me souviens même pas avoir déjà changé quelque-chose à la déco. » Parce-que de toutes façons, il ne passait pas tant de temps que ça ici et qu’il n’était pas le genre de personne à dépenser des sommes astronomiques dans la décoration. Il n’avait jamais été matérialiste, pour tout ce qui ne touchait pas à la mécanique. « C’est là où je ne trouve aucune trace de présence féminine et où je m’inquiète de ta vie sentimentale à mon tour? » La remarque amusée de Ginny le prit de cours et ce fut avec un rire nerveux qu’il lui répondit au début. « Je rigole. Il doit bien y avoir un string ou deux de cachés sous ton lit. » Il finit par laisser glisser son regard vers la jeune femme. « Ginny McGrath, tu ne cesseras jamais de m’étonner. » Il secoua légèrement la tête, amusé tout de même par la situation - même si ça lui faisait toujours bizarre de pouvoir parler d’une tiers personne avec elle. « Et tu as peut-être mal mené tes recherches. Qui sait, une deuxième brosse à dents s’est peut-être glissée dans la salle de bain. » Il tentait de garder son air amusé, alors qu’au fond ses paroles étaient vraies, réelles. Il se souvenait d’un soir où Amelia lui avait dit qu’elle avait laissé une brosse à dents à elle, comme elle passait beaucoup plus de temps qu’avant ici. C’était d’ailleurs peut-être la seule trace qui prouverait qu’une nouvelle personne venait régulièrement ici. Puis, lentement, calmement, le silence retomba dans la cuisine de l’appartement. Ce n’était ni mauvais, ni bon, mais c’était juste. Ezra ressentait les silences de ce soir entre eux comme étant justes. « C’est pas étrange. On a déjà fait pire. » Il releva un regard interrogateur envers la jeune femme. « Tu… tu te souviens quand tu avais dormi à la maison, la soirée pour l’anniversaire de Matt? » Il fallut quelques secondes pour qu’Ezra puisse remettre à sa place le moment dont Ginny parlait - mais les souvenirs étaient comme frais dans sa tête après quelques secondes de recherches, si bien qu’un petit rire commença à s’immiscer entre ses lèvres bien avant que la jeune femme ne puisse continuer l’histoire. « T’aurais pu mettre un t-shirt, je sais pas, un pagne, quelque chose. Une crise de cœur pour mes 17 ans, y’a mieux. » Croisant les bras sur son torse, Ezra ne put s’empêcher un petit sourire malicieux. « T’as qu’à me faire croire que tu avais pas apprécié la vue. » Comme s’ils en avaient pas reparlé plus tard, comme s’ils n’en avaient pas déjà rigolé. Ezra n’oublierait jamais tous les moments d’après où il faisait exprès de venir créer le malaise envers Ginny, parce-qu’il n’avait jamais vu quelque-chose d’aussi adorable que la jeune femme qui tentait - en vain - de l’éviter dans la maison pour le reste de la journée. Rien que de repenser à cette époque, quelques papillons abdominaux semblaient renaitre de leurs cendres au sein d’Ezra. Sensation qu’il choisit consciemment de mettre de côté, car elle n’avait absolument plus lieu d’être. « Désolée de te retenir… tu dois vouloir fermer l’œil. » Il releva un regard désolé mais attendri en direction de Ginny, avant de venir décroiser ses bras. « En plus, j’ai un patron ultra sévère qui risque de piquer une crise si j’arrive avec trop de cernes demain. » Il tenta une petite blague, une dernière, pour laisser une atmosphère légère à la situation finale de cette soirée. Tasse en main, ce fut finalement Ginny qui vint quitter la pièce en premier. « Bonne nuit, Ezra. » Elle passa devant lui, et pendant l’espace d’un instant, Ezra aurait pu croire qu’ils avaient fait un bond en arrière, un bond dans le temps de quelques années. Que cette situation était tout à fait normale et qu’ils n’étaient encore qu’un jeune couple se souhaitant de bonnes heures dans les bras de Morphée. Cependant, ce fut avec un sourire nostalgique qu’Ezra lui répondit. La silhouette de Ginny finit rapidement par disparaitre au profit du salon et Ezra vint plonger la cuisine dans la nuit, à son tour. Seule la faible lumière du salon était désormais allumée dans l’appartement, laissant apercevoir Ginny retrouvant sa place sur le canapé, de là où on pouvait observer les lumières de la ville. Ezra resta quelques instants là, à l’observer. C’était malsain, ça faisait autant de mal que de bien, mais c’était le genre de moment qui lui manqueraient surement pour toujours. Et même s’il savait qu’il ne devait pas abuser de la situation, même s’il savait que tout ça, cette ambiance, pouvait n’être qu’éphémère et reliée aux aveux de la soirée, il ne voulait pas se retenir avec elle - il voulait redevenir le Ezra qui n’hésitait pas quant au comportement à adopter à ses côtés. Alors, attrapant les deux plaides qui trainaient sur une des chaises, il vint d’abord en déposer un sur les épaules de la jeune femme, avant de venir se poser à son tour sur le canapé. Tirant la couverture sur lui, Ezra finit par venir délicatement poser sa tête sur les jambes de la jeune femme. Comme au bon vieux temps. « Bonne nuit, Ginny. » Le sommeil l’emporta dans les secondes qui suivirent.