Quand je parle d'osciller, de ne pas toujours avoir le sentiment d'être assez bon pour faire de ceux ayant la chance de vivre de leur art, elle semble comprendre ce dont je parle. Sa tête hoche, son ton est presque un murmure, comme si elle pensait à quelque chose qui lui était arrivé. Je pose mes yeux sur elle, et c'est comme si, maintenant, en parlant d'art et de chance il y avait un élément tacite, implicite qui venait nous lier. Ou bien c'était peut-être simplement une impression. L'impression de parler avec quelqu'un qui comprend ce que vous voulez dire.
Quelque chose semble s'allumer en elle quand je parle de tatouages, et je comprend bien vite pourquoi, tandis qu'elle me parle de ce petit salon dans lequel elle travaille. La proposition me fait chaud au coeur, un sourire me monte au visage, et je repose une nouvelle fois mes yeux sur elle. « Carrément, j'avais pensé faire une formation de perceur pendant un moment en plus. Je passerai déposer un CV quand j'aurai mis un peu d'ordre dans tout ça ! » Tout ça, sous entendu ma vie en elle-même, mes problèmes de came. Contrairement à ce que les gens pouvaient parfois penser, le monde du tatouage et du piercing était un monde plus que clean, pas question pour moi de commencer à chercher du taf en mentant à mon futur employeur sur ma situation. Plutôt être honnête et au chômage qu'employé et mentir à propos de presque tout en fin de compte. Elle ajoute également que ça peut attendre que je sois prêt, sûrement dans une volonté de ne pas m'effrayer par le fait qu'elle a vraiment l'air très enthousiaste à l'idée qu'elle vient d'évoquer. Je rigole doucement, avant de lâcher, doucement, « Merci, c'est gentil, vraiment. » Ce n'était pas vraiment habituel que les gens qu'on rencontre la nuit dans un bus mal éclairé soit aussi sympathiques qu'elle, alors il me paraissait presque inévitable de la remercier.

Nos regards se croisent après ma question, et je vois qu'elle n'est peut-être pas forcément à l'aise avec ce sujet. Sa réponse me sert presque un peu le cœur, peut-être parce que je ne connais que trop bien cette idée du "qu'est ce que j'aurai pu faire d'autre". Elle murmure presque, mais souris quand même. Je souris à mon tour, le regard fixé sur la route, « Ouais, je comprend ce que tu veux dire. » Je souffle doucement pour voir un petit nuage sortir de ma bouche à cause du froid. Mes mains trouvent leur place au fond de mes poches, et je finis par ajouter, dans un souffle, « Mais parfois ça a du bon, de pas avoir à se poser la question. Dans un certain sens. »  

Je souris tandis qu'elle me donne le nom de la botuique. Je retiens, je sais que je retiendrais de toute façon. Pas du genre à oublier ce genre de petit détail, petite attention qui lui paraît sûrement insignifiante mais qui parvient à me faire du bien, dans le fond. Il y a quelque chose de rassurant dans le fait de se dire qu'une fois que je serai prêt, une fois que je serai pleinement en capacité de mes moyens, je pourrai me tourner vers cet endroit. Tout du moins essayer. Alors oui, je sais que je n'oublierai pas.
Sa seconde réflexion sur la possibilité de faire un autre métier, pour aider les autres, m'arrache là aussi un sourire. C'est vrai qu'il y a quelque chose de gratifiant, quelque chose qui vous fait vous sentir utile en aidant les gens, comme si c'était un moyen de montrer une reconnaissance ou de mettre son temps à un réel profit. Mais après tout, ce n'est pas donné à tout le monde, d'avoir cette capacité d'écouter et de comprendre sans juger, tout en sachant par la suite aider, résoudre, avancer. Et puis dans un certain sens, tous les métiers avaient leur utilité, chacun aidant à leur propre manière. « Parfois le tatouage et les trucs comme ça, ça aident vraiment les gens aussi. Ça peut leur permettre de faire un deuil, de se sentir mieux dans leur peau et tout un tas d'autres trucs cools. Je pense que c'est un métier qui aide aussi. » Je repose mon regard un instant sur elle, le sourire aux lèvres, pour lui faire comprendre que même si elle n'en a pas l'impression, ce qu'elle fait aide, et est utile. Parce qu'après tout, c'est un petit peu ce que tout le monde a besoin d'entendre.
Je vois qu'elle commence à ralentir le pas, ce qui me fait comprendre qu'on arrive près de son quartier. Je comprend qu'elle va sûrement vouloir être polie et m'inviter chez elle, parce qu'elle se sent redevable ou même simplement pour parler, mais je sais très bien que je vais bientôt arriver à ma limite. Que la came ne fait plus vraiment effet, que je vais bientôt devenir une larve en manque qui ne voudra plus qu'une chose: se jeter à nouveau sur ce qui lui passera sous la main à ce moment là. Alors je tente de nous éviter ce moment gênant, je jette un regard autour de moi avant d'ajouter, « Bon, je vais essayer de rattraper mon chemin pour rentrer du coup! » Je replace mon regard sur elle, lui sourit simplement, avant de poser ma main sur son épaule, presque machinalement, « Salut Lisbeth, rentre bien. »
Et me voilà déjà en train de m'éloigner, me disant que cette soirée a une fois de plus pris une tournure inattendue, dans le bon sens du terme, pour une fois et à ce moment précis, j'espère vraiment dans mon fort intérieur que je la reverrai un jour, dans un meilleur cadre peut-être.