Dans les rues de Brisbane, il y avait un vieux cinglé.
Kyte & Rosa & Ambroise
Kyte paraît comme un vieux fauve délirant. S’il ne le connaissait pas aussi bien – tout est relatif –, Ambroise n’y perdrait pas son temps et son énergie. Mais cet homme têtu n’a pas conscience d’avoir parfois besoin d’aide, et se méfie constamment lorsqu’on lui en apporte. Rien d’étonnant à ses réactions. Même la jeune rousse ne semble pas totalement déboussolée, alors que ses patients doivent d’ordinaire être bien plus calmes. Elle n’hésite pas à se montrer autoritaire, pour le bien de tous. Kyte cesse enfin de brailler et Bonnie peut mieux lui expliquer où ils se trouvent et pourquoi. Non pas l’hôpital, mais la morgue. Ce qui est symboliquement ironique car c’est bien là qu’il aurait tout de même fini s’il était resté malade comme un chien dans la rue. Il est sûrement un peu plus solide que cela, mais les années s’empilent inlassablement mine de rien. L’étudiant se retient bien de tous commentaires en s’asseyant sur un tabouret, quoiqu’un petit sourire lui échappe aux paroles du vieux grincheux, et observe les allées et venues, les gestes du médecin, qui tente tant bien que mal de s’occuper de lui. La façon dont il essaye de la charmer pour ne pas recevoir de soins est risible, car c’est absolument inscrit sur son visage à quel point il est mal. Mais il fait le fort, comme toujours, monsieur je-peux-me-débrouiller-seul-même-si-j’en-crève.
Pour détourner son attention, et nourrir un peu sa curiosité, Ambroise lui demande depuis combien de temps il est de retour à Brisbane. Comme les chats, on ne l’entend pas arriver, le Kyte, jusqu’à ce qu’il vienne frapper à votre porte pour un coin de canapé et un morceau de pain. Il hoche simplement la tête à sa réponse courte, un regard pour Rosa dont la présence l’empêche d’en apprendre plus. Elle doit bien être avide d’en apprendre plus, elle aussi ; qui resterait de marbre face à tel début d’aventure, à base de clochard ramassé dans la rue qu’on ne doit sous aucun prétexte emmené à l’hôpital. Même avec son beau visage de porcelaine et son air concentré, Ambroise ne peut croire qu’elle soit à ce point détachée. Car les aventures de l’homme sont toujours rocambolesques et incroyables, si ça ne venait pas de la bouche de ce gars-là il n’y croirait pas, c’est simple. Il devra donc attendre pour avoir un récit de ses péripéties dans quelque pays lointain et une ou deux prisons. Kyte, qui paraissait s’être tu, reprend pourtant avec sa classe habituelle. Il était chez une amie, déguerpie du jour au lendemain pour raisons de parties de jambes en l’air mal exécutées. Bonnie lève les yeux au ciel, mais dans l’affaiblissement du rire de l’homme, il perçoit autre chose. Mais ça ne le regarde guère, ces histoires de gonzesses. La suite ne manque pas de l’étonner.
La jeune femme réagit immédiatement à la remarque sexiste de Kyte. Et c’est parti sur des histoires de différences hommes femmes, cerveau, genre, habitudes, manière de pensées. Ambroise croise les bras avec un soupire, détournant le regard pour observer le reste de la pièce. Il est hors de cette conversation, et préfère ne pas y rentrer. Surtout pas avec Kyte qui est très obtus face à Rosa, restant campé sur ses positions. Les hommes et les femmes sont différents, point. Ça se voit dans son regard même s’il n’en dit pas plus, pour éviter d’énerver encore l’allemande. Bonnie est loin d’être de son avis, et pencherait plus sur celui de la docteure, mais parler serait évoquer sa façon de voir son genre et ça n’est pas la peine. Trop d’énergie inutilement dépensée à expliquer que le sexe biologique n’a rien à voir là-dedans. Et puis de tout façon le vieux fou demande à la volée pourquoi on l’a ramassé de son carton confortable. Encore une fois, la jeune femme est prompte à réagir et, passé la surprise, c’est l’amusement qui fait sourire Bonnie. Presque le rire. Parce qu’elle ose sans problème tenir tête à Kyte, pourtant impressionnant. Malade, certes, mais impressionnant. Elle place des mots d’allemand dans son discours, le disputant comme un gamin, à la recherche d’un peu plus de gratitude et d’un peu moins de plaintes. Ambroise reste totalement spectateur, trouvant même cela hilarant plutôt qu’inquiétant. Il les laisse régler leurs affaires entre eux, chacun des deux ayant cherché les limites de l’autre. Et Kyte aussi, ça le fait marrer finalement, l’impulsivité de la rousse, pourtant il lui dit bien de ne pas recommencer, qu’il n’hésiterait pas à se défendre.
Evidemment, il s’explique ensuite. Reconnaissant, il l’est, mais méfiant aussi. Fort prévisible. Penché, les coudes reposant sur ses genoux, Bonnie esquisse un sourire en coin. « Et bah faut bien reprendre de bonnes habitudes mon vieux, t’es d’retour à la civilisation. » Il n’en aurait pas sûrement aidé un autre que Kyte, et ce dernier doit bien le savoir. Et avoir un peu confiance, puisqu’il est encore là, presque sage sur le lit métallique. D’ailleurs, sans l’alignement des planètes qui l’ont fait croiser leurs chemins, la situation serait bien autre. Il porte ensuite son attention sur Rosa, essayant de déterminer où en est l’avancement des opérations. « Vous avez bientôt fini ? Il a quoi du coup, une grippe et une sale hygiène de vie ? » s’enquiert-il, non sans l’ombre d’un sourire. « Du coup, on est d’accord, il peut rester quelques jours ici pour qu’il se remette ? » D’ici là, il aura sûrement trouvé un autre lieu que la rue pour abriter sa carcasse. Son regard vert bifurque vers Kyte, anticipant presque une remarque. « Y’a plus d’place chez moi. Mais j’passerais te voir ici, faut bien que quelqu'un veille sur toi de temps en temps. » Entre les jumeaux, Clément, et son chien, l’appartement devient presque petit certains jours. Alors si en plus le canapé vient recevoir un vieux grognon malade... Personne n’y survivrait.
Dans les rues de Brisbane, y'avait un vieux cinglé
Rosa, Ambroise & Kyte
La tension retombe et la force de Kyte avec. Il laisse ses lèvres esquisser un sourire-grimace à la remarque de Bonnie puis hoche la tête et hausse les épaules. Dans le fond, il sait pas trop s’il les a déjà eues, les bonnes habitudes de la civilisation. C’est bien pour ça qu’il a passé la majorité de son adolescence en centre de redressement. Les souvenirs l’assaillent et la tête lui tourne alors il se recouche précautionneusement sur sa plaque de métal pour tenter de reposer un peu ses yeux et son crâne prêt à exploser. D’une oreille, il entend vaguement Bonnie qui s’enquiert de son état et il lève un doigt accusateur vers son jeune ami comme sa dernière remarque le froisse tout de même un poil. « J’t’en donnerais d’l’hygiène de vie moué. Qu’des foutaises pour nous forcer à manger d’la marde. J’suis p’t’être vegan mais j’aime pas la salade moi j’te l’dis ! C’est qu’ça rempli pas un homme, ça non. Ma santé c’est comme Lemmy : les docteurs y comprennent pas qu'j’suis encore debout et pourtant r’garde moi ça, j’suis p’t’être pas aussi frais qu’à 20 mais pas loin quand même ! » Il radote d'une voix morne et délirante en tapant sur ses bras, piètre effort pour affirmer sa virilité et sa force depuis sa position de faiblesse qu’il accepte pas trop. C’est qu’il a pas vraiment l’habitude d’être malade, mais c’est certain que les deux années passées dans un cachot en Chine ont déglingué son système immunitaire et sa santé mentale avec. Mais ça, il préférerait crever dans une ruelle plutôt que de l’admettre.
Hélas la médecine ne trompe pas et déjà la jolie fille du geôlier/infirmière sexy pose son diagnostic comme une sentence. Elle dit que c’est une vilaine grippe, qu’il doit passer quelques jours au calme et au sec pour se remettre, dormir beaucoup, manger pas mal, s’hydrater et surtout avaler ses médocs pour faire retomber la fièvre. « J’ai pas besoin de médocs doc’ ! » Il proteste, mais personne n’en a rien à foutre. Frustré, Kyte observe les deux hooligans en short comploter du lieu de sa rémission comme s’il n’était pas dans la pièce. Comme y’a plus de place chez Bonnie, il est décidé que Kyte restera ici dans la morgue, et voilà un destin qui ne le satisfait que très moyennement. « Allons allons, vaut-il donc pas mieux qu’j’sois dans la rue ? Au moins y'a d'la compagnie dans la rue... » Il tente de négocier, encore une fois dans le vide. Pour toute réponse, sa jolie infirmière caractérielle décrète qu’elle va chercher de la bouffe et les médocs à l’hôpital. « J’ai pas b’soins de médocs j’te dis ! » Il gueule encore dans son dos, mais elle s’éloigne sans lui prêter la moindre attention. « hEY ! » Il s’égosille, sa voix déraillant dans les tons graves. « ET M’RAMENE PAS D'LA MARDE ANIMALE PARCE QUE J’BOUFFE PAS D'CA MOUE ! » Il retombe en arrière sur sa plaque en métal, le souffle court, l’esprit tout englué de cet effort considérable, la gorge sèche et râpeuse à la fois. « Faut tout leur dire. » Il explique à Bonnie d’un ton posé, surement pour reprendre un peu sa contenance et se donner l’impression de gérer sa situation. Puis il lève la main et fait signe au gamin au joli minois de s’approcher. « Viens-donc voir un peu là que j’te vois. » Il radote comme un vieux grand père gâteau et gâteux. « Comment qu’ça s’fait qu’tu traînes dans ces quartiers par ces heures toi ? Et pis pourquoi ça qu’ya plus place chez toi encore ? »
Dans les rues de Brisbane, il y avait un vieux cinglé.
Kyte & Rosa & Ambroise
Il se passe toujours des choses étranges avec Kyte, et Bonnie se demande toujours pourquoi, comment. Cela ne sert à rien, il le sait, mais son esprit trop curieux cherche quand même à comprendre ce qui peut se passer dans la tête de cet homme à nul autre pareil. Les réponses qu'il trouve tournent globalement autour de ce que le vieux a vécu, et de son caractère simplement spécial. Car il faut être complètement timbré pour avoir ses idées. C'est aussi ce qui fait son charme, il paraît. Bonnie l’avouera jamais. Coupant court à tout autre dérapage, il demande à la rousse ce qui se trame chez le clochard, et ce dernier tique évidemment alors qu'Ambroise parle de son hygiène de vie rocambolesque. Le gamin ne fait qu’arborer un large sourire, presque fier de lui, effronté. Avec un léger ricanement, comme s'il se fichait de lui, et de sa pauvre démonstration de force comme pour se prouver encore qu'il tient le coup. Alors que clairement, c'est pas le cas. Ambroise pourrait lui donner mille raisons et mille preuves de l'effet de ce qu'il ingurgite, qui sur le moment ne fait peut-être rien, mais l’accumulation ne l'aide pas à rester en bonne santé. Malgré son incroyable capacité à être toujours debout, à un moment ou à un autre, surtout lorsqu'on est malade, il faut bien se poser quelques questions. Changer quelques habitudes. En tout cas pour les prochains jours, et Rosa est d'accord là-dessus.
Une sale grippe qui nécessite du repos, au sec, du calme, quelques médicaments et de la nourriture correcte. Kyte proteste sur les médicaments, bien sûr. Évidemment. Bonnie fait comme s'il n’entendait rien et la doc' aussi. De toute façon, ces prescriptions sont surtout pour remettre son système immunitaire d'aplomb et atténuer les symptômes qui le rendent déjà désagréable. Une grippe se passe toute seule, faut juste être patient. Et Bonnie, la patience, il en manque parfois. Seulement le timing joue en sa faveur puisque avec le manque de place chez lui, il ne peut accueillir Kyte, qui restera donc ici. Des remarques, encore, tout autant ignorées. Le jeune étudiant n'a même pas besoin d’être ferme, Rosa s'en occupe parfaitement. Puis bientôt elle les laisse seuls pour aller chercher les médicaments évoqués et de quoi sustenter le vieux fou. Kyte s'égosille pour lui rappeler de ne pas lui ramener de la viande, sous le roulement d'yeux de Bonnie. « Tu peux répéter ça plus fort, j'crois on t'as pas entendu au dernier étage », marmonne-t-il, alors que le vieux retombe sur le lit métallique. Il dit encore un truc avant de lui faire signe de s'approcher. Ambroise obtempère avec un soupire, venant s’appuyer d'une hanche contre le rebord, de façon à voir Kyte aussi.
« On dirait un vieux papy là, t'es sûr tu t'es pas cogné la tête aussi à un moment ? » le charrie-t-il avec un faux air inquiet. Il hausse ensuite les épaules, un peu ennuyé par ses questions. « J’fais ce que je veux, majeur et vacciné j'te rappelle. Et j’passais juste dans le coin, c'est une vraie coïncidence tout ça. » Une manière de se délester un peu de cet acte généreux, de l’aide apportée. De reprendre son caractère indépendant. « Mon meilleur ami habite chez nous maintenant, depuis novembre, et il a un chien. On a plus de chambre en rab' et plus de canapé du coup. » Et il voit mal Kyte se positionner dans ce tableau. Surtout malade et râleur comme il est. Clément en serait vite saoulé, et ça n'est pas le moment. D’autant qu'une personne mise au courant de son existence, qui n'aime pas bien les secrets, n'est sûrement pas dans ses plans. En revanche, il est absolument certain qu'Ambroise parlera du retour du vieil activiste sur le sol australien à sa jumelle. Il lui retourne ensuite la question, changeant de sujet par habitude pour éviter de trop déblatérer sur sa propre personne. « Et toi alors ? Comment tu t'es retrouvé sur ce trottoir avec 40 de fièvre ? » Deux ans sans nouvelles, ça fait pas mal de choses à rattraper. Mais Bonnie est curieux et a du temps devant lui.
Dans les rues de Brisbane, y'avait un vieux cinglé
Rosa, Ambroise & Kyte
Il pousse sa chance le môme. Il taquine. C’est qu’il sait qu’il risque pas grand-chose, le fourbe, vu l’état dans lequel Kyte se trouve. Le vieux malfrat serait tout de même bien tenté de lui remettre les idées en place à coup de menaces et de « t’veux m’dire ça en face ? », mais il arrive à connecter ses neurones assez longtemps pour réaliser que c’est justement ce que vient de faire Bonnie, le lui dire en face. Alors il croise les bras et se contente de grommeler, l’air sombre mais le regard rieur, la mine butée et une sorte de sourire amusé au coin de ses lèvres craquelées. « Vieux papy, j’t’en donnerais moué t’va vouère... » Et nul doute que s’il avait eu cinq ans, cette puissante réplique serait sortie sous la forme de « c’est c’lui qui l’dit qui l’est. » Mais Kyte est plus proche de perdre ses dents de sagesse que ses dents de lait, alors il laisse couler et fronce légèrement les sourcils, comme foncièrement choqué par la petite rébellion du joli gosse qui défend maintenant son indépendance et son droit à errer où bon lui semble quand tombe la nuit, et même dans les quartiers mal famés de la ville. Il lui sortirait bien une petite blague de son cru mais il trouve rien de pertinent à dire et rien de bien classieux non plus alors il garde les lèvres scellées et ravale sa frustration en écoutant Ambroise lui décrire les habitants qui crèchent dans sa piaule. « Allons, allons. C’pas une raison d’mettre un vieil ami à la porte, hein ? Plus on est d’fou plus on rit et pour être fou ça j'crois bien que j'le suis. Pis j’adore les clebs, ça tu l’sais bien, alors tant pis pour l’canapé j’pourrais fort bien m'contenter d'partager son panier... » Il propose d’une voix molasse comme c’est de plus en plus difficile d’articuler avec ce froid. Parce qu’il fait froid pas vrai ? Il a beau sentir la transpiration perler sur son front blafard, il peut pas se méprendre sur les frissons qui parcourent sa colonne vertébrale et contractent ses membres. Maudite morgue, satané frigo ! Il n’insiste pas. Il sait qu’Ambroise a déjà pris sa décision et que c’est la meilleure. Il sait aussi que ce pote ignore tout de lui et que c’est mieux ainsi. Manquerait plus que le gosse se mette à se poser des questions sur le vieux type louche qui débarque, qu’il fasse quelques recherches sur son passé et le balance aux flics ! Non, meilleur ami ou pas, c’est certain qu’on peut pas lui faire confiance et alors Kyte se dit qu’il est surement mieux avec les morts en fin de compte, ils parlent pas beaucoup mais au moins ils emporteront le secret de sa présence dans leur tombe.
Mais voilà qu'Ambroise s'interroge sur sa présence en ces lieux lugubres et Kyte prend une inspiration, ses yeux abattus fixés sur le néon dégueulasse qui pend au plafond. « J’sais pas trop mon p’tit. J’sais pas trop. » Il radote en contemplant le poids de son existence et les choix merdiques qui l’ont mené sur ce trottoir, dans cette ville, couvert de sueur, de pisse et d’alcool, la fièvre jusqu'aux os et dans le cerveau pareil. « D’abord, y’avait les grands animaux. » Il raconte avec un petit rire qui s’étouffe en quinte de toux. Il serait bien remonté dans les méandres de la civilisation humaine pour ennuyer un peu son jeune compagnon et expliquer sa condition merdique, mais il réalise qu’il n'aura ni la force ni le temps de finir un tel discours avant le retour de sa belle guérisseuse. Et malgré ses yeux de sirène ensorceleuse, il sait pas trop encore s'il peut lui faire confiance. « Disons que j’reviens d’un p’tit séjour en Chine et que c’était ni trop reposant, ni parfaitement avec mon accord. » Il raconte avec l’air du vagabond qui en a vu d’autres. « Une p’tite action de rien du tout à Yulin pour lutter contre leur maudit festival. Mais y z'y tiennent à leurs traditions d'marde et z'ont pas trop apprécié que j’leur fasse subir le même sort qu’aux clébards s’tu vois c’que j’veux dire ! J'sais bien qu'j'aurais pas dû pousser si loin mais quand j’ai entendu les p’tits japper j’ai vu rouge et ça a déconnecté là dedans. » Il explique en se tapotant le crâne de l'indexe, les yeux écarquillés par la clarté de son récit dans lequel il se replonge totalement. « Alors avant qu'j'ai l'temps d'réfléchir voilà qu'c'est leur tortionnaire qui fini d'bouillir dans l’immense casserole et alors moi j’ai la gueule dans la boue et les flics qui m’tabassent avec leur matraque et leurs pieds et tout c'qui traîne en beuglant des sâle trucs et forcément j'y comprends rien. Mais j'comprends tout d'même bien qu'avec un coup pareil c'est un aller simple au trou et y'a pas moyen d'moyenner. Deux ans y m'laissent croupir dans leur maudit cachot. » Il se frotte le sourcil de son pousse et rit mollement, de ces rires sans joie quand on essaie de trouver un peu d’humour dans une situation qui nous en a fait voir des vertes et des pas mures. « Et puis un jour y'a comme une explosion qu'arrache le mur d'la cellule à mon voisin. Surement des amis d'l'extérieur qui viennent le tirer d'là. J'sais pas et j'm'en fou. J'sais juste que mon mur à moi il s'est ébréché dans la bagarre alors j'réfléchit pas : j'mets les voiles. J’me terre dans la nature le temps qu’ça s’calme un peu dehors pis j'm'en vais rendre visite à un vieux bouc qui m’dois une faveur et la semaine d’après j’suis sur un bateau en partance pour l’Australie, bien planqué comme une vulgaire chaussette avariée dans container rougeâtre. » Il grogne et s’agite sur son lit d’appoint comme si d’un coup tout lui rappelle cette traversée de l’enfer et la douleur fulgurante dans son vieux cul à force de s’assoir contre la taule qui danse et vibre et craque au grès des flots. « T’sais bien comme j’aime pas la mer moué, hein Bonnie ! » Il cherche son regard et accroche son bras comme pour appuyer son propos. « C’est c’maudit voyage qui m’a déglingué moi j’te l’dis. » Il conclut en omettant de préciser qu’il est de retour depuis presque deux mois déjà et que c'est un alibi assez fort pour innocenter le bateau de cette sombre histoire de grippe.
Dans les rues de Brisbane, il y avait un vieux cinglé.
Kyte & Rosa & Ambroise
Bonnie il ose, Bonnie il n’aime les limites que pour les dépasser. L’un des jeux les plus amusants, surtout avec des gens réactifs, et autant dire que d’ordinaire, Kyte fait bien parti de cette catégorie. Mais pouvoir le vanner sans contre-coup est aussi fun, puisque le pauvre homme est allongé sur ce lit de métal terrassé par une grippe. Une simple grippe qui l’empêche d’avoir son répondant habituel. Mais il a ce sourire en coin, et ce regard qui brille malgré son air sombre. Il aime bien aussi ce répondant et l’audace du plus jeune, qui n’a pas froid aux yeux et n’ouvre la bouche que pour dire ce qu’il pense. Ou pour faire preuve de sarcasme. Pas aujourd’hui cependant, et puis il rigole déjà des grommellements du vieux qui refuse de se voir appelé papy. Le jeune australien passe à la suite, lui rappelant qu’il fait ce qu’il veut quand il veut où il veut. En gros, il passait juste par-là, un miracle peut-être sinon ce cher Kyte serait à l’hôpital et bien dans la ‘‘marde’’ comme il le dit si joliment avec son accent. Et puis il lui raconte les changements qui a eu lieu dans son appartement, les nouveaux habitants. Si le chien n’est pas le pire, et s’il est effectivement certain que Kyte peut se contenter d’un bout de coussin, il a raison de prévoir la méfiance au sujet de Clément. Lui-même ne pourrait pas réellement prévoir ce qu’il va dire, ou comment, mais c’est une porte qu’ils peuvent éviter d’ouvrir tout de suite. Une personne de plus au courant est toujours une faille potentielle de plus.
Ambroise n’ajoute rien, il comprend que Kyte accepte la décision prise. Cependant, il réfléchit à la suite. Au cas où. Si le vieil ours est quand même amené par un concours de circonstances à n’avoir que chez les jumeaux pour se réfugier, ils ne pourront pas dire non sous prétexte de la présence de Clément. Sybille refuserait, déjà, et puis Bonnie aussi ne se voit pas agir ainsi. Alors, maintenant que l’activiste est de retour à Brisbane, il se met à penser aux bons mots à utiliser pour en parler à Clément, si le moment doit arriver. Ou, le bon mensonge... Les morts, eux, ne parlent pas, aucun risque qu’il reste ici donc, et c’est la meilleure option à leur disposition pour le moment. Et, évidemment, l’étudiant saute sur l’occasion de ce silence pour poser la question qui lui brûle les lèvres depuis qu’il a retrouvé Kyte. Mais le vieux, pour expliquer ce qu’il fiche ici, comme par parler des dinosaures. Ambroise baisse la tête en soupirant, avant de le regarder d’un air plus que blasé. La maladie fait son œuvre, par bonheur, et il n’a pas la foi ou la force de continuer sa plaisanterie. De plus, le temps va leur manquer avant le retour de la rousse.
Alors Kyte entame pour de bon son récit. Et Ambroise écoute sans un mot pour le déranger. D’abord la Chine. Pas par la muraille, ou la cité interdite, ou la gastronomie. La prison plus tôt. Et à cause du fameux festival de Yulin qui divise temps. Il ressent un frisson de dégoût en imaginant le carnage et les chiens. Mais tout autant lorsqu’il comprend immédiatement que l’homme, devenu effectivement fou, n’a pas pris de gants pour faire subir à l’un des tortionnaires ce que l’on faisait aux chiens. Pas mieux l’un que l’autre du coup, à son humble avis. N’empêche que la prison pour avoir ébouillanté – tué ? essayé au moins – un type, il saisit beaucoup mieux le pourquoi du comment. Deux ans. Il est resté deux ans dans sa cellule avant de s’en échapper, encore par miracle. C’est un homme chanceux le Kyte, y’a pas à dire. C’est le détenu d’à côté qui devait sortir, et qui a vu son mur se faire pulvériser pour cela. Celui du canadien en prend un coup par la même occasion, lui permettant de se faire la malle ni vu ni connu. Il retrouve un gars qui lui doit une faveur après avoir attendu que les choses se tassent, et le voilà dans la cale d’un bateau direction l’Australie. Rien que de s’en rappeler, et il tourne doucement au verdâtre. Bonnie s’en amuse, d’autant que c’est l’excuse utilisée pour expliquer son état présent.
« Oui bien sûr, le voyage, et pas du tout vivre dans la rue, dans la nature, ou dans une prison chinoise pendant deux ans... » répond-il avec ce petit sourire en coin. Avant de se passer une main dans les cheveux et de secouer la tête. Encore une fois, s’il ne le connaissait pas, il n’aurait pas cru la moitié de ce qu’il vient d’entendre. « T’as encore un bol improbable que l’évasion du type à côté, hein, à côté déjà, fasse péter ton mur, à toi. On dirait un film tellement les probabilités sont basses. » Un calcul rapide, automatique, et oui. Il a eu beaucoup de chance. « Et qu’on te retrouve pas ensuite, mais bon ça tu sais y faire j’imagine. La traversée en bâteau c’est carrément rien à côté », se marre-t-il, juste au moment où Rosa revient. Il se tait alors, en s’intéressant plutôt à ce qu’elle a apporté comme médicaments. Et comme bouffe. Elle a visiblement su écouter les demandes de Kyte, pour ce qui est de la nourriture, car elle a bien pris ses dispositions niveaux médicaments. Sûrement au cas où son cas s’empire, mais Bonnie a confiance, il en faut plus pour abattre ce type, sinon il serait déjà mort depuis bien longtemps. Ambroise se recule légèrement de sa position proche du lit, et la laisse faire son métier.
Puis lui vient l’idée de regarder l’heure, pour se rendre compte qu’il a déjà trop traîné. Il s’assure auprès de la légiste qu’ils sont bien d’accord, lui donne son numéro au cas où il y a des soucis, puis retourne auprès de Kyte avec un sourire mielleux sur le visage. « Allez mon vieux papy, tu te remets d’aplomb et tu écoutes ce que dit la dame d’accord ? » le nargue-t-il avec un ton léger et une petite tape sur la joue. Il se redresse assez vite, prévoyant déjà de se faire attraper par le col mais Kyte n’est pas assez en forme. « Je repasse bientôt, et d’t’façon je sais que tu sais comment m’joindre, alors hésite pas. Ou Sybbie d’ailleurs, j’vais la prévenir. » l’informe-t-il, en guise d’au revoir quasiment. Totalement même. Puisqu’il tourne les talons peu après un regard de compréhension mutuelle échangé. Il ne lui souhaite pas un bon rétablissement. Ça n’est pas comme ça qu’il fonctionne. Et puis il l’a dit une fois ça suffit. Sous le couvert de l’humour certes mais ça compte. Ayant décliné l’offre de la jeune femme de le raccompagner à la sortie, il parvient à se retrouver dans le dédale en suivant sa mémoire qui le mène bel et bien au dehors.
Dans les rues de Brisbane, y'avait un vieux cinglé
Rosa, Ambroise & Kyte
« Pas du tout, pas du tout. » Kyte répond d’une voix molle, trop terrassé par la fièvre pour noter l’ironie de son jeune compagnon. Il repère pourtant ce petit sourire au coin de ses lèvres et ça lui met la puce à l’oreille alors il fronce les sourcils pour se donner l’air du type qu’il vaut mieux pas prendre pour une bille. Une méthode dissuasive qui marche plutôt bien parce que le brave p’tit Bonnie s’émerveille maintenant de la chance du vieux fou. « T’parles. Crois moi j’aurais mieux fait d’être une star de cinéma. C’est qu’au moins j’aurais un vrai lit et des tas d’groupies plutôt qu’un panier d'carton et les putes bien en chair du coin d’la rue pour m'tenir chaud ! » Son ricanement gras se noie dans une quinte de toux qui lui arrache un grognement désabusé. « Haaah maudite crève ! » Il grogne en remontant la fermeture éclair de son blouson pour tenter de couvrir sa gorge qui le gratte et l’emmerde. La doc belle comme un cœur revient à ce moment-là comme par magie alors Bonnie il s’écarte et elle prend sa place pour lui filer quelques pilules et un grand verre d’eau. Quand elle lui dit que c’est pour sa fièvre et les courbatures dans ses membres il se fait pas trop prier et avale le tout d’une traite et fait claquer sa langue comme s’il venait de s’enchaîner une pinte de bière cul sec (question de virilité, tout ça). Une fois les médocs en route vers son estomac, la rouquine l’aide à se relever et pose une assiette sur ses genoux. Kyte la regarde d’un air dubitatif. Les poireaux ressemblent à des petits copeaux de bois pas assez cuits et les brocolis font tellement la gueule qu’ils sont pas loin de se désintégrer en une bouillie verdâtre. Bordel, il vendrait ses reins pour un bon seitan mariné dans du vin comme elle fait la Jaimie. Mais y’a que ça ici, et c’est déjà plus que ce qu’il avait à se mettre sous la dent en taule ou dans la cale du bateau et son ventre il gueule que c’est pas trop le moment de faire le difficile. « Merci Doc’. » Il dit en prenant une bouchée tellement grosse que le jus de légume tiédasse glisse le long de ses lèvres sèches. « ‘fait tellement longtemps qu’j’ai pas bouffé qu’c’est presque bon tiens ! » Il commente, soucieux de montrer sa reconnaissance – à sa façon. Et puis comme il s’empiffre de légumes, elle sort une autre petite boite de sa poche et la glisse dans la paume de sa main en lui recommandant de prendre une pilule par jour pendant les repas, et un grand sourire fend sa face fripée quand il lit l’étiquette. « B12. Bien vu. » Il la remercie d’un hochement de tête et glisse le cacheton miracle dans son gosier. Sûr qu’il est carencé vu la merde qu’on lui servait en taule, et la viande qu’il refusait de bouffer. Mais ça, pas question de l’avouer évidemment !
Il est déjà au milieu de sa pitoyable assiette quand Ambroise revient à ses côtés. Il taquine encore, le jeune con. Il tire sur la corde et le fait se sentir comme un vieux putois et comme un gamin irresponsable dans la même phrase. « Pas mal. » Il concède avec un sourire acerbe qui découvre ses dents décorées de bouts de verdure. C’est plus fort que lui, il peut pas s’empêcher de remarquer une bonne insulte tout en finesse dans ce genre. Il aurait bien aimé rétorquer un truc aussi bien trouvé mais une fois de plus son cerveau grillé lui fait défaut, alors ses traits se renferment d’un coup et ses sourcils projettent une ombre sur ses yeux de glace. « Allez allez. Tire-toi donc maintenant. Et t’fais pas d’bile va. L’est pas encore né le virus qu’arrivera à m’terrasser. » Il grommelle en se détournant, soudain irrité de l’attention qu’on lui témoigne, des soins qu’on lui prodigue. Ça le fait sentir comme un clébard blessé et il aime pas laisser entrevoir les brides d’une vulnérabilité qu’il n’ose même pas s’avouer. Fort heureusement, le môme c’est pas un grand sentimental non plus. Il tourne les talons après un regard appuyé et disparaît sans états d’âme. Pas comme Jaimie qu’en aurait fait tout un plat et aurait insisté pour qu’il prenne un bain, dorme dans un lit. Pour sûr qu’elle lui aurait aussi collé un thermomètre entre les lèvres et un torchon humide sur le front. Les femmes. Toutes des créatures trop sensibles. Et même s’il aime bien leur douceur, y’a pas à dire, il préfère qu’elles restent éloignées quand il est réellement en position de faiblesse. C’est qu’il leur fait pas si confiance que ça à ces vipères. Heureusement, la légiste n’a pas l’air de ressentir le moindre instinct maternel à son égard. Elle lui installe quelques couvertures dans un coin de la pièce et cale un coussin sous sa nuque. Il écoute ses instructions concernant les pilules à alterner et sa prochaine visite, puis la regarde s’éloigner vers la porte. La lumière s’éteint, le silence retombe sur la pièce, et Kyte se sent lentement glisser vers un repos bien mérité. Tout est si calme qu’il lui semble presque entendre les morts murmurer. Et sur cette dernière pensée étrangement réconfortante, il bascule lentement dans l'ombre qui l'avale.