Chad s'était préparé à essuyer le revers de leurs premières divergences, persuadé que la confidence de son aversion pour l'art contemporain n'avait que peu de chances de faire mouche auprès d'une employée du musée d'art moderne de la ville. Il entendait déjà le dédain camouflé de ceux qui, sous prétexte d'être offusqués par des goûts incompatibles, prenaient ce ton mielleusement indigné. Joanne n'avait pas choisi meilleur moment pour lui donner tort, et s'illustra à nouveau par ce raffinement que le jeune homme n'avait pas fini de lui reconnaître. Malgré lui, il esquissa un sourire amusé, qu'il savait motivé par la surprise agréable de la découvrir encore un peu plus similaire à lui, et se maudissait de ne jamais avoir eu de membre de sa famille pour qui se serait imposé le même constat. "C'est tout l'exercice de cet art, je crois. Il n'a de sens que pour ceux qui s'y intéressent." Il se garda néanmoins de dire qu'il ne s'ennuyait pas encore assez dans sa vie pour se rompre à la masturbation intellectuelle, et laissait ce plaisir aux plus nantis, dont la culture, comme l'argent, ruisselait tant qu'ils ne savaient plus quoi en faire. Lui, n'était assez riche dans aucun de ces domaines pour se permettre des digressions. Contrairement à leur conversation, qui ne suivait que le fil interrompu de leurs points communs. Cependant, s'il s'était permis de douter de la réaction de Joanne quelques instants plus tôt, il n'avait aucun doute que des sujets comme la politique ou la religion ne pourraient pas les mettre d'accord. Et peut-être qu'au fond, il attendait cette confrontation comme la première épreuve de leur amitié naissante, tout comme la preuve que Joanne était capable d'avoir et de défendre ses propres convictions, avec toute l’humilité qu'il lui devinait. Il resta muet quelques secondes, comme abasourdi par la riposte de la blonde, parce qu'en dépit de ses efforts de réflexion il ne parvenait pas à mettre le doigt sur un moment de sa vie où il n'avait pas eu le choix. Oh il en avait des exemples, mais le recul lui avait appris que ce qu'il avait longtemps considéré comme une contrainte n'avait été que le fruit de ses propres décisions. "Aaah l'indécision... c'est bien la preuve qu'on a toujours le choix. Et est-ce que ne pas choisir n'est pas un choix, finalement ?" questionna-t-il en levant les yeux au ciel, ses doigts entourant son menton d'un air grandiloquent. Puis il laissa son regard retomber à nouveau dans un bref éclat de rire. "Quel philosophe je suis aujourd'hui !"

S'il s'était rétracté assez tôt pour ne pas laisser le champ libre à la mélancolie, Chad avait cru percevoir la tristesse dans l'hésitation de Joanne. Elle qui avait été si coopérative depuis le début de leurs échanges n'avait pu faire autrement que se terrer dans ce mutisme passager qui caractérisait la gêne. Chad ne lui en avait pas voulu de vouloir s'épancher sur ses problèmes à lui, lorsqu'elle lui avait renvoyé la balle comme l'aurait fait un psychologue lors d'une consultation, mais il lui avait été reconnaissant de se rattraper en lui concédant quelques confidences en retour. Sans doute s'était-elle rendu compte d'en avoir exigé trop pour se préserver, et Chad s'en voulait à son tour de ne lui arracher ses secrets que par excès de politesse de sa part. Il aurait préféré qu'elle se confie de son plein gré plutôt que par scrupules. "Désolé pour tout ça." dit-il sobrement, après avoir écouté la jeune femme avec une attention penaude. "J'espère aussi... on garde un peu de distance en ce moment. C'est difficile de retrouver un équilibre sain après des années de vie commune. Il faut du temps pour perdre tous ces automatismes, mais en même temps si nous avons divorcé ce n'est pas pour garder la même proximité. Sinon nous serions restés ensemble, non ?" Il laissa planer cette dernière phrase, comme s'il s'agissait de réflexions personnelles qui n'avaient pour autre but de le convaincre lui-même de la légitimé de l'éloignement tacite entre Kelly et lui. "Oui, je crois qu'il vaut mieux arrêter les frais pour cette fois." concéda-t-il avec un rictus, lorsque Joanne souligna le tournant tragique qu'avait pris leur discussion. "Pas de soucis en tout cas, je sais que tu me rendras la pareille. En attendant, tu pourrais au moins me montrer quelques photos sur le chemin du retour." affirma-t-il en enjoignant Joanne à prendre avec lui le sens inverse de leur itinéraire.