Les réunions de famille n’avaient jamais été une activité que Leonardo chérissait. Les dîners en tête-à-tête avec ses parents y ressemblaient beaucoup, à l’exception près qu’ils n’étaient que trois ; quand on réunissait les oncles et les tantes et les cousins, lesdits repas prenaient des allures de cauchemars qu’il essayait de fuir à tout prix, s’absentant dès que l’occasion s’y prêtait. Son grand départ vers l’Australie avait été l’occasion tant rêvée de fuir ce monde d’apparences et hypocrisies ; s’il s’était retrouvé seul pendant de longues années, l’arrivée de Nunzio avait changé la donne. Il avait été très réticent à l’idée de revoir son aîné, qu’il avait vu pour la dernière fois à son départ de New York, sept ans plus tôt. Il avait reconstruit sa vie en autarcie totale, loin de tous les autres Grimes, et ça s’était excellemment bien passé ; pourquoi changer cela ? Bien malgré lui, il s’était rendu compte que son frère et lui n’étaient pas, contrairement à ce qu’il aimait penser, des parfaits inconnus qui pouvaient profiter de la taille de Brisbane pour s’entre-ignorer. Au fil des jours et des semaines, ils avaient fini par se revoir de plus en plus souvent, retrouvant un lien qui n’avait jamais pu fleurir auparavant. Et puis, une Milena en détresse avait toqué à sa porte ; il l’avait accueillie comme si de rien n’était, comme s’ils s’étaient quittés une semaine à tout casser, comme si rien n’avait jamais changé. Pourtant, ça avait été compliqué pour les deux adultes de retrouver un rapport idéal, et ils avaient beaucoup titubé avant de pouvoir partager à nouveau une certaine complicité. Du coup, il ne put s’empêcher de s’affoler en apprenant que Cade les avait rejoints sur Brisbane ; il avait de suite appelé Milena, sachant qu’il pouvait lui en parler sans être jugé ou critiqué. Et si son aînée le soutenait toujours, en parlant avec elle il avait tout de même compris qu’il ne pourrait pas l’éviter pour toujours, et qu’ils allaient bien devoir reprendre contact – qu’ils le veuillent ou non. Il avait raccroché en soupirant, essayant de trouver la force de faire le premier pas, d’aller contre tout ce que ses instincts lui dictaient ; malheureusement, Leo’ n’avait jamais été connu pour sa force. Il s’était donc retrouvé à annuler deux fois, tout simplement parce qu’il redoutait – et pas qu’un peu – une telle rencontre. La troisième fois, il s’était dit que ça ne pouvait pas continuer éternellement, et que Cade finirait par baisser les bras s’il décalait leurs retrouvailles à chaque fois. Ils s’étaient donc donnés rendez-vous dans une pizzeria de Redcliffe qu’il connaissait depuis quelques années, et qui offrait entre autres des excellentes pizzas végétaliennes – la clé pour le cœur du Grimes. Le jour J, il avait changé de tenues plusieurs fois devant son miroir, craignant d’être trop habillé ou pas assez, d’être trop formel ou trop familier, d’être… trop Leonardo, peut-être. Il s’était décidé pour une chemise à carreaux assez sobre et des pantalons noirs, en bonne partie parce qu’il n’avait pas vu l’heure filer ; pour une fois qu’il s’était décidé à sortir, il ne voulait pas être en retard.

Si la pizzeria n’était pas très loin de son cher studio, elle l’était tout de même assez pour qu’il arrive légèrement en retard ; son frère se trouvait déjà devant la porte, visiblement en train de l’attendre. Il pressa un petit peu son pas, ne sachant pas comment ils étaient censés se saluer une fois retrouvés. Était-il censé lui faire la bise ? Lui serrer la main ? Le prendre dans ses bras ? Il décida que c’était peut-être un peu tôt pour autant de contact physique, et il se contenta d’un simple signe de main une fois arrivé à son niveau. « Hey. Désolé, j’ai vraiment essayé de me dépêcher. J’espère que t’attends pas ici depuis trop longtemps ? » Trop de sentiments et ressentis se mélaient en lui, au point qu’il préférait tout enfuir plutôt qu’y penser. Il ne put en revanche pas s’empêcher de remarquer à quel point Cade et lui étaient différents depuis leurs dernières rencontres. Il ne savait même plus à quand ça remontait, mais c’était bien loin dans le passé. « T’as… tellement changé. On dirait presque un adulte responsable, maintenant. » Il avait dit cette dernière phrase en souriant, le taquinant gentiment. Il ne savait pas vraiment ce qui se passait dans sa vie à lui, mais il ne reconnaissait plus le jeune adulte enragé qu’il avait quitté à New York. Mais il était sûrement enfui quelque part, prêt à le surprendre aux moments où il s’y attendrait le moins. « Allons-y gaiement, je meurs de faim. » Et surtout, s’ils étaient occupés à manger ils pourraient supporter plus facilement d’éventuels blancs dans leur conversation. Les deux rentrèrent dans la pizzeria, qui était encore loin d’être remplie de monde. « Du coup, comme je crois avoir raté un gros chapitre… qu’est-ce que tu fais à Brisbane ? » S’il n’était pas sûr de comment la soirée allait se dérouler, il était tout de même curieux de savoir ce qui avait poussé son aîné à croiser le Pacifique ; toutes ces années, ils n’avaient eu que de très sporadiques nouvelles l’un de l’autre, ce qui faisait qu’il ne connaissait pas grand-chose de sa vie. Or, malgré tout ce qui avait pu se passer dans leur famille, il n’avait pas envie de faire face à un étranger tout du long de leur dîner.

Cade avait enfin posé ses valises à Brisbane. L'endroit précis que Milena n'arrêtait pas de lui vanter les quelques fois où il s'étaient eu au téléphone depuis le débarquement de la jeune femme auprès de ses petits frères. "Je suis certaine que tu t'y plairait !" qu'elle lui avait lancé plusieurs fois en essayant de dissimuler quelques mots sur la situation par ci par là. Jusqu'à maintenant, l'effet Australien et la perspective d'une réunion de famille ne lui disait pas trop. Enfin, réunion de famille... plutôt rassemblement de la fratrie Grimes puisque, fort heureusement, les parents n'étaient pas de la partie. Les récents événements survenus dans son boulot avait beaucoup fait réfléchir l'agent fédéral qu'il était mais surtout le frère aîné qui sommeillait en lui. Cade avait une sœur et deux frères et il lui semblait qu'il les avait trop longtemps délaissés, eux et sa responsabilité de ne pas les laisser seuls. Il avait certes des nouvelles de Milena et c'était d'ailleurs la première qu'il avait été voir en arrivant sur le sol australien. Leurs retrouvailles s'étaient passés de façon joyeuse au départ, et puis les conversations s’enchaînaient, des sujets plus sérieux avaient été mis sur le tapis. Des sujets que Cade aurait voulu éviter mais après tout... il était là pour ça. Pour mettre le nez dans la farine, s'en prendre plein la face et puis se relever pour accomplir ce qu'il était venu accomplir. Il n'avait cependant plus de nouvelles de ses deux frangins, Nunzio et Leonardo depuis quelques années. Il n'était même pas certain que ces deux là veuillent bien le revoir un jour, ni même quelles seraient leurs réactions en le sachant dans le coin... Tout était si flou entre les garçons Grimes qu'il semblait à l’aîné que tout restait à faire... Il avait donc tenté de contacter Leonardo, celui dont le parcours avait quelques points communs avec le sien et qui serait certainement plus à même de comprendre les choix que le grand frère avait fait il y avait deux décennies. Mais voilà... Leonardo trouvait à chaque fois des excuses pour repousser cette rencontre et Cade avait finit par croire que ce jour n'arriverait jamais et que son petit frère n'était pas prêt à le laisser entrer dans sa vie.

A sa grande surprise, la troisième tentative fut la bonne et le rendez-vous fut donné devant une pizzeria. Ouais... se retrouver devant de la bouffe permettrait sûrement de faire passer les quelques petites choses qu'ils avaient à se dire. Enfin, si Leonardo était ouvert à cette supposition. Cade sourit pour lui même et se vêtit rapidement d'un jean quelque peu usé sans être déchiré, d'un tee shirt gris possédant deux boutons sur le col qu'il laissa ouvert et il enfila une veste en jean noir par dessus. Il ne voulait pas faire de chichis et d'ailleurs, la question ne se posa pas quand il se regarda une dernière fois dans le miroir quant à sa barbe naissante. L'agent fédéral était bien trop habitué au rasage de près imposé par son travail. C'était l'occasion de prendre un peu de recul et d'être enfin lui même. Il devrait l'être devant son frère... ce serait primordial !

Quand Cade arriva devant le lieu convenu et après s'être garé non loin de là, il constata qu'il était le premier. Hm... ce n'était guère son habitude. Il jeta un oeil à sa montre et fourra ses deux mains dans ses poches de veste. Cinq petites minutes et Leonardo fit son apparition. Un jeune homme aux traits physiques reconnaissables des Grimes, quelques traits de leurs pères qu'il lui semblaient être flagrants. Cade ne le lâcha pas de regard, ne sachant pas trop bien comment l'accueillir. C'était... à la limite du gênant. Il esquissa quand même un sourire. - Hey ! Non t'en fais pas. D'habitude c'est moi qui me fait attendre alors... Ca c'était plus que vrai. Leo n'allait tout de même pas commencer à s'excuser alors que des excuses... il y en aurait probablement dans le fond de leur conversation. Cade grimaça à la deuxième réplique de son frangin. Ca sonnait presque comme une pique. "Un adulte responsable ?" Mouais, ça reflétait bien l'image que Leonardo avait de lui quand ils étaient encore enfants et que Cade se rebellait sans cesse au nez de leur père. L'ainé se regarda lui même des pieds à la tête et reposa le regard sur son frère. Il n'y avait pourtant rien sur lui qui pouvait le qualifier de "responsable". Encore, aurait-il été en costume professionnel... - Oh.. ça doit être la barbe ! Fit-il de façon ironique en se passant les doigts sur le menton. Il montra brièvement Leo du doigt. - Toi t'as bien grandi ! T'arriverais presque à rivaliser avec cet espèce de gros ours horrible que t'avais dans ta chambre quand t'étais gosse ! Un petit souvenir qui lui tira un grand sourire. Taquinerie, histoire de voir si on pouvait rigoler ou bien si c'était un peu prématuré. Cade reprit son sérieux brutalement et suivit son frère à l'intérieur.

On leur indiquait une table de deux personnes sur laquelle ils prirent place face à face. Cade retira sa veste et la déposa sur le dossier de sa chaise. Déjà, des odeurs délicieuses de pizza cuite au feu de bois arrivaient jusqu'à lui. Il leva les yeux sur Leo tout en s'installant. - J'viens prendre un peu de vacances ! Milou m'a laissé entendre que c'était un petit paradis ici ! Son sourire s'évanouit de nouveau et il reprit plus sérieusement mais pacifiquement. Il n'était pas là pour mentir à ses frangins. Il leur cacherait simplement quelques détails, comme ce qui s'était passé... le déclic qui lui avait permit de réaliser l'importance d'être une famille. - Non... pour tout avouer... j'avais besoin de revenir aux sources. Et je ne parle pas de Londres ou des parents. Un serveur leur apportait les cartes. Cade en attrapa une et continuait. - Trop d'années sont passées Léo. Je compte bien revenir jouer à l'aîné rabat-joie et emmerdeur de première ! Un haussement de sourcils vint ponctuer cette dernière phrase. Il ouvrit son menu et le consulta.

Peut-être que les deux frangins allaient pouvoir prendre un nouveau départ. Du moins, c’est ce que Leonardo se disait pour relativiser et rester optimiste au sujet de leur rencontre ; peut-être que maintenant qu’ils étaient bien éloignés de leurs parents, tout leur passé allait soudainement disparaître pour leur laisser le temps de créer de nouveaux liens, de nouveaux souvenirs. Peut-être que comme avec Milena, au bout d’un petit moment de tâtonnements ils allaient trouver un équilibre et une façon de faire marcher leurs rapports, sans que personne ne soit blessé au passage. Pour l’instant ils n’en savaient encore rien, mais une chose était sûre : si Leonardo s’était encore réfugié dans son petit studio pour éviter les mauvaises éventualités, ils n’auraient jamais pu expérimenter les bonnes. Et tant qu’ils n’essayaient pas, leur relation restait tout simplement au point mort, sans qu’aucun des deux ne sache si c’était pour le mieux ou pour le pire. S’ils essayaient et que rien ne marchait pour eux deux, au moins ils n’auraient pas de regrets. Mais Leonardo n’avait pas envie d’effacer son frère de son existence ; il en avait déjà fait de même avec ses parents, et Cade n’avait pas grand-chose en commun avec eux. Et il savait aussi que Milena et lui avaient toujours été proches, et s’il refusait de voir son aîné, sa sœur allait sûrement en souffrir aussi. Or, le petit benjamin n’avait pas envie d’être la cause d’une nouvelle destruction de leur fratrie, qui avait littéralement traversé des océans pour se réunir. Mais il n’y avait aucune raison que les choses ne se passent pas bien, et Leonardo s'agrippait à tous ses espoirs.

Si sa première réaction en voyant Cade avait été de l’insécurité – depuis le temps, il ne savait pas vraiment comment ils étaient censés se saluer – il fut assez vite rattrapé par une sorte de triste nostalgie, pour tous ces moments qu’ils n’avaient jamais pu partager. Leonardo était encore petit quand Milena et lui avaient quitté la maison familiale, mais il gardait tout de même quelques rares et sporadiques souvenirs de la période qui avait précédé leur départ – souvenirs qu’il n’avait pas l’habitude de se remémorer, du moins pas à propos de Cade. Mais les deux frères avaient eu énormément de temps pour grandir, au point où Leonardo se demandait s’ils n’étaient pas devenus presque des étrangers l’un pour l’autre ; il ne connaissait pas son métier, ni sa vie, ni ses passions, rien de tout ce qui faisait de lui la personne qu’il était. Mais il espérait que leur soirée pizza soit un premier pas vers quelque chose de plus profond. À la remarque sur son vieil ourson en peluche, il se contenta de ricaner doucement ; sa taille était bien tout ce qu’il avait comme argument pour sa croissance. « J’ai aucune idée de la fin qu’il a fait, d’ailleurs. Mais c’est vrai qu’avec le recul, il était loin d’être mignon. » Pour ne pas dire clairement laid, pour être honnête. Depuis le temps, ses parents avaient sûrement dû s’en débarrasser ; Leonardo n’ayant pas eu la place pour l’emmener, il avait dû le laisser à New York, pour ne plus le revoir – mais c’était peut-être mieux ainsi.

Les deux Grimes ne tardèrent pas à rentrer dans la fameuse pizzeria, et alors qu’ils s’installaient Cade expliquait à son benjamin les raisons de son arrivée à Brisbane. Il ne pouvait certainement pas le blâmer de ne pas être retourné à New York ou à Londres – ça faisait bien trop d’années que Leonardo n’était pas retourné sur le sol américain ou britannique, et il ne s’était jamais aussi bien porté. Un serveur leur apporta les menus, et il consulta le sien tout en sachant déjà parfaitement ce qu’il allait commander. « Je te rassure, je pense pas que t’auras de mal à remplir le rôle. » Il lui fit un clin d’œil – comme Milena en faisait tout le temps avec lui, il avait commencé à prendre cette même habitude avec elle – histoire de montrer qu’il ne le pensait pas vraiment, même si sa voix était assez légère pour montrer qu’il ne prenait pas vraiment ça au sérieux. « En vrai oui, je comprends. J’espère que tu te plairas ici, y’a plein de coins qui sont beaucoup plus chouettes qu’on s’y attendrait. Comme ça fait genre dix ans que je suis ici, si un jour d’as besoin d’un guide… » Avec le temps qu’il avait passé dans le Queensland, Leonardo était devenu une sorte de vieux croûton, spécialisé en bonnes adresses végétaliennes et suffisamment cheap pour qu’un étudiant puisse y aller de temps en temps. « T’as déjà eu le temps de parler à Nunzio ? Parce que pour être honnête, je l’ai presque pas reconnu la première fois. » Tout comme Cade, son deuxième aîné – même si leur différence d’âge était bien plus petite – avait incroyablement changé pendant les nombreuses années où leurs chemins ne s’étaient pas croisés. Mais c’était sûrement pour le mieux, leur donnant la place pour évoluer loin de l’influence pas-toujours-positive de leurs chers parents. « Faudrait qu’on se voie tous les quatre un jour. Faudra faire coïncider tous nos emplois du temps et c’est un exploit en soi, mais quand-même. » Avant que son frère n’ait eu le temps de répondre, un serveur débarqua de nulle part pour prendre leurs commandes, faisant légèrement sursauter un Leonardo qui ne s’y attendait pas vraiment. « Pour moi, ce sera une marguerita vegane. Et toi, Cade ? » Encore une des mille choses qu’ils avaient à apprendre l’un de l’autre : leurs pizzas préférées.

Se retrouver comme ça, face à Leonardo, après tant d'années passées si loin l'un de l'autre... c'était à la fois réconfortant et malaisant. Cade se retrouvait face à un jeune homme aux allures d'adulte. Il était loin, l'enfant qu'il avait quitté en fuyant le foyer familial, le petit dernier dont il ne connaissait pas grand chose déjà à l'époque. L'aîné prenait une sacré claque dans la figure, même s'il usait de plaisanterie en comparant son frangin à cette peluche qui gardait sa chambre et qui était pourvu d'un noeud papillon tout à fait...horrible. Le temps avait passé. Ce n'était pas seulement la taille de Leonardo, sa capacité à vivre seul ici à Brisbane qui le prouvaient. C'était aussi dans l'air, dans cette petite retenue qui se dressait entre les deux frères et qui avait clairement empêché toute démonstration d'affection de se montrer. Ils ne s'étaient pas pris dans les bras, ils n'y avait eu aucun contact entre eux. Pourtant Cade ressentait au fond un certain réconfort. Léo avait accepté de le voir, c'était un premier pas vers de probables explications, et peut être même vers la construction possible du lien qu'ils n'avaient jamais eu. Le quasi-quarantenaire était bien décidé à faire en sorte que tout se passe bien. Il ne pourrait pas faire oublier sa trop longue absence, comme Milena le lui avait bien fait comprendre, mais au moins, il ne cacherait rien et tenterait de rassurer sa fratrie sur l'avenir.

Les yeux de Cade parcouraient le menu. Ils passaient d'un nom de pizza à une autre en percutant sur la réponse de Leo. Là, il le regarda. Comme il n'avait aucune idée de la réaction que le benjamin allait avoir face au retour de son ainé, Cade s'était fié à ce que Milena avait bien voulu lui dire. Il avait cru comprendre qu'il serait compliqué de leur faire accepter, à Nunzio et à lui, ce besoin de liens familiaux qu'il ressentait à présent. Alors, en mettant les pieds dans le plat, il s'attendait plutôt à une réflexion bien placée et bien méritée qui aurait montré toute la réticence de Leonardo à laisser son frangin entrer dans sa vie. A la place, il eut le droit à une petite marque d'ironie, accompagné d'un clin d'oeil. Bon Sang ! Ça lui faisait pensé à lui même ! Mais il appréciait, et un petit sourire se dessina sur ses lèvres avant qu'il ne repose son attention sur le menu. - Ça c'est une bonne idée ! Fit-il en pointant brièvement Leo du doigt. - Je compte sur toi pour m'indiquer les bars qui servent les meilleures bières. Et on s'arrêtera dans chacun d'eux pour aborder un sujet différent. T'en penses quoi ? C'est un bon programme ! Bien entendu, au delà des pintes qu'il pourrait s'envoyer, Cade voyait là une opportunité de partager quelques moments avec Leonardo. Il pourrait lui faire visiter la ville, lui montrer de quoi était fait son quotidien depuis dix ans. De cette façon, ils pourraient rattraper  le temps perdu, ou presque...

- Non pas encore. Je procède étape par étape... Le regard de Cade quitta une nouvelle fois les pages du menu pour se poser sur son petit frère. Un air un peu plus grave se lisait désormais dedans. - Entre toi et moi, je pense pas que Nunzio soit très ouvert à un rapprochement fraternel aussi soudain. Surtout s'il s'agit de son ainé rebelle. Leonardo et lui possédaient encore des points communs, il en était sûr. Avec Nunzio, c'était différent. Nunzio avait toujours fait la fierté des parents pendant que Cade se battait bec et ongles pour sortir de leur influence. Tous les deux n'avaient pas les mêmes desseins, les mêmes envies à l'époque et il doutait que ce soit autrement aujourd'hui. Il le contacterait. Bien sûr. Il chercherait à le voir et à se rapprocher de lui comme il le pouvait. Mais il prenait des gants et préférait, en amont, s'assurer du soutien de Milena et de Leonardo. - Ça ne me pose pas de problème. Je ne reprendrai pas mon service avant un bon moment alors... Devait-il déjà s'engager sur cette conversation dont il n'était pas très fier ? - Vois avec Nunzio s'il est d'accord et je verrai avec Milou si elle peut se libérer un de ces quatre ! C'était un plan qui se tenait mais que Cade redoutait un peu. Lui, le dernier arrivé en Australie voulant renouer les liens avec eux qui étaient bien installés dans leurs vies et qui n'avaient pas forcément besoin de lui... Ce serait peut être l'occasion de tout mettre à plat une bonne fois pour toute.

Cade ferma le menu et le tendit au serveur. - Une orientale et... est-qu'on peut avoir de l'huile bien piquante ? Plissant les paupières pour conforter ce besoin, Cade sourit et le serveur s'éloigna vers les cuisines. L'aîné croisa ses doigts, coudes posés sur la table et regarda Leonardo avec un léger air surprit. - Vegane ? Sérieusement ?! Là dessus, ils avaient des goûts bien disctincts... Ils n'avaient vraiment pas vécus de la même façon ces quelques vingt dernières années. - Bien, alors racontes moi ! Milou n'a rien voulu balancé alors tu as l'exclusivité. Comment ça va pour toi ici ?

Si Leonardo avait redouté les retrouvailles au point de les annuler non pas une mais deux fois, il devait reconnaître qu’il avait un avantage certain face à son aîné. Après tout, ils se retrouvaient dans une ville dans laquelle il venait de débarquer – contrairement au benjamin des Grimes, qui y habitait depuis maintenant une bonne dizaine d’années – et dans des circonstances qui ne mettaient clairement pas Cade à son avantage. Mais en dépit de tout cela, Leonardo était toujours tendu, ne sachant pas vraiment sur quel pied ils étaient censés danser ; il n’avait aucune envie de ruiner le semblant de complicité qui pouvait s’instaurer entre les deux au cours de la soirée, mais il ne savait pas vraiment comment s’y prendre. Tout ce qu’il savait, c’est qu’ils ne pouvaient pas vraiment se parler et se comporter comme si de rien n’était, tout simplement parce qu’il y avait une sacrée histoire entre eux. Si les liens de sang ne suffisaient pas à donner un lien – et Leonardo était très bien placé pour savoir ça – ça ne les empêchait pas d’avoir vécu des choses très similaires, voire identiques. Tout comme lui par exemple, Cade n’avait pas vraiment été l’enfant que leur père avait prévu avoir. Milena avait rempli ce rôle à la perfection – comme tout ce qu’elle faisait, après tout – et Nunzio avait toujours réussi à gagner l’approbation de ses parents sans pour autant suivre leur chemin. Quant à lui, Leonardo avait énormément souffert de ce décalage entre le fils dont son père rêvait et la personne que lui était vraiment, d’où son départ précipité vers l’Australie une fois son lycée terminé. Ça ne l’aurait donc pas étonné d’apprendre qu’il en avait été de même pour Cade, mais il ne pouvait pas savoir tout ce que son frère avait vécu, tout simplement parce que ça faisait plusieurs années que leurs contacts avaient été plus que sporadiques. Mais il y avait sûrement plus qu’un nom de famille pour les réunir ; du moins, c’est ce que Leonardo espérait.

Les deux frères étaient donc face à face, chacun face à son menu, que le benjamin ne connaissait que trop bien. La pizzeria dans laquelle ils se trouvaient était celle chez qui il commandait quand il n’avait pas trop la foi de s’habiller pour chercher sa commande, et celle où il emmenait tous ses amis pour qu’ils puissent goûter leurs recettes. Il ne put s’empêcher de lever son regard en souriant quand Cade évoqua un tour des bars de la ville. Étrangement, ça ne l’étonnait pas vraiment de sa part. « Ce sera aussi l’occasion de te montrer les urgences, je ne tiens pas assez bien l’alcool. » En réalité, l’idée ne semblait pas aussi affreuse qu’il l’aurait cru, exception faite pour l’éventuel passage à l’hôpital. Mais de bar en bar et de boisson en boisson, ils auraient eu l’occasion de papoter de tout et rien, de sujets importants aux informations les plus futiles de leurs vies respectives. Mais malheureusement, il craignait que l’alcool ne serve de cache-problèmes, comme s’ils avaient décidé de tout ignorer en espérant que ça ne crée pas de soucis supplémentaires. Une telle réflexion l’attrista un peu, et il retourna la conversation vers un nouveau sujet, Nunzio. À un certain moment Cade allait bien devoir le contacter lui aussi, mais Leonardo comprenait qu’il n’ait pas déjà sauté le pas, encore plus en voyant l’expression qu’il avait. Après tout, les choses avaient toujours été un peu plus tendues entre eux, en grande partie parce qu’ils partageaient un caractère très fort – contrairement à lui, qui était bien plus calme. Et si son rapport avec leurs parents avait d’abord été une raison de sa réticence à la retrouver, il avait découvert une véritable personne, qui n’avait rien de la marionnette de Monsieur et Madame Grimes. « Ça se comprend. Mais ça pourra pas être pire que quand on était à New York, tu me diras. » Il sourait doucement à son frère, évoquant un temps que les deux avaient clairement préféré laisser derrière eux. Il reprit la parole en haussant légèrement des épaules, montrant qu’il n’avait pas à s’inquiéter de tout cela à l’instant même où ils étaient en train de parler. « Plus sérieusement, je suis sûr que ça va bien se passer entre vous deux aussi. Et s’il réagit violemment… faudra lui laisser du temps, tout simplement. Parfois presser des choses aussi importantes fait plus de mal que de bien. » Puis, il évoqua l’idée d’un repas commun de la fratrie, idée qui ne semblait pas déranger son aîné tant que ça. « Je te dirai ce qu’il en est de son côté. Mais de mon côté, tous mes weekends sont déjà libres. » Tant qu’il reprogrammait le travail qu’il faisait en amont de ses séances, il n’y avait pas de raison qu’il soit occupé, surtout pour une telle réunion. La dernière fois que la fratrie toute entière avait été réunie… Leonardo ne se rappelait même pas de l’occasion, s’il devait être honnête. Et même sans savoir quand et où ça avait été, il ne fallait pas être devin pour savoir que tout le monde n’avait sûrement pas été ravi. Peut-être que l’arrivée de son aîné en Australie était le début de nouvelles réunions de famille, bien plus agréables à vivre ? Si rien n’était moins sûr, Leonardo savait tout de même que ça ne pourrait jamais être pire qu’en Amérique, ce qui lui donnait un tant soit peu d’espoir.

Le serveur arriva pour prendre leurs commandes, et Cade ne put s’empêcher de s’étonner face à l’alimentation de son benjamin, qui ne put s’empêcher d’en rire. Encore une fois, une telle réaction ne le choquait pas particulièrement, loin de là. « Il y a bien une raison si j’ai proposé cette pizzeria et pas une autre. » C’était déjà arrivé qu’il en teste de nouvelles et qu’il se retrouve obligé de commander une bien pauvre salade face aux pizzas de leurs amis, chose qu’il ne souhaitait à personne. Puis, son frère lui demanda comment se passait sa vie australienne, et Leonardo ne put s’empêcher d’hésiter un moment, ne sachant pas trop par où commencer. « Ça va plutôt pas mal. » Conscient que telle n’était pas la question de Cade, il se dépêcha d’enchaîner avec la suite. « Je suis parti à Brisbane juste après le lycée, donc ça doit faire dix ans maintenant ? Ça me rajeunit pas vraiment. » S’il avait du mal à reconnaître ses propres réussites, il avait énormément grandi depuis son arrivée dans l’île-continent, quand il n’avait que dix-huit ans. Comme il en avait maintenant vingt-neuf, le calcul était vite fait. « Mais je suis orthophoniste maintenant, et je travaille surtout avec les enfants. J’habite dans ce quartier, dans un tout petit studio, mais c’est assez pour une seule personne. Je m’occupe de chats pour la SPA en tant que famille d’accueil, mais j’en ai pas chez moi en ce moment-même. Je suis végétalien depuis plusieurs années maintenant, d’où la pizza vegane. Et… » Il ne put s’empêcher de mordiller doucement sa lèvre inférieure. Était-il censé mentionner le léger détail qu’était sa sexualité ? Ça aurait pu sembler une question assez superficielle – à quoi bon en parler alors qu’il était plus que célibataire à ce moment-là ? – mais Leonardo n’avait pas envie de cacher quelque chose d’aussi important alors qu’ils voulaient reconstruire un rapport sur de nouvelles bases. Et s’il ne pouvait être à 100% lui-même avec son aîné, il n’était pas sûr qu’ils puissent en faire autant. « Niveau amour, ça fait un petit moment que je n’ai plus de copain donc je crains qu’il n’y ait pas grand-chose à dire sur ça. » Il avait dit ça sur le ton de la plaisanterie, mais intérieurement il bouillonnait de stress. « Et… tout compte fait, je me sens vraiment chez moi ici. Plus que je l’ai jamais été à Londres ou New York. Jusqu’à ce que Nunzio arrive j’étais tout seul, et j’ai un peu dû trouver ma place ici en tant que Leonardo, et pas le-dernier-des-Grimes. Et c’était vraiment… une libération, presque. » Même s’il n’était pas né dans le Queensland, il avait vraiment l’impression d’avoir crée sa maison à Brisbane, et il ne se voyait pas vraiment vivre ailleurs. Le serveur leur apporta une bouteille d’eau et l’huile piquante pour Cade, et Leonardo ne tarda pas à lui retourner la question en leur servant la première. « Et toi du coup ? Parce que perso j’en suis resté à ton départ de New York, donc je crois que j’ai pas mal de retard à rattraper. T’étais dans la police, c’est ça ? » Il n’avait reçu que quelques bribes d’informations sur la vie que menait son aîné, ce qui faisait qu’il n’était pas au courant de la plupart des choses qu’il avait fait dans les quatorze années qui s’étaient déroulées depuis. Mais ce n’était peut-être pas trop tard pour pailler à ce vide, et il se demandait ce que Cade avait bien pu faire pendant tout ce temps.

Trainer de bar en bar, c'était une chose que Cade avait l'habitude de faire autant avec des potes à Los Angeles après le boulot ou en week-end, autant seul et n'importe quel jour de la semaine. Non, il n'était pas alcoolique. Il détestait simplement rester chez lui en solitaire, devant un programme télé stupide avec une tisane au pissenlit fumante. Il en passait des soirées seul devant son ordinateur portable quand il devait clôturer des dossiers, fignoler des rapports à rendre sous quelques jours. Alors les autres soirs, il préférait sortir, voir du monde et se payer un ou deux petits verres de whisky pour mieux s'endormir et éviter toutes les images polluantes de son quotidien. Parce qu'il en voyait..! Alors, faire la tournée avec Leonardo serait complètement inédit. Mais pas impensable. Jamais auparavant il n'avait partagé de tels moments avec l'un de ses frangins. Et comme il était là pour renouer et se créer des instants avec sa famille, c'était l'occasion. Quelle ne fut pas sa surprise quand Leo lui avoua ne pas tenir l'alcool. Ce n'était clairement pas le seul sur Terre mais ça différait encore une fois de ses habitudes à lui. - Tu manques seulement d'entrainement, on y remédiera ! Ce sera peut être un peu compliqué au début mais tu verras... ça vient vite ! Non, il ne comptait pas saouler son petit frère plusieurs fois de suite jusqu'à ce que les degrés d'un alcool fort ne soit plus qu'une futilité. Cade n'était pas là pour inculquer des telles habitudes à sa fratrie mais plutôt pour voir un peu sa façon de vivre. Il ne disait pas qu'il s'y acclimaterait. Il allait constater, adhérer à certaines choses et peut être créer de la nouveauté. Après tout, maintenant que tous les quatre étaient réunis, il ne fallait pas laisser passer l'opportunité de commencer à vivre ensemble.

La conversation s'orienta bien vite autour de Nunzio. La rencontre que l'aîné redoutait certainement le plus. Il était loin de connaître la vie de Leonardo mais il se sentait plus proche de lui malgré le fait que ce soit le plus jeune des Grimes. Ceci sans doute parce que, Milena, pendant leur courte cohabitation lorsqu'elle faisait ses études à Berkeley, daignait lui lancer quelques mots sur ce que devenaient les petits frères. De part sa volonté d'être autonome et de vouloir vivre sa vie comme il l'entendait, Cade avait déduit que Leonardo et lui même partageaient des points communs. Tandis que Nunzio avait toujours été vu comme le petit homme parfait et qu'il était vraisemblablement chouchouté par leur parents, l'aîné en était clairement venu à deviner les différences qui se dressaient entre eux. Aujourd'hui, il était sur le point de faire face à Nunzio et autant dire qu'il se comportait un peu comme quelqu'un de nareux prêt à plonger dans un nuage de poussière qui étoufferait en un rien de temps. Cade baissa la tête mais la redressa bien vite pour répondre un petit - Oui t'as sans doute raison. La patience est loin d'être une de mes qualités et je redoute peut être plus mes propres réactions que les siennes....mais on a des choses à se dire, et des tas à rattraper. En lui régnait l'espoir que Nunzio ne soit pas quelqu'un de trop entêté et qu'il ne lui rabâche pas son départ et ses réactions un peu trop rebelle à son goût. Des mots qui sortiront de la bouche de son frère, mais qui proviendront, en amont, de l'esprit de leur père.

Ces conversations un peu trop dramatiques au goût de Cade ne le mettait jamais à l'aise. Ici, face à son frère qu'il venait de retrouver, dans une ville, un pays qu'il ne connaissait pas très bien, l'aîné était comme face à l'inconnu. Ses yeux dévièrent sur une table proche de la leur. Un couple en était arrivé au dessert. La jeune femme prenait soigneusement une pâtisserie entre son pouce et son index pour la porter à sa bouche. Une sorte de gâteau en forme de calisson, délicieux met français que Cade se souvenait avoir goûté lors de l'un de ses voyages dans le sud de ce pays. Les deux mains de l'agent du FBI s'étaient liés, coudes sur la table et il se les frottait comme si sa gêne transpirait de cette façon. Il reporta son attention sur Leonardo qui proposait une réunion de famille. Bien entendu, c'était à prévoir et Cade n'était pas contre. Il préférait cependant avoir vu chacun de ses frères et soeur avant que tout le monde se retrouve nez à nez sans qu'il ne sache quoi dire et surtout, sans laisser personne derrière. Son intention était de se fabriquer un avenir avec chacun d'eux, et surtout de mettre tout à plat dans des faces à faces anticipés, bien qu'une réunion, il en était sûr, serait un tremplin formidable pour les reproches lancés et assumés. Cade se contenta de sourire.

S'il y avait bien une chose que Cade se languissait de connaître, c'était le quotidien de Leo. Ce qu'il faisait ici, quel était son métier ? Avait-il construit quelque chose avec quelqu'un ? Avait-il des enfants ? Il avait tellement de choses à rattraper et comme il venait de lui dire, la patience n'était pas son fort. Il n'allait pas pouvoir attendre de voir de ses propres yeux et il souhaitait que son petit frère lui parle, comme un Benjamin à son aîné. Ce qu'il fit. Et sans filtres. Ce qui réjouissait Cade, d'autant plus que Leo semblait avoir une vie rangée et des plus honorifique. Orthophoniste pour des enfants et accueillant des chats n'ayant pas de famille... Woaw, autant dire qu'il ne s'y attendait pas et que ça différait totalement de sa propre vie à lui... Il le laissa poursuivre et sentit cette hésitation avant le sujet qui décrivait ses relations. Cade ne pu s'empêcher d'hausser les sourcils et eut un seul, unique et long hochement de tête. Après la pizza végane, l'alcool qu'il ne supportait pas, voilà que leur orientation sexuelle elle aussi était radicalement différente. Non pas que l'aîné était réticent à ce que son frère soit homosexuel. C'était juste que c'était... surprenant, connaissant leur père, se connaissant lui même et l'amour qu'ils avaient pour la gente féminine... jamais il n'aurait pensé que Leo prenne un autre chemin sentimental. Il poursuivait et Cade finit par sourire. En quelques phrases, il avait apprit pas mal de détails et ce qu'il avait entendu lui semblait réconfortant. Son frère ne semblait pas malheureux et mieux...il se sentait "libéré". Une sensation bien connu de Cade. - Oui, le sentiment d'avoir trouvé la clé de ces foutues menottes et de t'être débarrassé de toutes tes chaînes. Je sais très bien ce que ça fait. Fit-il presque pour lui même. C'était bien ce qu'il avait ressentit quand il s'était tiré du domicile familial...enfin, l'indépendance. Se débarrasser de la pression que leur parents lui avait mit sur le dos avait été primordiale à l'époque.

- Oui, j'ai été naturalisé. Il me fallait la nationalité américaine pour pouvoir faire la formation à Berkeley. Je suis rentré dans la Police et j'y suis resté un bon moment. J'crois bien que j'avais trouvé de quoi me distraire en faisant ce métier ! Il avait fallu que Cade trouve une profession qui l’enivre. Il ne se voyait pas du tout en costume cravate, toute la journée assit sur un fauteuil roulant, les yeux sur un ordinateur à effectuer des statistiques pour un marché complètement futile. - Quand Milou est retourné à New York, ça m'a foutu un coup et je me suis complètement investit dans mon boulot. Le serveur réapparu avec leurs deux assiettes à bout de bras. Il posa la pizza végane en l'annonçant devant Leo et l'autre devant lui. Il disparu aussitôt et Cade poursuivit. - Ton frangin était tellement performant qu'il a tapé dans l'oeil des services spéciaux ! Et ça il en était pas peu fier. D'ailleurs, un petit sourire ornait son visage. Il empoigna le flacon d'huile piquante et en badigeonna sa pizza, les yeux rivés dessus. - J'ai passé tous les tests avec succès, j'ai été préparé et je suis rentré au FBI. Je suis passé par Boston, Denver... et j'ai fini par m'installer à Los Angeles. Plus facile pour bosser. Cade reposa le flacon et se lécha le pouce sur lequel un peu d'huile avait débordé. - J'ai envie de te dire que c'est à cause de ma carrière que je ne me suis pas posé avec une femme et que j'ai pas eu une tripotée de gosses... mais ce serait pas la vérité. Il attrapa alors ses couverts et commença à découper des parts plutôt régulières. Sa vie amoureuse ? Elle était certes différente de celle de Leonardo mais ils en étaient quand même au même point: ils étaient célibataires ! Ce n'était pas faute d'essayer car Cade était tombé amoureux et la dernière fois était récente, mais aujourd'hui, il préférait s'amuser plutôt que de forcer les choses sous le seul prétexte qu'il approchait de la quarantaine...

Leonardo avait toujours été d’une nature un peu plus sensible que ses camarades. Déjà enfant il semblait être un poil dramatique, mais en réalité il était juste affecté par des choses ou détails qui semblaient pourtant insignifiants aux autres. Qu’il s’agisse d’un bruit trop fort ou d’une blessure trop profonde, tout était souvent extrême pour un pauvre Leonardo à qui on répétait qu’il suffisait d’être un peu plus fort pour s’y faire. Or, l’alcool rentrait dans tous ces stimulus qui, même à des doses moyennes, donnaient au Grimes l’impression d’être aux portes de la mort – d’où son côté « gamin à sauver » dès qu’il avait un peu de fièvre, pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres. Non, il était fait pour une vie calme et paisible comme ses parents ne l’avaient jamais connue. En revanche, l’idée de passer du temps en compagnie de son aîné était plus que ravissante, malgré les effets que l’alcool avait sur son corps de faible. Ne sachant pas vraiment comment rebondir sur la remarque de son frère de manière naturelle – et n’ayant absolument pas envie d’étirer une blague qui finirait par ennuyer son aîné – il se contenta de lui répondre par un sourire amusé. Si pour l’instant les choses semblaient plutôt bien se passer, comme le prouvaient leurs petites piques et blagounettes, il entendait tout de même son cœur battre beaucoup trop fort et beaucoup trop rapidement. Mais tout se passait mieux que prévu, et il n’y avait pas de raisons que cela change de sitôt, n’est-ce pas ? Le plus jeune des Grimes essayait de se calmer en relativisant sur la situation, et si les effets étaient loin d’être immédiats il avait l’impression que ça marchait peu à peu, et c’était bien mieux que rien. Peut-être que de sortie en sortie – bar ou pizzeria – ses battements allaient se faire de moins en moins pressés, jusqu’à se calmer complétement. Pour l’instant il avait encore beaucoup d’espoir, et il espérait juste que ces petites rêvasseries se réalisent tôt ou tard.

Peu après, leur conversation s’était tournée vers un sujet un poil plus épineux : Nunzio, leur frère – aîné de Leonardo, cadet de Cade. Ce dernier n’avait pas encore repris contact avec le prince de leur fratrie, qui n’avait rien de la rebellion de l’aîné des Grimes – du moins, pas en surface. Leonardo savait à quel point ça pouvait sembler compliqué, parce qu’il avait marché dans les mêmes chaussures que Cade à l’arrivée de Nunzio en Australie : il avait craint qu’il ne ramène un bout de New York, ravivant l’emprise de ses parents qu’il avait essayé de briser en déménageant à l’autre bout du monde. Assez étonnamment il en avait été rien du tout, et au contraire son frère avait semblé comprendre pourquoi Leonardo avait sauté sur le premier avion en direction de l’Océanie. « Hé, ça va aller. Ça ne peut pas être pire que vous ignorer complètement alors que vous habitez dans la même ville, et si ça se passe mal… au moins vous saurez sur quoi travailler pour que ça aille un peu mieux au fil du temps. » Le benjamin de la fratrie était le chef des petites répliques bien cliché et niaises, mais il croyait vraiment aux mots qu’il prononçait. C’était peut-être un poil optimiste et déconnecté de la réalité, mais ça ne l’empêchait pas d’y croire dur comme fer. Il comprenait pourquoi ses proches roulaient bien souvent des yeux face à de telles remarques, mais ça ne lui empêchait pas de continuer sur une telle lancée, bien au contraire.

Après un bref moment où l’idée d’une réunion de famille fut évoquée, Cade demanda à Leonardo ce qu’il était devenu depuis le moment où ils s’étaient quittés à New York, bien trop d’années étant passées depuis. S’il n’avait pas l’impression d’avoir grand-chose à cacher à qui que ce soit – encore moins à son propre frère, malgré la distance – il avait apprécié l’attention de Milena, qui n’avait pas détaillé son quotidien australien à leur aîné. Il lui fit donc un bref résumé de ce qui s’était passé depuis – études, travail et célibat. En quelques phrases bien trop courtes, Cade en avait appris bien plus sur Leonardo que ses parents ne l’avaient fait en toute une vie – même si ces derniers n’étaient pas forcément un exemple en la matière. Son aîné ne sembla pas choqué par son coming out caché entre les lignes, et il avait l’air de comprendre ce qu’il avait vécu à son départ de l’Amérique, ce qui le fit doucement sourire. Malgré tout ce qui pouvait les séparer, il y avait toujours ce vécu qu’ils avaient finalement appréhendé d’une manière très similaire, contrairement à Nunzio et Milena. « C’est ce que t’as vécu aussi, en quittant New York ? Et pourquoi t’es pas revenu ? » Savoir que Cade avait vécu le départ de la maison de leurs parents un peu de la même manière que lui le rassurait, presque ; jusqu’à sa majorité, Leonardo avait eu l’impression d’être le vilain petit canard de sa famille, celui qu’on ne savait pas trop comment traiter tellement il était différent. Et si son aîné était loin d’être le préféré de ses parents… il semblait à l’aise avec la personne qu’il était, malgré ce qu’ils pouvaient bien penser du chemin qu’il avait parcouru depuis. Et en fin des comptes, c’était bien tout ce qui comptait.

Leonardo retourna ensuite la question à son aîné, qui lui présenta rapidement sa vie depuis son départ de New York ; il ne put s’empêcher d’hausser les sourcils de temps en temps, mi-étonné et mi-amusé. Si rien de tout cela n’était bien choquant venant de son frère, ça restait tout de même fort impressionnant. Ce n’était pas une vie ou une carrière qui l’auraient lui motivé, mais Cade semblait ravi d’en parler, preuve qu’il n’avait pas détesté ces années aux États-Unis. Le serveur était entre-temps arrivé avec leur commande, et Leonardo coupait religieusement sa pizza quand son frangin termina son petit récit, comme lui l’avait fait un peu plus tôt. « Franchement, je ne suis pas sûr de pouvoir rivaliser avec mes années australiennes. Le FBI c’est pas rien, quand-même ! » S’il ne s’y connaissait pas des masses en matière de police et rangs ça semblait être un job à responsabilités, auquel tout le monde ne pouvait pas vraiment accéder. Et s’il n’avait pas suivi une bonne petite carrière dans le droit comme ses parents l’avaient espéré, ça ne lui avait pas empêcher d’exceller dans son domaine à lui. Plusieurs questions lui traversaient l’esprit, et même si la curiosité était un vilain défaut ça ne lui empêchait de vouloir en savoir plus. « Du coup, t’es ici en vacances un peu, t’as pas basculé du côté de la police australienne ? » Il prit une bouchée de sa première tranche, savourant le goût d’une fausse mozzarella dans sa bouche avant de reprendre rapidement la parole. « Et… si c’est pas à cause de ta carrière, pourquoi t’as pas eu une tripotée de gosses entre-temps ? » C’était peut-être légèrement indiscret comme question, mais il n’aurait probablement pas évoqué un tel détail si ça l’avait gêné d’en parler. « Si ça peut te rassurer je suis loin de m’être donné corps et âme dans mes études, mais je suis pas moins célibataire à l’heure qu’il est. J’ai eu quelques copains par-ci et par-là, mais à l’heure qu’il est je passe mes soirées avec ma glace devant Scandal. » Il avait bel et bien essayé de trouver le grand amour dans la capitale du Queensland, mais pour l’instant un tel travail avait malheureusement été vain. « Mais j’ai l’impression que dans la fratrie y’a personne qui s’en sort vraiment, donc ça permet de relativiser. » Peut-être que c’était une bonne équipe de bras cassés quand on parlait relations amoureuses, mais au moins ils étaient en très bonne compagnie. Se rappelant soudainement de ce qu’il s’était promis de faire, il prit l’une de ses tranches pour la proposer à son frère, qu’il puisse la goûter. « Tu me diras si ça sent que c’est pas une margherita comme les autres. J’ai peut-être l’habitude de manger ça depuis toutes ces années, mais pour l’instant personne ne s’est plaint. » Et pourtant, beaucoup de monde y était passé. Si Leonardo n’était pas vraiment du genre à parler à outrance de sa diète, c’était le premier à proposer à ses proches de goûter de plats végétaliens, qu’ils viennent d’un bon restaurant ou de sa chère cuisine ; dans la plupart des cas ils en ressortaient bien satisfaits. Restait plus qu’à voir quelle serait la réaction de son frère.

Au fur et à mesure que la conversation avançait, Cade se rendait compte que l'appréhension qu'il avait ressentit à l'approche des retrouvailles avec Léo avaient été inutiles. Ça se passait bien, d'après lui. Son petit frère et lui semblait faire tomber les barrières du temps, de l'éloignement et surtout ils apprenaient à se connaitre tout en se découvrant de sacrés points communs. Comme par exemple, celui d'avoir fuit les parents et toute cette pression familiale qu'ils trainaient comme un prisonnier traine un boulet. L'aîné se souvenait parfaitement bien du jour où il avait prit la décision de suivre Milena, de quitter New York, cette ville qu'il avait apprit à apprécier et qui l'avait adopté. Il se rappelait le regard échangé avec leur père alors qu'il hissait son sac de sport, remplit de ses quelques affaires, sur son épaule. Il en avait longtemps rêvé de ce moment: celui où son paternel ne pourrait plus rien faire contre lui, celui où il n'aurait plus rien à dire sur ses choix de vie. Ca avait été tellement libérateur. Et à la fois, Cade avait eu une pensée pour ses deux frères qu'il laissait derrière lui, tout en sachant très bien qu'il ne reviendrait que rarement à dans la Grosse Pomme. Ces petites années en colocaton avec une Milena très studieuse avaient été plutôt cool. Et puis... elle était partie. Et il avait prit ça comme un abandon. Il s'était retrouvé seul et avait continué son petit bonhomme de chemin en se disant que c'était peut être mieux comme ça... - J'ai tiré une croix sur mon passé en partant. Il avait dit adieu aux parents, à sa vie d'enfant tourmenté et d'adolescent rebelle à l'idée de ne pas suivre la voie familiale. Mais cela voulait aussi dire laisser ses frères derrière lui. Et ça, il n'en était pas fier du tout. - La seule erreur que j'ai commise, c'est de vous laisser dans le même panier, Nunzio et toi. Je voulais fuir les parents et à l'époque, j'ai pas regardé derrière moi. C'était clairement ce qui s'était passé. Sa seule volonté était de partir, peu importait les conséquences.

En quelques mots, l'aîné exposa ce qui avait constitué sa vie pendant ces dernière années. Les déménagements, la police puis le FBI et les histoires sentimentales qui s'étaient enchainées. Il avait réussi certaines choses, en avait raté d'autres. Mais aujourd'hui, son parcours n'était pas catastrophique à dévoiler, si on omettait volontairement le dernier épisode. Cet homme qu'il avait abattu de sang froid de plusieurs balles dans le corps, juste par impulsivité, juste pour punir un malade mental... Pour le moment, Cade se gardait bien d'en parler. Il fallait dire que cela lui avait apporter son lot de dégâts dernièrement. Une mise à pieds à durée indéterminée, la perte d'une fille géniale dont il était, pour ainsi dire, tombé amoureux... il jugeait que sa famille avait déjà largement à faire avec son retour pour les enquiquiner avec cette histoire. Léonardo tira un léger rire à son aîné en comparant leurs vies. - Tu as aussi de quoi être fier. Travailler avec les enfants, c'est quelque chose qui doit demander un certain investissement et pas mal de patience ! Lui même n'aurait pas pu le faire. Trop mal à l'aise avec les enfants qu'il était, il ne saurait probablement pas s'y prendre. Ces quelques mots pour dire qu'il était quand même impressionnée de voir comme Léo avait conduit sa vie. Il faisait ce qu'il voulait faire et ça, il admirait. Lui aussi avait réussi à tenir tête au paternel ! Il en était fier.

- En vacances un peu... forcée oui. Fit Cade, un peu hésitant. - J'ai pris la nationalité américaine pour pouvoir entrer dans les forces de l'ordre. Du coup, impossible pour moi de bosser ici... Pourtant, si jamais son arrêt était prolongé, c'était ce qu'il aimerait faire. Peut être que le temps lui montrerait le chemin à adopter. En attendant, il menait quelques petites enquêtes clandestines pour aider. Il mettait en quelque sortes, ces compétences au service de personnes qui en avaient besoin. Il avait déjà trouver une cliente... La question des gosses le fit sourire. Pourtant, c'était un sujet plutôt sensible pour Cade qui le mettait toujours de côté, préférant laisser venir plutôt que de chercher l'âme soeur à tout prix. - Je pourrais te répondre "j'ai pas trouvé la bonne" mais ça sonne un peu trop cliché. Disons juste que j'ai pas su me poser avec une femme et que je suis loin de paraitre désespéré à l'idée d'approcher la quarantaine et de ne pas avoir une grande maison, un beau jardin, une femme sublime et trois mômes bien obéissants. Il posa les yeux sur sa pizza dont il venait de prendre une part en main. - J'estime être encore frais et vigoureux alors... je profite ! Il sourit et mordit dans la pointe de sa part de pizza. Le fromage fila puis arriva jusqu'à ses lèvres alors qu'il regardait son frère. C'était... étrange, de l'entendre parler de "copains". Voilà bien une chose que Cade n'aurait jamais imaginé. Autant il adorait tellement la gente féminine qu'il lui était impensable d'être attiré par un homme. Autant il ne blâmait pas du tout ceux qui pouvaient l'être. C'était juste assez bizarre que ce soit son frère qui ne partage pas sa préférence. - Pas tous les soirs, rassures moi ?! Cade parlait, mâchant encore sa première bouchée. - Oui j'ai appris que Milena avait eu quelques péripéties aussi... A croire qu'on ne nous a pas montré le bon exemple. Une petite pique dirigée droit vers leur parents. ils n'étaient pas l'exemple même du couple amoureux et de la famille aimante et sans reproches. Une histoire de gênes, sans aucun doute.

Léo lui tendit une part de sa pizza végane. Cade avait terminé sa première part, enfin presque. Il ne lui restait qu'un morceau de la croûte dans la main. Il regarda son frère puis cette part avec méfiance et puis, il posa son morceau dans son assiette et la saisit comme s'il s'agissait d'un truc infecté par une quelconque maladie transmissible. C'était bien exagéré mais ça reflétait un peu son amour pour la nourriture bien grasse et bien calorique. Celle qui lui donnerait peut être un aller simple pour la tombe dans plusieurs années. - C'est bien pour toi que je le fais ! Cade mordit dedans avec précaution. Un petit morceau qu'il mâcha lentement. Son visage restait crispé puis il hocha doucement la tête. - Disons que pour faire taire l'estomac, ça passe. Il ne voulait pas l'admettre mais cette pizza n'était pas dégoûtante.

Au fil de la conversation, l’appréhension qui avait poussé Leonardo à reprogrammer ces retrouvailles se dissipait peu à peu, se faisant de plus en plus discrète. Il ressentait tout de même une certaine tension, parce qu’il n’avait aucune envie de dire un mot de trop et de perdre à nouveau Cade, mais tout compte fait il se sentait bien plus tranquille qu’en arrivant devant la pizzeria, quand il n’avait même pas su comment saluer son frère. C’était toujours un peu étrange de se dire qu’ils se voyaient après tant d’années passées sans nouvelles l’un de l’autre, mais ça se passait bien mieux que ce qu’il avait pu l’espérer. Quand son aîné évoqua son départ de la maison, Leonardo se contenta de hausser ses épaules. Il ne pouvait pas vraiment en vouloir à Cade d’être sauté sur la première occasion de partir aussi loin que possible de chez leurs parents, tout simplement parce qu’il en avait fait de même une fois la majorité atteinte. Et s’il avait eu l’impression de se faire abandonner par ses deux aînés, il avait compris avec le recul de l’âge qu’ils n’étaient pas moins touchés par le comportement de leurs parents ; ce n’était pas Leonardo qu’ils voulaient fuir mais bien eux. « T’en fais pas pour ça. Ce qui est fait est fait, et c’est pas comme si j’en avais pas fait de même six ans après. » Il prit une gorgée d’eau, ne sachant pas vraiment ce qu’il pouvait bien dire. S’il n’en voulait pas à Cade d’être parti, ça ne comblait en revanche pas toutes les années qu’ils avaient passé loin l’un de l’autre ; il y avait eu plusieurs moments dans son adolescence où il s’était senti quelque peu abandonné, laissé à la merci d’une famille dans laquelle il n’avait pas sa place. Or, Cade avait un peu été la seule opposition à un modèle qu’on imposait comme un dogme, et Leonardo n’avait jamais pu se tourner vers lui dans le besoin, pour avoir des conseils ou du soutien. Mais une bonne dizaine d’années s’étaient depuis écoulées, et le benjamin de la fratrie ne voyait pas vraiment l’intérêt de ramener tout cela sur le plateau. « Quant à Nunzio… je t’avoue que je sais pas vraiment ce qu’il en pense. Faudra en parler avec lui, mais tu verras bien comment ça se passe entre vous. Tu me tiendras au courant, hein ? » Après tout, il ne voulait pas être le dernier au courant des retrouvailles entre les deux Grimes.

Contrairement à Nunzio – qui avait toujours bénéficié de la bénédiction de ses parents, malgré le choix d’un domaine qui n’avait pas grand-chose à voir avec le droit – Cade et Leonardo avaient tous les deux pris un chemin très éloigné, sans vraiment s’efforcer de faire quelque chose juste pour rendre leurs parents fiers ou content. L’aîné s’était plutôt tourné vers les services secrets, poste qui demandait bien plus de force physique et psychologique que l’orthophonie du benjamin. Celui-ci ne put s’empêcher de rougir doucement au compliment de Cade, même si à ses yeux ce n’était rien de bien spécial. « Eh, ça vient assez naturellement. Un peu comme Milena avec le droit j’imagine, ou toi dans le FBI. » Mine de rien, aucun des deux ne faisait quelque chose d’évident ou facile, mais Leonardo avait vraiment l’impression que son aîné avait trouvé une voie dans laquelle il évoluait tout naturellement, comme lui l’avait fait dans les sciences du langage et, quelques années après, dans l’orthophonie. Un peu comme Milena en fin des comptes ; même si elle s’était tournée vers le droit cher à leur père, elle ne l’avait pas fait par simple dépit ou juste à cause de la pression paternelle – il avait bien vu que c’était un métier qui la passionnait, et que ce n’était pas un hasard si elle s’était tournée vers ça. Ils avaient tous trouvé leur place loin de la Grande Pomme et de leurs parents, et ce n’était pas pour déplaire à Leonardo.

Le benjamin des Grimes se demandait ce qui avait bien amené Cade à traverser le Pacifique pour retrouver tout le monde, alors qu’il avait un travail qui semblait bien lui plaire aux États-Unis. Il lui sembla remarquer un semblant d’hésitations chez son frère, mais il ne le força pas à parler en posant plus de questions – après tout, ils venaient à peine de se revoir après bon nombre d’années passées séparés, et ça aurait peut-être été déplacé d’insister. « Eh t’sais, au moins tu pourras bien en profiter sans devoir penser à trouver un job ou quoi, mine de rien. » Vint ensuite la question de la famille et des enfants ; la réponse fit sourire Leonardo, en grande partie parce qu’il s’y était un peu attendu au vu de la personne que son frère était. Il avait l’air de croire ce qu’il disait, et il en était presque jaloux. « Faut bien en profiter, bientôt ce sera la retraite. » Il lui fit un clin d’œil, montrant qu’il le taquinait plus qu’autre chose ; après tout, même à l’approche de la quarantaine Cade semblait bien plus actif et en forme que Leonardo ne l’avait été de sa vie toute entière. Il partagea ensuite ses peines de cœur à son tour, histoire que son aîné se sente un peu moins seul dans le bateau du célibat made in Grimes, et sa réaction le fit doucement sourire. « Non non, pas tous les soirs. Parfois je me pose devant Desperate Housewives. » Il fit une petite pause, avant de reprendre la parole pour rassurer son frère. « Plus sérieusement, je sors de temps en temps. Mais ça donne rien de bien profond, pour être honnête. » Il hôcha de la tête d’un air sérieux lorsque Cade évoqua le mauvais exemple qu’avaient été leurs parents. Peut-être bien qu’il avait raison – il y réfléchissait depuis qu’il avait appris que Milena se trouvait dans une situation aussi catastrophique que lui, et l’explication lui semblait de plus en plus plausible. « Et ouais, on est tous dans le même bateau pour le coup. Au moins c’est en bonne compagnie. » Avec un peu de chance, peut-être qu’au moins l’un d’entre eux allait s’en sortir, mais rien n’était moins sûr.

Leonardo se rappela soudainement de proposer une part de sa pizza végétalienne à son frère, qui tira une grimace digne d’un enfance auquel on aurait présenté une assiette pleine à ras-bord de brocolis à la vapeur. Il attendit patiemment qu’il goûte la tranche qu’il lui avait donné, prenant la même tête qu’un père un peu fatigué face aux caprices de son enfant. Il ne fut pas étonné par sa réponse, qui le fit doucement ricaner. « Ça va aller Cade, tu peux retourner à ta pizza de carnivore. » Il nota dans un coin de sa tête qu’il devait lui faire un plat végétalien sans le prévenir un jour, mais pas pour le lendemain – après juste assez de temps pour qu’il ne se doute de rien du tout.

Une fois qu'il avait quitté Londres et les parents, Cade n'avait plus regardé derrière lui. Son plus grand regret résidait probablement dans le fait d'avoir laissé ses petits frères, de ne pas avoir prit de leur nouvelles. A l'époque, il n'avait pas la sensation de mal faire. Ce qu'il voyait, c'était seulement l'opportunité de fuir la pression que leur père avait mis sur ses épaules, de s'éloigner des conflits permanents et pollueur qu'il y avait au sein du foyer familial. Car en apparence, les Grimes formaient une bien belle famille. Seulement... quand les portes de la maison étaient fermées, c'était une toute autre ambiance. Plus d'une fois, l'aîné avait haussé le ton au nez de son paternel, défendu bec et ongles par leur mère. "Cade... Chéri... ton père a raison." L'entendait-il encore lui dire dans la cuisine, où il se réfugiait pour se calmer et éviter de lever le poing trop vite. Cade ne s'était donc pas douté que son petit frère avait fait pareil quelques années après. Qu'il avait prit la fuite pour ne pas remplir le moule et vivre sa vie telle qu'il la voyait. D'un certain côté, il en était fier. Tout ce qui allait à l'encontre des désirs de leur père était approuvé par Cade, de toutes façons. Quant à Nunzio, l'ainé attendait de voir ce qu'il était devenu tout en redoutant quelque peu sa personnalité. Il se souvenait de lui comme étant le petit protégé des parents. Celui sur qui ils misaient tout après la démission de Cade. Un autre fils... c'était l'occasion rêvée de le façonner comme ils n'avaient pas pu le faire avec le premier ! A savoir comment Nunzio avait vécu ça. S'était-il rebellé en suivant l'exemple ? Ou bien était-il toujours dans les cordes, prêt à rendre fiers ses parents jusqu'à leurs morts ? - Bien sûr. S'il ne l'a pas fait avant moi. Il ignorait complètement la réaction de Nunzio face à son retour. - Mais entre vous.. le courant passe ou bien c'est plutôt du genre tendu ? Après tout, Leo ne lui avait pas tellement parlé de leur relation à tous les deux. Peut être que cela le mettrait sur la voie quant à la personnalité de Nunzio...

C'est vrai que Cade exerçait un métier qu'il appréciait tout particulièrement. Outre le fait de venir en aide à des victimes et aux visions parfois macabres qu'il pouvait rencontrer, il présentait cette détermination chère à ce type de profession. Aller au bout d'une affaire, mettre la main sur un coupable recherché, il n'y avait pas plus gratifiant. Et Cade s'en sentait tout de suite remplit de fierté et convaincu d'avoir été utile. Il imaginait que c'était le cas aussi pour son frangin quand les gamins qu'il aidait lui présentaient des résultats positifs. C'était une sorte de consécration, de médaille fictive pour bon travail réalisé. - Oui certainement... enfin, on a pas tous le même rapports avec les enfants tu sais. C'était peu de le dire. Cade n'était pas très souvent entouré d'enfants dans son quotidien. Hormis quand une enquête l'y obligeait et ce n'était définitivement pas son genre de dossier préféré. Alors travailler avec des enfants, c'était carrément inimaginable pour lui. Il n'y était pas allergique mais se sentait parfois mal à l'aise en leur présence et surtout... ses réactions n'étaient sans doute pas très naturelles...

La question de son boulot et de sa mise à pieds était épineuse. Cade n'était pas encore sûr de la réaction de ses frères et de sa soeur, il préférait donc attendre un peu avant de leur annoncer qu'il avait froidement liquidé un type. Certes, un malade et meurtrier de surcroit, mais un être humain quand même. Ce silence trahissait aussi son impatience et son agacement à ne pas pouvoir reprendre son boulot. Il ne regrettait rien de ce qui était arrivé. Il était juste sur les nerfs du temps que prenait sa hiérarchie à statuer sur son sort. - Disons que je suis pas encombré par des dossiers ni des rapports interminables qui me prennent toute une nuit. Je peux vaquer à d'autres occupations librement ! L'administratif, les rapports, c'était la partie qu'il aimait le moins mais il donnerait pas mal de choses pour pouvoir en rédiger un dans les semaines à venir. Cela signifierait qu'il aurait retrouver son poste... En mordant dans une part de pizza, Cade leva des yeux accusateurs quand il entendit le mot "retraite". La bouche pleine, il ne pu attendre pour répliquer. - Et le respect de tes aînés, tu connais ?!  surfant sur le même humour. Léo lui tira un autre sourire.. Desperate Housewives, rien que ça ! Il fallait définitivement que Cade vienne au secours de son petit frère ! - Ça va changer ! Ton grand frère va te faire découvrir un autre monde ! Mieux vaut tard que jamais ! Les bars, l'alcool sans retenue, l'idée de ne même pas savoir où et comment va se terminer la soirée. Voilà ce qu'il prévoyait pour Leonardo.

Cette pizza, la sienne, était tout à fait succulente. Une adresse à retenir ce restaurant. Et Cade était certain que son frère connaissait d'autres bijoux de ce genre. Il espérait juste qu'il ne l'attire pas dans des restos uniquement végan... - Et à part ton job et ces super restaurants... qu'est ce qui t'as poussé à rester ici ? Il détacha une autre part de sa pizza et la souleva pour en mordre la pointe qui s'affaissait déjà sous le poids du fromage qui filait.

Leonardo avait pendant longtemps fait une énorme croix sur toutes les années qu’il avait passé à Londres et New York. On tire difficilement un trait sur dix-huit ans de sa vie, mais le benjamin des Grimes avait essayé de tout recommencer à zéro en arrivant en Australie, de manière certes un peu radicale. Dans sa vision des choses, s’accrocher au passé ne lui aurait pas permis de devenir celui qu’il rêvait d’être, et il serait resté coincé dans le même rôle de dernier-fils-des-Grimes, même à l’autre bout de la planète. En somme, nier son passé était une façon de se renouveler tant bien que mal. Malheureusement, le pauvre Leonardo s’était assez vite rendu compte que ça n’allait pas être aussi facile qu’il l’avait cru. Il ne pouvait pas oublier des pans entiers de sa vie à souhait, comme si ses souvenirs venaient d’un catalogue où il ne choisissait que ce qu’il voulait bien garder. Il avait assez durement appris cette leçon dans son coin, loin de ses parents ou de ses frères, à qui il n’avait pu – ou voulu – demander des conseils ou de l’aide. À l’arrivée de Nunzio en Australie, se remémorer de leur passé commun n’avait pas été une tâche insurmontable. Au contraire, même si ce n’était pas des conversations agréables à avoir, ça avait permis aux deux frères de se rendre compte de tout ce qu’ils partageaient malgré ce que les apparences semblaient suggérer. Et au final, ça leur avait permis de se rappeler qu’ils étaient bien plus que les ennemis que leurs parents avaient essayé de dresser, et qu’ils étaient libres de construire les rapports qu’ils voulaient loin de leurs parents. Si les choses semblaient suivre un tel cours entre Cade et Leonardo, celui-ci espérait qu’il en soit de même pour ses deux frères. Ça ne pouvait de toute façon pas être pire qu’à New York, n’est-ce pas ? « Franchement… ça va. Disons qu’on est loin d’être toujours sur la même longueur d’ondes, mais on a des caractères très différents. Mais j’aurais jamais cru qu’on puisse aussi bien s’entendre, pour le coup. » Nunzio était devenu plus un ami qu’un frère, même si leurs personnalités respectives étaient parfois source d’incompréhension. Il ne pouvait qu’espérer qu’il en soit autant avec Cade, mais pour l’instant c’était loin d’être sûr – et Leonardo craignait des retrouvailles qui ne le concernaient même pas.

La conversation s’était ensuite tournée vers le sujet du travail, où les différences entre les deux frères étaient particulièrement flagrantes. Il en allait de même pour celle des enfants, dont Cade ne semblait pas être un grand admirateur – ce qui fit doucement sourire Leonardo. Ça ne l’étonnait pas vraiment de voir son aîné être assez réticent face aux enfants en général. « T’sais, il faut de tout pour faire un monde. Et on a bien besoin de policiers sans enfants comme toi ! » C’était quelque peu étonnant quand on connaissait son histoire familiale, mais Leonardo s’était toujours vu être père. Il avait toujours aimé s’occuper des enfants et des bébés, et il avait vite découvert qu’il avait bien plus de patience avec que la plupart de ses proches et amis. Si la nature des choses faisait qu’il était dans l’incapacité de procréer et avoir des enfants à lui, ce n’était pas un véritable souci à ses yeux. Le fait de devoir adopter s’il voulait un jour être père ne le dérangeait pas spécialement, très loin de là. Mais il savait qu’il n’était pas encore prêt à sauter le pas, et il allait attendre encore un bon moment avant de devenir père – histoire d’être aussi prêt que possible.

Si Cade semblait peut-être un peu réservé quant à certains aspects de sa vie professionnelle, Leonardo n’essaya pas d’en savoir plus. Après tout c’était la première fois que les deux frères se parlaient en tête-à-tête depuis des années, et c’était normal qu’il y ait encore des sujets un peu sensibles. Mais au vu de comment leurs retrouvailles se passaient, il ne se faisait pas trop de soucis au sujet. Milena et lui avaient aussi eu des moments parfois gênants au début de son aventure australienne, mais au fil du temps toutes ces zones d’ombre et embarras s’étaient peu à peu effacées, et il n’y avait pas de raisons qu’il en aille pas de même avec Cade. « Ouais, j’connais ça. Tu finis toujours par faire plus de papiers que prévu, et au final tu fais limite plus d’administratif que de travail. » C’était une partie importante de son boulot, et si c’était pas des plus agréables il faisait bien avec, n’ayant pas vraiment le choix. Leonardo ne put s’empêcher de ricaner face aux réactions de son frère, que ce soit pour sa taquinerie sur son âge ou sur la façon dont il passait ses pauvres soirées solitaires. « J’ai bien hâte de voir ça. Je te dirais si ça vaut une soirée devant Wisteria Lane, donc ça a intérêt à en jeter ! » Il lui tira la langue de manière moqueuse, mais à vrai dire il était impatient de pouvoir sortir en compagnie de son aîné. Ça lui changerait de ses soirées habituelles, et ça pouvait pas leur faire de mal de se revoir dans un contexte un peu plus détendu – bien au contraire.

Leonardo s’amusa de la réaction de Cade à sa pizza, qu’il trouvait lui plus que délicieuse. Il fut ensuite un peu étonné par la question qui suivi, et il n’avait pas de réponse toute prête. « Eh bien… » Il dût réfléchir un instant, mais il n’eut pas de mal à mettre des mots sur ce qu’il ressentait. « J’ai toujours trouvé Brisbane beaucoup plus… posée. À New York tout était trop rapide et tout le monde était toujours pressé, et y’avait pas assez d’humanité à mes yeux. Ici… C’est assez grand pour tout avoir à portée de main, mais ça reste à taille humaine, je trouve. » Chose qu’il ne pouvait pas dire de la capitale britannique ou des États-Unis, s’il devait être honnête. « J’imagine que Los Angeles et Boston c’était un peu comme New York, non ? Parce que si c’est le cas, ça doit être étrange de changer à ce point d’ambiance. » Peut-être qu’il allait à son tour aussi tomber amoureux de la vie à Brisbane et y rester, qui sait ? En tout cas, c’est ce que Leonardo espérait.

Plus les minutes passaient et plus Cade se sentait à l'aise face à son eptit frère. Lui qui était d'habitude si confiant dans sa relation avec les autres, il devait avouer qu'il n'avait pas fait le fier en prenant la décision de débarquer au Australie pour revoir sa fratrie. Il savait que pas mal de choses l'attendaient. Des choses qui s'apparentaient à de réelles épreuves morales pour lui. D'abord, surmonter le passé et cette culpabilité qui le rongeait tout de même beaucoup et puis affronter le regard, les remarques, les commentaires de sa soeur et de ses frères sur son intention de reconstruire quelque chose avec eux. Il avait franchit le cap Milena avec plus ou moins de réussite. Sa frangine avait été ravie de le voir mais avait quand même émit des doutes quant aux jours qui suivront et qui confirmeront ou non l'emménagement de Cade à Brisbane. L'ainé avait un peu plus redouté la réaction de Leonardo qu'il ne connaissait pas vraiment après tout. Quand il avait quitté le nid, le plus petit des Grimes  n'était pas très agé et Cade avouait avec regrets qu'il n'avait même pas prit le temps de partager quelques moments avec lui pendant son enfance. Voir, aujourd'hui, que Leo était réceptif à sa venue lui faisait on ne peut plus plaisir et le rassurait grandement. Il n'y aurait donc pas de ligue anti-Cade, militant pour son retour aux US, de la part de ses deux frères et de sa soeur. Concernant Nunzio, c'était encore autre chose. L'ainé se souvenait de son benjamin et du petit caractère très...particulier. Il restait son frère et il irait à sa rencontre quoi qu'il advienne. - Ah.. tant mieux ! Fit Cade en baissant un peu les yeux avec un tout petit sourire. Il était content d'apprendre que ses deux frères s'entendaient désormais bien. Ce qui le rassurait moins, c'était d'entendre Leo parler du caractère de Nunzio comme étant "très différent" du sien. - J'imagine qu'il est celui qui ressemble le plus au paternel... voilà pourquoi il redoutait ces dernières retrouvailles. C'était, en outre, la première fois que Cade évoquait leur père devant Leonardo. Ce dernier devait bien se souvenir qu'entre l'ainé et le paternel, ce n'était pas l'amour fou, loin de là...

Woaw, ce que Leonardo venait de sortir à propos de son métier lui mit une petite claque. Besoin de flic sans enfants. Ca sonnait comme une sorte de fatalité et il ne lui en voulait pas bien entendu. C'était la vérité. Seulement, Cade n'y avait jamais songé de la sorte. Il n'était certes pas à l'aise avec les enfants mais au fond de lui, il s'empêchait de penser à son âge ou au fait qu'il ne se pose pas avec une femme pour se poser la question. Est-ce qu'il en aurait un jour à lui ? Voilà ce qui n'arrivait jamais à son esprit et qui, parfois, au détour d'une conversation anodine, lui sautait à la figure ! Il sourit et mordait dans une autre part de pizza.

- Perso, je préfère largement être sur le terrain. La paperasse, c'est définitivement pas pour moi ! C'était en partie la raison qui l'avait amené à passer le concours pour devenir flic et par la suite conduit à devenir agent fédéral. Et bien qu'il préférait enquêter à l'extérieur, malheureusement les nuits passées à rédiger des rapports, ça arrivait très souvent. Sans parler du fait qu'il faisait tout à la dernière minute. Un peu comme au lycée où il se mettait à la rédaction rapide et synthétisée d'une dissertation la veille au soir. Parfois, il lui arrivait même de terminer entre deux cours, dans les couloirs ou appuyé contre son casier. En ce qui concernait les sorties prévues avec Leonardo, il était plus qu'au taquet. Voilà bien quelque chose d'inédit...sortir avec son petit frère ! - Tu vas vite le savoir. Demain soir, je t'emmène au Canvas ! J'ai découvert l'endroit en arrivant et je peux te dire qu'il y a de quoi passer de très bon moments ! Fit-il en appuyant davantage sur ses trois derniers mots. Il y avait déjà fait des rencontres sympathiques. Et des retrouvailles surprises aussi...

Pourquoi Brisbane ? Pourquoi toute sa fratrie s'était installée ici et pas ailleurs ? Les Etats-Unis, c'était vaste et différent selon l'état alors pourquoi s'exiler en Australie ? Une question qui intéressait Cade et a laquelle son frère trouva une réponse qui se tenait. L'étendue des grandes villes américaines pouvait être autant appréciée que détestée. C'était une chose qui n'avait jamais rebuté l'ainé. Londres, New York, Boston, Denver et puis Los Angeles, il n'avait vécu que dans des grandes villes tout en parcourant beaucoup de villes et de pays différents. Alors oui. Brisbane était plus petit mais pas moins riches en personnalités et en histoires d'après ce qu'il avait pu voir jusque là. - Je t'avoues que j'ai l'impression que tout le monde se connait plus ou moins ici et que c'est presque impossible de passer inaperçu ou d'esquiver une connaissance un peu dérangeante ! Il rit en repensant à toutes ces têtes connues qu'il avait retrouvé ici, par hasard. Cade attrapa sa dernière part, son assiette s'était volatilisée...

De tranche de pizza en tranche de pizza, les deux frères avaient commencé à rattrapper le temps qu’ils avaient perdus loin l’un de l’autre. Leurs rapports étaient certes encore superficiels, mais il en avait été de même avec Milena ; au début tout ne s’était pas passé comme sur des roulettes, malgré l’envie et les efforts qu’ils partageaient. Ça leur avait demandé du temps, et il allait sûrement en être de même pour Cade ; mais Leonardo voyait que celui-ci ne renouait pas contact juste pour faire plaisir à leur sœur ou parce qu’il avait un but caché, et c’était assez pour qu’il veuille au moins essayer de faire marcher ça. Tout simplement, il avait envie d’y croire ; il avait toujours rêvé d’avoir une grande famille soudée, sûrement parce que la sienne ne l’avait jamais été. Et l’arrivée de Cade était peut-être l’occasion de s’y approcher. L’ayant déjà perdu une fois, il n’avait pas envie de le voir partir à nouveau. Et s’ils ne faisaient pas un pas chacun vers l’autre, ils n’auraient jamais réussi à s’en sortir. Ça n’effaçait peut-être pas toutes ces années de distance, mais fondamentalement son aîné n’avait pas voulu le blesser ; tout ce qu’il avait essayé de faire, c’était de s’éloigner le plus possible de leurs chers parents, et le benjamin de la fratrie était bien le dernier à pouvoir le blâmer pour ça. Si Cade aurait peut-être pu l’aider à se sentir moins seul – ce qui mine de rien aurait été bien utile pour un pauvre Leonardo qui se sentait affreusement seul – il n’aurait jamais pu le prendre avec lui pour l’éloigner de la maison familiale. Assez vite, leur discussion se tourna vers Nunzio, qu’il n’avait pas encore contacté. Il semblait appréhender une telle étape, et son frère ne pouvait le blâmer. À sa place, il aurait sûrement eu tout aussi peur. « Hmmm… oui et non. Il est beaucoup moins fier, et il a absolument pas tout le côté un peu… ouais, tu vois. Mais voilà, tout ça pour dire qu’il faut pas s’attendre à trouver une copie plus jeune de notre père, loin de là. » En revanche, c’était possible – probable, même ? – qu’il y ait quelques frictions entre les deux. Ils étaient bien plus fiers et colériques que Leonardo ou Milena, et le benjamin de la fratrie craignait que ça ne retombe sur les tentatives de se reconcilier. Mais il préférait essayer d’oublier cette éventualité, tout simplement parce que la simple idée était bien trop douloureuse. Et puis il fallait garder son espoir, n’est-ce pas ?

Même si leurs deux jobs étaient bien différents, les deux frères avaient un point en commun : ils préféraient tous les deux l’action à la paperasse, même si les deux prenaient des formes assez différentes. « T’as jamais peur de tomber sur des choses un peu trop dures à voir ou supporter ? ‘Fin, je sais pas. Clairement, je pense pas que je tiendrais le coup à ta place. » Ça lui était déjà arrivé de devoir éteindre sa télé en plein épisode de Les Experts parce que c’était bien trop gore pour lui, donc il n’imaginait pas ce que ça devait être de voir ce genre de situations de ses propres yeux dans sa vie de tous les jours. Sur une autre note bien plus agréable, Cade évoqua le Canvas, dont le nom fit sourire Leonardo. « Oh, je connais. J’y ai été avec Milena, mais… on a pas vraiment pu en profiter. Mais c’est vrai que c’est un très chouette endroit. » Ne sachant pas vraiment si son aînée aurait été à l’aise à l’idée que leur aîné soit au courant de leur escapade, il préféra rien dire. Ce n’était peut-être pas son moment le plus glorieux, et c’était à elle de lui confier ses peurs et ses craintes – Leonardo n’avait aucun droit de les dévoiler comme si de rien n’était, à qui que ce soit. « En revanche, je sais pas si je devrais avoir peur ou hâte d’y aller avec toi. » Si on lui avait dit une semaine plus tôt qu’il allait être en train de programmer une sortie au bar avec Cade, il aurait sûrement éclaté de rire. Mais c’était bel et bien ce qui était en train de se passer, et bien contre ses attentes, il avait hâte qu’un tel jour arrive.

Leonardo ne put s’empêcher de sourire à la remarque de son frère, qui était visiblement habitué à l’anonymat des grandes villes comme Londres, par exemple. Bien évidemment, Brisbane était très loin d’être un petit village de vingt habitants, mais quand-même. « J’aimerais bien te prouver le contraire, mais je sors pas assez pour le faire. » Il prit son avant-dernière tranche de pizza, remarquant par la même occasion que son frère avait été bien plus rapide que lui en la matière. Mais il avait l’habitude d’être un peu toujours le dernier à finir ses repas, et visiblement ça n’allait pas changer avec Cade. « Pourquoi, t’as déjà retrouver des connaissances d’Amérique ici ? Parce que si c’est le cas, t’as vraiment pas de bol mon vieux. » Brisbane était certes beaucoup plus petite que des métropoles comme Los Angeles ou New York, mais un océan tout entier séparait les deux pays. De son côté à lui il n’y avait personne qui l’avait retrouvé par pur hasard en Australie, mais ce n’était pas pour le déranger ; ne gardant pas forcément de très bons souvenirs de ses années lycée, il n’y avait pas grand-monde qu’il aurait été ravi de retrouver, encore moins là où il voulait recommencer sa vie loin de tout ce qu’il avait connu. Mais pour le coup, il avait eu assez de chance pour que ça ne se produise pas.

Cade avait aussi redouté le moment où il se retrouverait devant Leonardo. Son petit frère restait un inconnu à ses yeux et il s'était posé maintes questions quant à sa réaction quand il aurait son ainé face à lui. Leo aurait pu être froid et distant, en colère contre lui ou bien complètement indifférent. D'autant plus que les quelques fois où il avait décliné l'invitation que lui lançait Cade ne lui avait pas inspiré de bonnes choses. Finalement, tout semblait devenir fluide entre eux. Bien qu'une certaine distancce était encore présente, ils se trouvaient des points communs et les conversations s'enchainaient sans trop de blancs. Cade en était plus que ravit. Il ignorait comment il aurait pu combler les trous, comment il aurait gardé son calme lui qui était si impulsif... C'est cela aussi qu'il redoutait quand il se retrouverait devant son autre frère. Lui qui avait un autre caractère, une personnalité trempée et qui, dans ses souvenirs, savait bien ce qu'il voulait. Quand il avait quitté la maison, l'ainé avait bien remarqué qu'il était celui qui avait le plus de points communs avec leur père. Qu'en était-il aujourd'hui ? Est-ce que leurs retrouvailles allaient tourner court ou bien, est-ce qu'une bonne surprise l'attendait, comme c'était le cas avec Leonardo ? Il prenait la température auprès de son petit frangin d'abord, histoire de mieux appréhender la chose. - Il vaut mieux je crois... Fit-il sans forcément plaisanter. Non pas qu'il collerait son poing dans la figure de Nunzio à la moindre pique, mais il n'avait pas du tout envie de se prendre des réflexions typiques du paternel. - J'ai assez donné avec ce genre de comportement... Leo était sans doute trop jeune pour s'en rappeler. Entre Cade et leur père, ça avait bien souvent pété, ils en étaient presque venus aux mains avant le départ de l'ainé. Cade assumait son côté rebelle mais il n'avait jamais cautionné la pression et le tempérament rude de son père.

- Pas plus que de tomber sur une crise de larmes d'un gosse qui ne parviendrait pas à se calmer ! Un sourire le prit en réalisant que leurs deux métiers étaient certes différents sur beaucoup de points, mais que chacun d'entre eux ne pourraient pas plus assumer celui de l'autre. Cade redevint un brin sérieux. - J'ai vu des choses. Beaucoup trop de choses. Les yeux rivés sur son assiette aux trois quart vidée, il s'occupa de séparer les deux parts restantes avec ses doigts en poursuivant. - On est sensés s'y attendre quand on rentre dans ce genre de service. Ca fout toujours un coup quand c'est sous tes yeux mais... ça devient de la routine et tu finis par le prendre comme ça. La carapace que Cade avait développé au fil des années lui avait été bien utiles, et de nombreuses fois. Mais parfois, certaines visions étaient bien plus compliquées à gérer, tout comme les réactions face à des coupables présumés. C'était toute la difficulté de ce job... se maitriser, affronter le pire. Et dernièrement, Cade n'avait pas été le meilleur des agents.

- Peur ? Il lâcha un léger rire avant de reprendre en soulevant une part de pizza à hauteur de sa bouche. - On va s'éclater, crois moi. Le Canvas était déjà un endroit qu'il affectionnait et où il avait relever un certain potentiel. Rien que l'idée de se construire des moments cool avec son frère, dans ce pub, était bien excitante. Faut-il espérer que Cade ne tombe pas encore sur une vieille connaissance qui révélerait certains côté de sa personnalité qu'il voudrait mettre en veilleuse encore un peu. - Je suis tombé par hasard sur... des amis d'enfance. Je t'avoues que je m'y attendais pas. Faut que je sois à des kilomètres de Londres pour revoir ces visages !! Maze et Greta faisaient parties de ces gens qu'il ne s'attendait pas à revoir de si tôt. Loan aussi... Brisbane était décidément pleine de surprise et ce n'était peut être pas terminé. Son assiette était à présent vide, seules quelques miettes de pâte y trainaient. - Je suis sûr qu'ils font de sacrés desserts non ?! Cade et la bouffe... cependant, préférant le salé au sucré, il n'était même pas sûr de commander autre chose qu'un café après ça.

- Milena sera ravie d'apprendre qu'on ne s'est pas tapés dessus ! Il croisa les bras, repoussant un peu son assiette. Son ton était redevenu posé, moins plaisantin. Leur soeur avait effectivement émit la crainte que Leo et Nunzio seraient réticent au retour de Cade dans leurs vies respectives. L'ainé était plus qu'emballé par cette soirée qui promettait de belles choses. Un serveur ne tarda pas à arriver près d'eux pour demander à embarquer leurs assiettes.

Il n’y avait pas grand-chose qui aurait pu rendre la soirée de Leonardo meilleure. S’il avait accepté l’offre sans trop s’attendre à quoi que ce soit, elle avait largement dépassé ses espoirs. Et en fin des comptes, il se rendait compte d’à quel point c’était important pour lui de renouer avec Cade, et à quel point la famille était importante à ses yeux. Ce n’était pas bien étonnant de la part de quelqu’un dont le plus grand rêve était de fonder son foyer aimant, mais il n’avait pas vraiment eu le choix en ce qui concernait la sienne – ce qui expliquait le fait qu’il ait dû couper tous les ponts avec. Et s’il refusait de reprendre contact avec ses parents – et il était plus que catégorique sur la question – il était prêt à s’ouvrir à Cade comme il l’avait déjà fait avec Nunzio et Milena. Pour l’instant, il était encore loin de le regretter. « Eh, ça va aller. Essaye de le revoir sans trop d’idées ou préjugés et le reste se fera tout naturellement. » Le benjamin avait peur que ses deux aînés se retrouvent face à leurs craintes plutôt qu’à leur frère, et qu’ils finissent par se regarder en chiens de faïence tout du long des retrouvailles – ce que Milena et lui auraient eu un peu de mal à supporter, sûrement. Mais tout n’était pas perdu d’avance, et peut-être qu’il se faisait autant de soucis pour quelque chose qui allait très bien se passer. « Et surtout, faut pas désespérer si jamais c’est plus difficile que prévu. Chaque chose à son temps, surtout après tout ce qui s’est passé. » Il savait très bien que ses deux frères avaient des caractères plus forts que le sien, mais il espérait qu’ils soient capable de passer outre leurs différences et leurs précédents. Mais avec un peu de chance, aucun des scénarios catastrophiques qu’il jouait en boucle dans sa tête allaient se réaliser, et la fratrie allait se retrouver en entier pour toutes les fêtes à venir. Leonardo avait déjà perdu sa famille – de son plein gré, certes – et il n’avait absolument pas envie de repasser par là une deuxième fois, encore moins à un moment où les choses pouvaient peu à peu s’arranger pour eux tous.

Visiblement, les deux frères étaient radicalement opposés sur bon nombre de points. « T’sais, c’est pas bien compliqué de s’occuper d’un gosse qui pleure, suffit d’un peu de psycho et tu l’as dans la poche. » Leonardo en avait suivi quelques cours à l’université, et il avait vraiment aimé tester une telle discipline, qu’il aurait sûrement pu approfondir s’il n’avait pas déjà trouvé sa voix. Cade parlait de ses expériences à lui de son boulot, et son benjamin écoutait, en silence. Il ne pouvait imaginer les horreurs que Cade avait dû voir, et même s’il en parlait comme la routine… c’était sûrement le genre de choses qui vous marquait à vie, et qui ne partait pas bien facilement. « Si jamais t’as besoin d’en parler ou quoi que ce soit d’autre… je suis peut-être pas le meilleur en la question, mais tu sais toujours où me trouver. » Après tout, c'était bien le minimum qu'il puisse faire.

La conversation se tourna ensuite sur une sortie entre frères qu’ils devaient organiser, et l'enthousiasme de Cade était presque contagieux. « Si c’est contre le mur qu’on s’éclate, c’est pas forcément bien t’sais. » Leonardo avait bien évidemment envie de sortir avec son aîné et créer de nouveaux moments et souvenirs, mais il savait qu’il était bien plus frêle et fragile que lui, et il craignait de finir bourré mort au sol du Canvas face à un Cade toujours sobre et souriant. Pour le coup, niveau dignité et opinion de soi on pouvait largement faire mieux que ça. « Sérieux ? C’est fou à quel point le monde est petit ! Ça faisait longtemps que vous vous étiez pas revus j’imagine ? » Leonardo aurait pu demander de qui il s’agissait, mais comme il n’avait que six ans à leur départ de Londres il y avait de très forte chances pour qu’il en ait aucun souvenir, ce qui était plus que normal. « Pour avoir testé toutes les options véganes, c’est absolument délicieux. Et le goût est exactement le même, mais ils font des versions "normales" aussi, si ça pose souci. » Et en plus de ça c’était pas excessivement cher ! Que pouvait-on demander de plus ?

La remarque de Cade au sujet de leur sœur le fit doucement sourire, en partie parce qu’il savait qu’il avait raison. Si Milena pouvait sembler une carriériste en force, Leonardo savait très bien que pour elle la famille était quelque chose d’important, et elle avait sûrement redouté les retrouvailles australiennes de ses frères. « Ouais. Tu crois qu’elle va SMS qui en premier pour avoir des nouvelles ? » Bien évidemment, il allait lui envoyer un message rapide pour la prévenir que tout s’était bien passé juste après avoir dit au revoir à Cade – pour ce qui était des détails, ils allaient sûrement se voir pour en parler comme il le fallait. Un serveur vint pour ramasser leurs assiettes, et le benjamin en profita pour demander la carte des desserts par la même occasion. Elle arriva assez vite, et il ne tarda pas à l’ouvrir pour la lire – même s’il savait déjà très bien ce qu’il allait prendre. « Si jamais, leurs tartes véganes sont juste géniales. Mais je saurais pas te conseiller sur le café ou les digestifs, c’est pas vraiment ma spécialité. » Pour le coup, Leonardo avait hérité de l’amour du thé de son père britannique ; il pouvait certes boire du café, mais c’était une simple façon d’avoir un apport rapide de caféine, et pas vraiment un plaisir. La soirée touchait doucement à sa fin, et le Grimes se surprit à ne pas avoir envie de retrouver son cher petit chez lui.