« Tu sais, dormir à proximité du camp, être prête à agir dans la seconde suivant une alerte, ce genre de trucs. » Son manque de sommeil ne s’étalait pas uniquement sur sa période de retour, elle avait commencé à la seconde même où elle avait posé le pied sur le sol Nigérien. Elle avait choisi sciemment de se rendre dans une partie du globe qui impliquait une vie aussi difficile que celle qu’elle avait vécue en quittant l’Australie. Elle s’était préparée à vivre un choc des cultures, ayant potassé son sujet au travers des récits glanés dans les journaux, ou autres articles qu’Hassan lui avait fait parvenir, et qui venaient de blogs tenus par des anciens bénévoles. Mais la réalité n’avait rien à voir avec la dimension surnaturelle dans laquelle elle avait mis les pieds. Elle avait vécu des bons moments, tissés des liens avec les patients, mais aussi avec les volontaires qu’elle comptait bien revoir un jour où l’autre, persuadée qu’au fond, eux seuls pouvaient véritablement comprendre le mal qui la rongeait depuis qu’elle était revenue. Au-delà de ces bons souvenirs, elle avait côtoyé une forme d’enfer qui lui avait permis d’asseoir sa nature terre à terre, non sans récolter au passage les fruits de son besoin permanent de garder le sens des réalités ; angoisses, cauchemars et tension. Restait qu’elle ne voulait affoler personne, et se demandait parfois si elle n’était pas plus sensible qu’elle l’avait toujours pensé. Au fond, elle sentait que ses réactions post-retour à la vie qu’elle avait toujours connue étaient justifiées, et que les mois passants, elles se tariraient pour mieux lui permettre d’envisager plus facilement de reprendre le cours de son existence paisible – cette vie de jeune femme bien sous tous rapports que certain lui enviait. En attendant, elle se remettait constamment en question, et même pour elle qui faisait tout son possible pour étouffer l’ego que chacun avait en sa possession pourtant, elle finissait par en conclure que les trente années qu’elle avait passé en Australie ne lui avait peut-être pas rendue service, qu’elle aurait été meilleure si elle avait été élevée ailleurs. Yasmine n’avait quasiment rien vécu au final, si ce n’était des drames au travers des gens qu’elle chérissait sincèrement, et à qui elle tenait assez fort pour ne jamais flancher, et garder espoir – les autres la considérait comme un rayon de soleil, chaud et persistant, mais elle avait de plus en plus la sensation de n’être qu’une ombre fugace, celle qui décline en même temps que le jour. Sauf que ce genre de doutes, elle ne pouvait pas les partager avec son entourage sans leur donner l’impression de cracher dans la soupe, voilà pourquoi elle s’obstinait à parler à un inconnu plutôt qu’au noyau dur qui formait sa famille.
A son goût, elle s’était déjà trop appesantie sur la question de ses difficultés de réadaptation, et de son thérapeute. Alors elle s’élança en courant, laissant sans doute Sohan sur sa faim, et abandonnant derrière elle ses questionnements certes légitimes, mais qui aggravait leur dialogue. Ils étaient venus pour se détendre, se décharger de la pression qui pesaient différemment sur leurs épaules, et passer un moment privilégié entre frère et sœur. Elle avait déjà poussé le bouchon en insistant lourdement à propos des sujets qui fâchaient le jeune homme, elle ne comptait pas renforcer cette impression fugace d’avoir fait tomber un brouillard épais sur leur bonne humeur commune – et puis cette fuite lui permettait de se remettre les idées en place, de ne plus penser à rien d’autre qu’à ses pieds martelant le sol. Elle courut, aussi rapidement que ses jambes pouvaient le supporter, se départissant de l’étreinte serrée à laquelle le stress la soumettait sans cesse sans lui laisser le temps de l’éconduire. Elle se sentit souffler comme un bœuf, sa queue de cheval fouettant l’air en même temps que ses omoplates, et ses muscles se tendre sous l’effort sportif qu’elle accomplissait pour forcer son frère à se concentrer sur cette fausse compétition qui les amusait tant. C’était une tactique de diversion comme une autre, et elle le savait pertinemment : elle porterait ses fruits. Du coup, elle se donna à fond, slalomant entre les silhouettes actives autour d’eux, et rejoignant le bout du talus avec la puissance d’une athlète de haut niveau. Son cœur battait à tout rompre, et sa langue se parchemina sous la soif subite qui la terrassa. C’est ce qui la fit s’arrêter, difficilement vu l’élan dans lequel elle s’était lancée, puis éclater de rire en se retournant vers son frère qui lui reprochait son énergie. Yasmine s’inclina pour pouvoir appuyer les paumes de ses mains sur ses genoux, et lui répondit par hachures :
« Toi… tu devrais… prendre ta retraite… vieille branche. Hey ! » Elle se redressa alors en posant les mains sur ses hanches cette fois. Cherchant son souffle, les traits de son visage se contractèrent dans sa quête d’un rythme cardiaque plus décent, tandis qu’elle lui proposait, se forçant à parler avec plus de fluidité malgré sa langue asséchée, et sa respiration pénible « T’as pas envie d’un petit déj’ ? Un truc bien gras pour mettre en route notre embonpoint challenge, ça te dit pas ? » Elle leva les bras au-dessus de sa tête pour défaire sa queue de cheval. Ses cheveux légèrement humides retombèrent sur ses épaules, pendant qu’un rictus dont seules les petites sœurs malines comme elle avaient le secret. Marchant dans sa direction, elle ajouta « T’as perdu la course, c’est toi qui paies. » Elle passa son élastique à son poignet, et tendit le poing qu’elle serra vers Sohan pour qu’il cogne le sien tout contre « A charge de revanche. » fit-elle, avant de le prendre furtivement dans ses bras comme il le faisait avec ses plus vieux amis.
Il avait l'impression qu'au final, c'était l'action qui lui manquait ou du moins la possibilité qu'il y ait de l'action. Il fallait dire que ce n'était pas à Brisbane qu'on pouvait retrouver l'ambiance d'un camp au Niger. On était loin, très loin du compte, il fallait bien le reconnaitre. Sohan se doutait que travailler à l'hôpital St. Vincent était sûrement bien différent de ce qu'elle avait pu faire au Niger. Il ne pouvait cependant que supposer comprendre. Il n'avait jamais fait un tel voyage et ne connaissait que sa petite ville tranquille d'australien moyen. Pour lui, c'était amplement suffisant. Il était parfaitement heureux comme ça, mais il pouvait comprendre que sa soeur ait besoin de plus. Même si ce n'était pas son cas à lui et que ça ne le serait probablement jamais. Chacun son truc. C'était sûrement pour ça qu'ils s'étaient tous deux orientés dans des professions très éloignées. Sohan n'était pas motivé par les mêmes choses que sa soeur. Il arrivait à voir des défis derrière son écran d'ordinateur et se faisait un plaisir de les relever à chaque fois. Cracker un système de sécurité, débloquer des fichiers, faire des recherches, ce genre de choses qui pour lui étaient comme des jeux. Quand il allait bosser, il avait malgré lui l'impression de se rendre sur un terrain de jeu à taille humaine. Finalement, il était peut-être encore un gamin dans sa tête et sa soeur elle, s'avérait peut-être plus mature. Ou alors, ça n'avait absolument rien à voir et ils étaient juste deux personnes différentes avec des ambitions et des besoins complètement différents. Il n'y avait pas de mal à ça, cela dit. Cela ne changeait rien à leur relation non plus.
Il avait compris qu'il n'obtiendrait rien de plus de sa soeur aujourd'hui, elle ne lui laissa même pas le temps d'insister puisqu'elle préféra partir en courant, le laissant derrière elle, à tenter de la rattraper. Au moins, ça avait le mérite d'être clair. Même si elle ne l'avait pas forcément vocalisé, son attitude ne laissait absolument pas de doute à Sohan. Cependant, il respectait ça, elle n'avait pas à tout lui raconter. Etre son frère ne voulait pas dire qu'il était obligé d'être au courant des moindres aspects et problèmes de sa vie. Etre son frère, ça voulait plutôt dire qu'il était là pour l'écouter sans la juger si elle le désirait, mais aussi qu'il était là pour se taire et lui courir après lorsqu'elle ne voulait pas parler. Surtout, il était tout de même satisfait qu'elle aille voir un thérapeute. Il savait que ça ne voulait pas dire qu'elle lui dévoilait tout, elle pouvait très bien passer sa séance assise sur un fauteuil, muette comme une tombe. Ca, il ne pouvait rien y faire, il ne pouvait pas la forcer à lui parler et il ne pouvait pas non plus la forcer à quelqu'un d'autre. Yasmine ne semble pas vouloir ralentir et Sohan est donc toujours à sa poursuite. Petit à petit il arrive à réduire l'écart entre eux. Elle a beau courir vite, il a tout de même de plus grandes jambes qu'elle, ce qui à ce moment précis lui est bénéfique. Cependant, il ne la rattrape pas avant qu'elle ne décide de s'arrêter. "C'est ça ! Moque toi de moi, on verra comment tu seras dans cinq ans." Lui répond-il quand elle le traite de vieille branche. C'est facile de se moquer quand on est plus jeune. Il en profite pour lui piquer sa bouteille d'eau et en boire une grosse gorgée. Mine de rien, cette course poursuite derrière sa soeur avait été sportive et sa gorge apprécia ce court moment de ré-hydratation. "Proposé comme ça, bien sûr que ça me dit !" Bien sûr qu'il était partant pour un petit déjeuner, quelle question. "Rien ne vaut une séance de sport suivie d'un bon repas, surtout quand c'est moi qui paye." ajoute t-il venant taper dans le poing de sa soeur. "J'me laisserai pas faire si facilement la prochaine fois, sache le." Trouve t-il important de préciser quand elle vient le prendre dans ses bras. "Bon et comme je paye je choisis l'endroit." finit il, l'entrainant vers la sortie du parc.