Cette journée était une journée comme les autres, où je suivais mes cours magistraux, assis dans de grands amphis, avec des centaines d'autres personnes. J'enchaînai donc cours de biologie, d'anatomie, puis maladies infectieuses et enfin psychologie. Ce dernier cours était celui avec lequel j'avais le plus de mal. Il m'était vraiment difficile la façon de concevoir le monde, et de penser de mes concitoyens. Une fois ce cours laborieux et sachant qu'il allait falloir que je donne d'avantage de ma personne, pour étudier cette matière, je remis mes affaires correctement dans mon sac, et sortis de l'amphi.
Je déambulais un instant dans les couloirs, essayant de passer uniquement par ceux qui étaient le moins fréquentés. Les foules me mettaient mal à l'aise... De façon gênante. Autant donc m'éviter ça, et l'éviter aux autres. Une fois enfin devant l'une des sorties de la Fac, une voix m'interpella. « Ackerly, attends !» La main qui se posa sur mon épaule tout de suite après me fit réagir assez brutalement : Je m'en éloignai d'un mouvement sec. «Je... Désolé je voulais pas te faire peur...» Je me retournai donc pour faire face à la personne qui m'avait interpellé, c'était James, le seul "ami" que j'eus jamais eut. Enfin, il était surtout mon ami parce qu'il voulait mes fiches de révision. Mais je ne m'en formalisais pas, et étant d'un tempérament plutôt calme, je préférai ne pas faire de crise. Je lui demandai donc d'un léger mouvement du menton ce qu'il me voulait. « Et bien, j'aimerais qu'on aille prendre un verre tous les deux.» Voilà une chose bien surprenante, il ne m'avait absolument jamais proposé une chose pareille. « Hum... Ok.» Répondis-je simplement, et cela eut l'air de le ravir, puisque me faisant signe de le suivre, il m'emmenait en direction du centre ville qui était juste à côté du campus. Puis enfin, nous entrâmes dans un bar. Il sentait la bière et le café, des odeurs que je n'appréciais pas spécialement. Je continuais néanmoins de le suivre, jusqu'à une table où une jeune femme que je ne connaissais pas était déjà assise. Je me mis alors presque immédiatement à paniquer, me disant que ça cachait sans nul doute quelque chose de pas net. Je pris cependant la peine de m'asseoir à côté d'elle, bien que cela me demanda beaucoup d'efforts.
James s'assit en face de nous, et se remit à parler. « Paul je te présente Chadna, Chadna je te présente Paul, celui dont je t'ai parlé.» lui dit-il avec un clin d'oeil. Tout ça me semblait... Hors du temps, et j'étais là, complètement bloqué sur ma chaise, bloqué par la peur. Qu'allaient-ils me faire ? Que me voulaient-ils ? Je pris alors mon courage à deux mains, et restant silencieux, je tournai mon regard vers la jeune fille, pour prendre le temps d'observer son visage. Elle n'avait pas l'air d'avoir un fond méchant, c'était déjà ça et ça me rassurait un peu. Je plongeai ensuite mon regard dans le sien, qui parlait pour moi. La question silencieuse était "Que me veux-tu?"
La Nouvelle-Zélande ? Une bonne idée, un excellent pays à parcourir en stop. Troisième fois que je venais, avec la volonté cette fois de m’attarder dans l’île du sud que je ne connais pas assez à mon goût. Ma randonnée au Mont Cook m’a permis de croiser la route de personnes de différentes nationalités dans la même galère. De vans en voitures j’ai pu remonter Invercargill jusqu’à Christchurch en passant par Queenstown et Wanaka. Queenstown ou la ville de tous les possibles, pas pour le porte-monnaie c’est sûr, il faudrait au moins vendre un rein pour pouvoir y séjourner longtemps mais il suffit de provoquer les rencontres avec les bonnes personnes pour pouvoir s’en sortir sans se débarrasser d’un de ses organes. Une bonne personne qui va également me permettre d’avoir un endroit où pioncer ce soir avant de retourner sur l’île du nord où j’ai toutes mes habitudes. James, le pote d’un pote qui a dit qu’il allait trouver une solution à mon problème de logement. La solution s’appelle Paul et il est… particulier. Oui, James a insisté sur ce terme, particulier. J’ai attendu qu’il crache la suite, qu’il donne des détails sur le fait d’être particulier mais il a simplement souri, promettant que je m’en rendrais vite compte. Il n’a pas l’air assez con pour m’envoyer dans un guet-apens, de toute façon vu l’état de mes finances il n’en retirait rien et quant à mon corps, il suffit de me payer une tournée, voire deux pour que les choses s’enchaînent naturellement. C’est plus la curiosité qui me guide quand j’emprunte le chemin vers le Fat Eddie’s le bar Jazz où nous avions rendez-vous, choix stratégique vu que c’est situé à cinq minutes du bus interchange que je squatte depuis le début de l’après-midi. Je suis la première sur les lieux, un miracle quand on connait mes habitudes. J’envoie un message à James avant de commander à boire, lui faisant savoir que puisqu’ils sont en retard, la tournée est pour lui, ce qui le fait marrer. Dommage qu’il ait une meuf à l’appartement sinon on aurait pu passer une bonne nuit.
Ils arrivent enfin et je pose finalement un visage au prénom Paul. Particulier, James a dit. Point positif ce n’est pas physique, j’ai quelques problèmes à faire semblant dans ce genre de situation. Ca me rappelle la première fois où j’ai rencontré un nain, enfin une personne de petite taille –ce qui équivaut à la même chose-, je l’ai dévisagé pendant de longue minutes, me mesurant à lui et posant des questions à mon père sur sa condition, bon pour ma défense j’avais huit ans. « Chad » je dis simplement après que James ait fait les présentations en lui lançant un regard réprobateur. Ce n’est pas la première fois que j’insiste sur mon surnom, mais sachant que ça m’agace, il prend plaisir à me présenter ainsi. Paul ne dit rien, il observe. Je ne le sens pas à l’aise comme si on l’a forcé à ramener ses miches ici. Peut-être que c’est le cas, je me demande bien quel type de relation les deux entretiennent. « James t’a pas expliqué ? » je réponds à sa question silencieuse par une autre avant de porter mes prunelles sur James qui prétend avoir oublié avec un petit sourire. Particulier, hein. « Bon pour faire court j’ai besoin d’un endroit où passer la nuit et James m’a dit qu’il avait un ami qui pourrait aider en ce sens, toi du coup, vu que c’est pas possible chez lui avec sa copine » j’emprunte pas mal de raccourcis dans mon explication et vu que le gars est sur le fait accompli, je me demande s’il sera partant. « Je suis pas du coin et je repars demain, donc je t’embêterai pas longtemps » j’annonce comme si l’affaire est déjà conclue, il peut encore refuser après tout l’appartement est sien « je t’aurais bien proposé de cuisiner à la place, mais j’imagine que tu veux éviter que ton appart prenne feu » une petite blague pour le dérider un peu, en tout cas ça l'air de faire marrer James.
Chad, comme elle l'avait souligné, dégageait selon moi une certaine allure. Elle avait l'air d'être ce genre de fille avec qui je n'avais strictement rien en commun. Ce genre de fille forte et téméraire, capable de prendre un sac et de partir explorer le bout du monde -ou presque- en se débrouillant au jour le jour pour trouver un endroit où dormir. Néanmoins, je lançai un regard réprobateur à James. Qui me fit l'un de ses sourires que je détestais. Ceux dans lesquels je voyais bien qu'il se foutait littéralement de ma gueule, et ça avait le don de m'agacer, et de me blesser par la même occasion. Ce mec là, ne venait me parler que lorsqu'il avait besoin de quelque chose en fait, généralement de mes fiches de révisions ou d'une explication sur un cours qu'il avait séché ou bien encore pendant lequel il était trop occupé à flirter avec toutes les filles de la promo pour écouter. Lorsque la jeune fille m'expliqua pourquoi j'étais ici, je lançai un deuxième regard assassin à James, il savait très bien que premièrement je serais incapable de laisser qui que ce soit dehors, donc que j'allais accepter, mais aussi que j'avais un besoin cruel de réviser mes cours, comme tous les jours en fait. Je raclai donc ma gorge, de nervosité une fois de plus, et reportai mon attention sur elle. « Je ne suis pas son ami.» dis-je simplement. Après tout je n'étais l'ami de personne, et surtout personne n'était mon ami. « Mais c'est d'accord.» Ma voix était toujours aussi égale et neutre. Je n'étais pas très loquace c'est vrai, mais après tout, comment pouvais-je l'être, alors que j'avais du mal d'ordinaire, et qu'en plus là, on me mettait ni plus ni moins au pied du mur ? Le pire était encore que demain, j'allais encore donner mes fiches de révision à James comme si de rien était. Parce que j'étais une foutue bonne poire. Et que même si j'avais voulu, j'aurais pas pu changer ça. Je me levai donc la chaise, sans même avoir pris quoi que ce soit à boire. « On commandera des pizzas, j'suis du genre à mettre le feu quand je cuisine, moi aussi.» Je récupérai mon sac, et le déposai sur mon épaule invitant la jeune fille à me suivre, du regard. « Viens, c'est à côté.» Et sans même un regard pour James, je me retournai et sortit du bar, dans lequel le bruit, les gens, l'odeur d'alcool et la musique me rendait encore plus mal à l'aise que je ne l'étais déjà de base. Une fois dehors, je pris une grande bouffée d'air frais - ou pollué par les voitures, mais au moins ça ne sentait plus l'alcool-. Je me retournai ensuite pour vérifier que Chad m'avait bien suivi et commençai à marcher en direction de mon appartement qui se trouvait à quelques rues de là. Un petit deux pièces toujours parfaitement propre et rangé, j'y veillais. C'était presque maladif. Une fois devant la porte de l'immeuble, j'ouvris la porte et me rendis à la première porte sur la droite que j'ouvris également par la suite. « Entre, fais comme chez toi.» C'est comme ça qu'on disait, non ? Enfin, j'avais tellement pas l'habitude de recevoir des gens chez moi que c'était bizarre... Une fois que nous fûmes entrés, je refermais derrière nous, la laissant découvrir mon salon presque stérile, dans lequel trônait un canapé avec méridienne, une table basse en verre, une table avec quatre chaises et une télé écran plat sur son meuble télé, ainsi qu'une PS4. Les jeux vidéos étaient l'un de mes péchés mignons secrets. Enfin c'était surtout secret parce que... A qui aurais-je pu le dire de toute manière ? « Tu veux quelque chose à boire ? Je n'ai pas d'alcool, mais j'ai des sodas, et des sirops.» Je tortillais nerveusement mes doigts, heureusement que ma soeur avait prit le temps de m'apprendre à être un bon hôte avant de partir pour Brisbane. D'ailleurs j'espérais bien pouvoir les rejoindre un jour, elle et mon Neveu. Mais d'abord je devais terminer mes études, c'était le plus important.
J’observe le duo avec intérêt, mon regard faisant la navette entre Paul et James. Un aveugle n’aurait aucun mal à remarquer à quel point ils sont mal accordés. James l’a présenté comme un ami, ce dont je doutais et d’ailleurs le blond me donne confirmation. On dirait une réaction chimique inattendue ou mieux l’association du populaire et de l’intello dans un film américain pour adolescents. Généralement si le sportif populaire s’intéressait au nerd à lunettes –accessoires manquants dans le cas présent- c’est rarement par charité et puisque Paul n’a pas l’air trop con, le motif est vite trouvé. « C’est sympa » je dis en guise de remerciement lorsqu’il formule son acceptation à voix haute, et on ne s’attardera pas sur la partie où le choix a été quelque peu imposé. C’est en ça qu’il est particulier, qu’il ne puisse pas dire non ? Ou le fait qu’il soit radin en paroles ? James a vraiment insisté là-dessus donc je me dis que ça doit être pire… enfin plus que ça. « Pizzas ça roule pour moi » je réponds simplement, remarquant au passage que ma blague n’a eu aucun effet sur lui, que ce soit positivement ou négativement. Peu bavard et manquant d’humour, c’est ce qui le rend si particulier ? Ou la rapidité avec laquelle il actionne le mouvement, sac sur l’épaule en un dixième de secondes alors que je bataille encore à finir ma boisson. « Merci pour le verre » je m’adresse cette fois à James alors que Paul se dirige vers la porte sans demander son reste, ni même un au revoir. « Il est toujours comme ça ? » James n’a qu’un sourire pour réponse, l’air de sous-entendre que je n’ai encore rien vu mais je n’ai pas le temps d’avoir plus d’explication sur le sujet car je sens que mon hôte pourrait me faire faux bond. Sac sur le dos, je me lance à sa suite sur une dernière parole de James : amusez-vous bien dit sur un ton quelque peu moqueur. Si je n’étais pas certaine de ma supériorité physique face à Paul et le fait qu’il soit également victime des plans de James, j’aurais probablement squatté le banc du bus interchange jusqu’au matin. La progression vers l’appartement se fait en silence et je me retrouve rapidement dans son antre, qui ne ressemble en rien à celui d’un tueur psychopathe et qui sera sûrement plus confortable que l’arrêt de bus, tout bénef en somme. La curiosité d’une future détective aguerrie au creux des reins, mon regard parcourt la pièce de long en large « un coca si tu as » je réponds ainsi à sa proposition de m’offrir à boire, on fera l’impasse sur la téquila ce soir. L’endroit est ordonné bien que froid. « Pour un mec célibataire, ton appartement est vachement bien rangé » les gars célibataires que je côtoyais ignorent comment tenir une maison, généralement ils essayaient de se chopper une meuf pour faire les tâches ingrates. En tout cas ce n’est pas moi qui vais les juger vu ma tendance à laisser traîner mes affaires partout dans ce que j’appelle un bordel organisé. « James et toi… » Une pause « vous vous connaissez depuis longtemps ? » J’ai failli dire ami mais Paul a déjà fait part de sa position sur la question. « Cool une PS4, t’as les jeux qui vont avec ? » il pourrait simplement avoir la console, ça rentrerait dans la case particulier ça non ?
Lorsqu'elle me demande un coca, c'est presque instantanément et comme un robot que je me rends à la cuisine qui est semi-ouverte sur le salon. Je récupère deux verres dans un meuble haut et les pose sur le plan de travail, puis je sors la bouteille de coca du frigo et en verse dans chacun des verres, m'assurant qu'il y ait exactement la même quantité dans les deux, sinon ça m'aurait gêné. Une fois que les liquides me semblèrent exactement au même niveau, je refermai la bouteille et la rangea précisément à la même place que là où je l'avais prise, au millimètre près, dans le frigo. Je me saisis des deux verres et revins dans le salon. «Installe-toi.» Dis-je en lui désignant le canapé du regard. Oui, du regard, fallait décrypter avec moi, le signes de tête, de main et toutes ces choses là, c'était franchement pas mon genre. Je déposai les verres sur la table basse, pour lui laisser le loisir de s'en servir. « Oui, je... Je n'aime pas trop le désordre et la saleté. Et faire le ménage ça m'aide à me.. Recentrer.» Mes mots étaient incertains et maladroits mais je voulais dire par là que faire le ménage m'aidait à me calmer lorsque je sentais que je faisais une crise de panique. Ce qui arrivait régulièrement surtout maintenant que je m'étais lancé dans des études très compliquées qui me demandaient beaucoup de temps. J'avais beau être intelligent, même plus que la moyenne, j'étais comme tout le monde, médecine, c'était dur. Pour moi comme pour les autres. Lorsqu'elle m'interrogea sur la durée depuis laquelle je connaissais James, je levais un instant le regard vers le mur, signe que je réfléchis, mais ça me prit pas longtemps avant que je reporte mon attention sur elle. Ayant néanmoins beaucoup de mal à la regarder dans les yeux. « Et bien, je l'ai rencontré en deuxième année, donc je dirais un an et demi à peu près. Je dirais qu'il a jeté son dévolu sur moi pour ça.» Aucun sarcasme dans ma voix, j'en étais bien incapable. Néanmoins je saisis une pile immense de feuilles bristol sur la table, sur lesquelles étaient écrits un nombre incalculable de choses sur la médecine, le tout de façon au moins aussi ordonnée que l'était mon appartement. Je lui tendis la pile de feuilles pour la laisser regarder. « Et puis il vient me voir quand il a raté un cours aussi, ce qui arrive régulièrement.» Bien sûr que ça m'agaçait. Mais qu'aurais-je pu faire d'autre que l'aider ? Me laisser tabasser par lui et sa bande de copains bien plus musclés que moi, comme pendant mon adolescence ? J'avais fini par comprendre qu'abdiquer était une décision beaucoup plus sage, du moins pour rester aussi longtemps que possible avec le corps vide de tout hématome. Quand elle m'interrogea concernant ma PS4, une vague très légère de joie fit son apparition dans mon regard. Mes yeux étaient le seul endroit de mon corps où on pouvait lire des émotions, il suffisait de les observer pour me comprendre. Au moins en partie. Je me levai donc, enjoué et me rendis jusqu'au meuble qui se trouvait près de la porte d'entrée. « Tu aimes quel genre de jeux ? J'ai des RPG, c'est ce que je préfère. Mais j'ai aussi des jeux de plateforme comme Crash Bandicoot.» D'ailleurs après réflexion je pensais que pour une seule soirée, ce type de jeu était plus conseillé. Je le pris donc et alla directement l'insérer dans la console que j'allumais, rapidement suivit de la télé. Je récupérai au passage la manette que je vins lui tendre gentiment. J'étais comme un enfant là tout de suite. Me parler de jeu vidéos, c'était le meilleur moyen de gagner ma sympathie. « On joue tous les deux ? Chaque fois qu'on meurt, on passe la manette à l'autre ?» Mes yeux brillaient comme ceux d'un enfant. Chad m'inspirait de la sympathie malgré tout, en tout cas je sentais qu'elle ne représentait pas un danger pour moi. Je ressentais assez facilement comment étaient les gens,et avec elle je me sentais en sécurité. Je voyais bien qu'elle ne me comprenait pas très bien, mais elle ne me semblait pas méchante. Je m'assis donc enfin, pour la première fois à côté d'elle, laissant tout de même une distance raisonnable entre nous, un espace vital. Je n'aimais pas tellement qu'on me touche, de toute façon.
Le ménage aide à le recentrer ? J’ai un haussement de sourcil, en voilà un fait étrange. Je hoche simplement la tête, une façon de lui faire savoir que l’info a été entendue. C’est donc à ça que James faisait référence, Paul fait parti de ces gens dont faire la vaisselle est un moment de détente ? En somme, des personnes incompréhensibles à mes yeux et n’appartenant pas au commun des mortels –selon mon humble avis bien sûr. Je suis plutôt partisane de moins j’ai à récurer dans mon appart, mieux je me sens, et c’est une bonne raison pour n’avoir à inviter qui que ce soit. « Merci » je dis en récupérant l’un des verres posés sur la table basse, un petit sourire aux lèvres. Soudain, j’ai envie de m’en griller une mais je doute que ce soit l’endroit approprié pour et Paul ne me fait pas l’effet d’être de ceux qui joue les auberges pour le cancer. « T’as dit qu’il est pas ton ami, mais pourquoi tu l’aides ? » je demande au bout d’un moment après qu’il m’ait donné plus d’amples informations sur sa relation avec James, informations qui ne me surprennent qu’à moitié, confirmant au contraire mon intuition à leurs sujets. Je parcours distraitement les feuilles qu’il m’a passé, dire que je ne comprends rien de ce qui est inscrit serait un euphémisme. Je me demande un instant en quelle langue c’est rédigé, ça ne peut décidément pas être en anglais. Je comprends également pourquoi les médecins ont ce salaire exorbitant s’ils parviennent à assimiler ce langage inintelligible. « Tu réponds toujours oui à ce qu’il te demande ? » que ce soit dans les études ou accueillir chez lui une personne qu’il ne connait pas, après tout, j’aurais pu être une tueuse en série prenant pour cible des jeunes hommes seuls et particuliers. Finalement, Paul manifeste un peu plus de vie et d’émotions lorsque je mentionne sa console de jeu, lui donnant des airs d’un gosse à qui on vient d’offrir un cadeau. Ce qu’il sautillerait presque le gosse, de quoi m’interroger sur son véritable âge. Après ne dit-on pas tous les mecs redeviennent des gosses quand des manettes entrent en jeu ? Il ne se soucie pas de savoir si je veux faire une partie qu’il a déjà tout mis en place, ma question a sans doute sonné comme une invitation. « Ca te va de commencer ? Comme ça je vais voir comment on y joue » je suis incollable sur les jeux de combat et uniquement des jeux de combat. Je maîtrise toutes les techniques sur street fighter mais ce qui est du reste, on repassera. « Mais du coup t’as qu’une manette à disposition ? » ma surprise est perceptible dans mon ton et dans mon haussement de sourcils. « ou peut-être que t’as paumé l’autre ? » il ne me fait pas l’effet d’être le genre à perdre quelque chose, mais c’est beaucoup plus plausible qu’une console à une seule manette non ?
Lorsqu'elle me demande pourquoi je l'aide, je me referme subitement comme une huître. Je suis loin de la connaître assez pour lui parler des mésaventures que j'avais connu tout au long de ma vie. Mon regard se perd un instant dans le vide. De nombreux souvenirs me revenant en mémoire. Des souvenirs que j'aimerais oublier mais qui pourtant ne s'effacerait jamais de ma mémoire. C'est pourquoi quand elle m'interrogea pour savoir si je disais toujours oui à James, je répondis d'une voix morne. «Oui.» Un long frisson désagréable me parcourut l'échine. Ma vie était une sorte d'enfer depuis à peu près toujours et quelque chose me disait que ça n'était pas spécialement près de changer. Je n'étais pas au bout de mes peines et j'en recevrais encore, des coups. Autant physiques que moral. Mais dans le fond, j'étais encore plus sensible que la moyenne. J'avais juste un mal de chien à la montrer. La seule expression que mon visage laissait s'échapper sans que je puisse contrôler, c'était mes larmes. Et autant dire que je pleurais souvent. J'étais une vraie fontaine. Du coup, quand ça m'arrivait en public, ça générait encore plus de discrimination envers moi, parce que j'étais pas un homme, un vrai. Soit disant un véritable mâle, ça ne pleure pas. Je pris donc la manette quand elle me demanda de commencer, tel l'enfant que j'étais je lançai le jeu. Mais je sentais bien qu'elle était un peu sur la réserve concernant ma proposition. Et qu'elle devait penser que j'étais bizarre. Je sentais ce genre de choses, mais j'en avais pris l'habitude. « C'est facile. Carré pour taper, croix pour sauter et rond pour glisser.» C'était un jeu tout ce qu'il y a de plus simple, enfin pas vraiment, mais les commandes ne sont pas compliquées. Il s'agit simplement de sauter au dessus de trous, de taper des mobs, et d'aller au bout du niveau en ayant cassé toutes les caisses et récupéré toutes les pommes sur le chemin. Le tout montant en difficulté à chaque niveau bien entendu. Je lançai le premier niveau et l'accomplis sans la moindre difficulté. C'était pas spécialement mon genre de faire semblant de perdre. Je n'avais pas tellement conscience de ce genre de possibilités et de "vices" dans la tête. J'étais franc, direct et c'était valable pour absolument tout. Jamais dans la demi-mesure. Jamais de gris, seulement du noir ou du blanc. Je lui tendis donc la manette pour qu'elle fasse le niveau suivant. « J'en ai 3. Mais ce jeu là se joue seul normalement.» Mon regard restait fixé sur l'écran, comme si ma vie en dépendait. Il fallait en permanence que je sois concentré sur quelque chose, sinon je me mettais à divaguer et c'était jamais bon. Mon esprit pouvait aller bien trop loin, j'en avais fais les frais. « Pourquoi tu es ici?» Demandais-je, sans filtre. C'est vrai, moi j'étais plutôt du genre à tout ranger dans des cases, alors voir cette fille qui se décidait à partir loin de chez elle, comme ça, sans avoir réservé d'hôtel, et sans avoir prévu réellement les choses ça me paraissait inconcevable. Mais d'un autre côté, une part de moi l'admirait pour ce courage qu'elle avait et qui me faisait cruellement défaut. Je me sentais en sécurité entre les quelques murs qui représentaient mon chez-moi, et jamais je n'aurais osé risquer de me retrouver à passer une nuit chez un parfait inconnu. J'en aurais fais une crise d'angoisse interminable.
Paul ne dit sur la raison qui le mène à côtoyer quelqu’un avec qui il n’a aucun atome crochu comme dirait Jay, une expression qu’il sort dans toutes les situations. Je remarque un changement d’attitude subtil chez mon hôte de la soirée et je me dis que je me suis sûrement mêlée de ce qui ne me regarde pas. Comme d’habitude, quoi. Chad, elle parle trop qu’on dit souvent, je mets toujours mon nez partout et surtout il ne faut pas. Je m’attends donc à ce qu’il rembarre en bonne et due forme, du genre ça te regarde pas, mais rien. A force de côtoyer des personnes aussi brute de décoffrage que moi, je m’attends certainement à ce que tout le monde le soit. Il y a juste un oui qui filtre, mais pas de parce que, pourtant j’ai bien envie d’insister sur le pourquoi seulement ce serait encore plus plomber l’ambiance. Heureusement, la seule mention de sa console de jeu suffit à lui redonner le sourire, donc je pense qu’on va rester sur ce constat : il ne refuse rien à James et ce n’est pas l’envie de dire non qui lui manque. Est-ce donc là sa particularité ? « D’accord » je me concentre sur ses explications concernant la console de jeu, tentant de garder en mémoire toutes ses indications, parce que s’il faut que je joue, j’ai tout intérêt de gagner. Mauvaise perdante ? Sans aucun doute, ceux qui me connaissent savent qu’il vaut mieux bien se préparer si je perds…et si je gagne d’ailleurs. Paul n’a aucun mal à terminer le premier niveau, facilité déconcertante et une expérience certaine dans le domaine. « Bon c’est pas dit que je m’en sorte aussi bien que toi » je dis en récupérant la manette qu’il me tend et c’est à mon tour de me concentrer sur tout ce qui se passe sur l’écran en essayant de me souvenir de la manière de jouer. Il n’a pas menti c’est facile, beaucoup plus jouer les techniques spéciales de Street Fighter ou encore Drabon Ball. « Parce que j’avais besoin d’un endroit où dormir ? » je réponds alors à sa question, les yeux prisonniers de l’écran. Je ne comprends pas l’intérêt de son interrogation, puis soudain je réalise que ça n’a rien à voir avec son appartement, plutôt la ville et le pays. « J’pense que tu voulais dire la Nouvelle-Zélande ? » Un petit silence le temps de cogner quelques mobs. « Je me suis faite virer de mon job du coup je me suis dit que j’allais partir en vadrouille et niveau paysage, ton pays est magnifique » je lui refile la manette lorsque mon niveau est enfin complété non sans un sourire fier de mon exploit. « En gros y a pas vraiment de raison spéciale » d’ailleurs, est-ce qu’il en faut pour partir en voyage ? Même si dans mon cas, on peut dire que je me barre à chaque fois que ça tourne mal. « Tu voyages beaucoup toi ? D’ailleurs t’es d’ici ? »
Je me plonge dans l'observation de sa partie, remarquant qu'elle joue plutôt bien, même très bien, pour quelqu'un qui n'avait jamais testé ce jeu avant. Après tout, ce jeu demandait surtout de la dextérité et de la réactivité. Ce qui n'était pas mon cas... En temps normal. Mais pour les jeux vidéos, j'avais des capacités que je n'avais pas dans la vraie vie.Ce qui était sans doute le cas pour tout le monde. Lorsqu'elle me dit qu'elle était ici parce qu'elle cherchait un endroit pour dormir, sur le moment cela me parût complètement absurde comme réponse, enfin absurde dans le sens où je ne compris pas le rapport. Mais je me rendis compte par la suite qu'elle n'avait pas compris ma question parce qu'elle se corrigea. « Tu faisais quoi, comme métier?» Oui, j'étais curieux, malgré mon problème pour communiquer et pour tout bonnement m'ouvrir aux gens et leur offrir une place dans ma vie, quand je discutais quelqu'un, j'aimais bien en apprendre un maximum sur cette personne. Je m'impregnais des expériences des gens, pour en tirer des profits et des lignes de conduite tout simplement. Les gens normaux. Parce qu'après tout voilà bien des années que je luttais pour avoir un comportement dit normal et malgré les progrès déjà effectués c'était pourtant loin d'être gagné. J'étais toujours incapable de ne serait-ce que sourire sans y penser avant, ce qui donnait forcément toujours lieux à des sourires qui avaient l'air forcés. Je récupérai la manette, observant son sourire satisfait, et je me sentis heureux, bien que je ne le montrai pas, qu'elle se soit prise au jeu. J'aimais que les gens se sentent bien avec moi, aussi incroyable que ça puisse paraître. J'avais l'air d'être froid, bizarre et de me ficher de ce que les gens ressentaient mais c'était tout le contraire. Je n'étais qu'une petite chose fragile, cachée derrière un visage incapable de donner la moindre expression ou presque, mais me démenant toujours pour rendre les gens heureux. Parce que moi aussi je ressentais des choses, énormément même, contrairement à ce que la majorité du grand public pensait de nous, les autistes. Elle était donc ici pour changer d'air et pour voyager. Et j'espérais bien qu'elle se rappelerait de cette soirée en ma compagnie comme d'un souvenir agréable, malgré le fait que j'étais bizarre, mais évidemment je ne le dis pas. Je ne disais jamais ce genre de choses. D'ailleurs je commençai le niveau suivant, tout en lui parlant. « Je n'ai encore jamais voyagé pour l'instant. J'ai... Du mal à sortir de mes habitudes. (J'ai peur en vrai, mais ça non plus je ne le dirais pas.) J'ai toujours vécu ici, dans cette ville. J'ai juste... Changé de rue, pour me rapprocher de la Fac.» Je savais que j'allais passer pour un petit enfant modèle, mais Dieu que j'étais loin d'en être un. D'ailleurs, pour réussir un jeu vidéo il me fallait en général toute ma concentration, et parler, penser et jouer en même temps ça devenait un peu compliqué pour moi, c'est pourquoi le personnage à l'écran tomba dans un trou, m'arrachant malgré moi un petit râle de déception. Moi aussi j'étais joueur, et perdre surtout aux jeux vidéos c'était pas dans mes habitudes. Mais j'étais Fair Play, alors je lui tendis la manette une nouvelle fois, en profitant pour boire une gorgée dans mon verre que je n'avais pas touché une seule fois pour l'instant. « Et où habites-tu, normalement?» Enchaînais-je, après avoir reposé mon verre délicatement sur la table.
Lorsqu’il me demande ce que je faisais comme métier avant de me faire virer comme une mal propre, j’hésite un instant à lui répondre, non pas que j’en ai honte puisque j’ai fait des boulots pire que ça mais je n’ai pas envie de repenser aux beaux discours de ma mère sur manière dont je suis en train de foutre ma vie en l’air avec des décisions inconsidérées. « C’était pas vraiment un métier » je réponds en haussant les épaules, ce n’est pas un vrai travail poursuit la voix de ma mère dans ma tête, désagréable au possible et la question à mille dollars suit, quand est-ce que je vais enfin trouver quelque chose de stable ? « Je bossais dans un resto, en tant que serveuse » Chad, serveuse, ça fait marrer ceux qui me connaissent mais l’appel du blé est tel que je n’ai pas pu jouer les princesses exigeantes longtemps. Le business de petites culottes sales ne rapportaient pas assez pour que je puisse vivre convenablement à Melbourne, serveuse non plus dans un premier temps mais la saison faisait que les affaires étaient prospères. « J’aurais dû savoir que c’était pas pour moi, j’ai trop sale caractère donc j’ai fini par me prendre la tête avec mon boss et il m’a foutu à la porte » Plutôt la conversation houleuse a pris cette direction et fierté oblige, j’ai préféré claquer la porte avant qu’il ne se décide à me foutre dehors. C’était le coup de trop du coup j’ai décidé de m’éloigner de la ville pendant un moment. Je donne plus de détails que nécessaire, mais il ne va pas se plaindre, c’est lui qui a posé la question. Mes prunelles abandonnent l’écran pour se poser sur lui lorsqu’il m’annonce être attaché à ses habitudes, perplexes. Avoir du mal à sortir de ses habitudes voici un concept qui me dépasse totalement, visiblement Paul vit dans un monde incompréhensible pour moi. Il est né et a grandi dans cette ville, je ne sais pas quel âge il a mais ça fait une sacré période. « Et t’as jamais voulu aller voir au-delà ? Je veux dire le monde est grand » Mon ton trahit ma surprise et mon incompréhension, moi, qui, à la première occasion, me suis tirée aussi loin que possible de ma famille et ce trou paumé dans lequel j’ai grandi. Une existence calme sans chichis, voilà ce qui le rend soudainement particulier à mes yeux. A nouveau ce concept m’échappe totalement, pire, il m’est complètement inconcevable. La manette en mains, je dois avouer ne plus être à fond dans cette partie, mon cerveau a bien trop à faire à essayer de comprendre les lois qui régissent la vie de mon hôte. « J’habitais à Melbourne mais maintenant je sais pas » je lance alors que l’avatar commence sa course à la tv. Entre ma dispute avec mon coloc, le boulot que je viens de perdre et le reste, je pense qu’il est temps pour moi de changer d’air. « Je vais peut-être bouger à Sydney » je connais quelques personnes sur place donc je ne devrais pas trop galérer au début, et puis il me reste encore quelques vagues économies quelque part. « Donc toi t’as toute ta famille ici ? Genre dans la rue que t’as quitté pour être plus proche de l’université ? » J’ai un petit sourire amusé à ma remarque parce que je la trouve plutôt drôle. Mon soudain manque d’intérêt pour le jeu se fait ressentir puisque je ne tarde pas à mourir et c’est désormais autour de Paul. « Ca te plait la médecine ? » ah, je sais pas d’où elle est sortie cette question, mais elle est déjà formulée à voix haute. Au lieu de quoi, je bois une gorgée de mon coca qui manque vraiment de téquila ou de whisky.
Je sens bien dans sa voix qu'elle est pensive pendant qu'elle me raconte tout ça, se laissant aller à plus de confidences que ce que j'en avais demandé, ça ne me déplait pas pour autant. Aussi bizarre que ça puisse paraître, j'aimais converser. Elle était donc serveuse, avant de se faire licencier suite à une discussion houleuse avec son employeur, le tout parce qu'elle n'avait pas sa langue dans sa poche. Ca ne m'étonnait pas spécialement, le peu que j'avais vu d'elle me laissait penser que je ne la voyais pas comme une employée modèle qui se laisse gentiment faire et qui se tait. « C'est un vrai métier. J'en serais incapable. Je manque trop de coordination.» dis-je simplement. J'étais bien incapable de porter plusieurs assiettes en même temps, comme le font les serveurs. J'aurais coûté cher à un employeur en vaisselle, ça c'était certain. Je relevais le regard vers elle, me désintéressant totalement du jeu à mon tour. Discuter était beaucoup mieux, surtout maintenant qu'elle semblait disposée à me parler d'elle, pour de vrai. « Si tu n'y étais pas épanouie, il valait mieux que ça s'arrête.» J'avais déduis que si elle s'était disputée avec son employeur, c'est parce que ce travail ne lui convenait pas ou plus. Et j'étais le genre de personne à penser qu'on ne peut pas être heureux si on se force à faire quelque chose. C'est d'ailleurs l'une des inombrables raisons qui m'avaient poussé à faire Médecine. Parce que je trouvais ça passionnant. Je collai mon dos contre le dossier du canapé, il commençait à me faire souffrir, comme après chaque journée passée sur ses bancs inconfortables. « Si. Mais je ne crois pas être capable de le faire seul. Et je dois finir mes études.» Bien sûr que si, je voulais visiter le monde. Voir des endroits inconnus et me ravir des paysages que je découvrirais. Mais non, le faire seul c'était impossible. J'étais trop sujet aux crises d'angoisse, trop fragile. Vivre seul avait déjà été une sacré épreuve au début. Je l'écoutais ensuite me dire qu'elle ne savait pas encore où elle allait vivre, à Sydney peut-être. Et je ne savais que répondre à ça. D'un côté, je trouvais ça un peu triste de se retrouver dans cette situation, parce qu'en un sens elle errait un peu sans but précis. Parce qu'il y avait son voyage, oui, mais après? D'ailleurs lorsqu'elle me tend la manette, j'appuie sur le bouton options pour mettre le jeu en pause et dépose cette dernière sur la table basse. « Pas vraiment, non...» Une vague de tristesse m'envahit en repensant à Clément et Sara qui étaient partis vivre en Australie à Brisbane, et à Allan, qui avait tout bonnement disparût de la circulation. Comme mort. « Mes parents vivent là-bas, mais nous ne nous voyons jamais.» Mes parents me détestaient de toute façon, alors il fallait bien que je me débrouille tout seul, maintenant. « Ma vraie famille, ma soeur et son fils vivent à Brisbane. Ils sont partis il y a peu de temps.» Et c'était dur, terriblement dur de ne plus avoir mes repères. Mais la mort de mon autre neveu, et la disparition du mari de ma soeur, qui était plus mon père que le vrai, ça les avait détruits. C'est pourquoi j'avais compris qu'ils partent et je n'avais pas d'esclandre. Leur bonheur passait avant le mien, ça avait toujours été le cas. Bien que moi aussi, ça m'avait détruit. Mais quand une chose m'atteignait autant, je n'en parlais jamais. A personne. « Et mon père adoptif, lui il a disparut du jour au lendemain, depuis déjà quelques mois.» Je baissais légèrement la tête pour retenir une montée de larmes que je sentais venir. Mais je ressaisis rapidement lorsqu'elle me parla de mes études. Un sujet joyeux, enfin. « Je.. J'ai choisis cette voie après un drame familial, et depuis que j'y suis, je travaille dur et avec acharnement. C'est pas juste des études, c'est une passion.» Et là je me retenais de commencer à parler comme un forcené de ma passion, sinon j'allais la saouler, je le savais. J'avais appris à me calmer avec mes passions compulsive, et tout le monde n'était pas aussi patient que ma famille qui faisaient eux même semblant de m'écouter. «Tu n'envisages pas de faire des études?» Lui demandais-je, surtout pour me recadrer et aussi parce la réponse qu'elle allait me donner m'intéressait.
Lorsque Paul affirme que c’est un vrai métier, un sourire m’échappe car je pense à ma mère et tous les commentaires qui avaient suivi la découverte de mon activité professionnelle. Elle m’avait reproché d’avoir abandonné mes études alors qu’elle comme moi savaient que ce n’était pas pour moi et que ce serait une véritable perte de temps et d’argent que de m’envoyer à l’université. Elle a longtemps cru que j’aurais un poste à responsabilité comme avocate ou encore dentiste, mais certainement pas serveuse. Servir les gens, il n’y a que des personnes sans ambitions qui finissent là-dedans à l’écouter. « Arf tu sais, c’est pas tant la coordination qui soit important mais garder son calme en toute circonstance » ce qui n’a pas été mon cas du tout, sans surprise là aussi. Les gens profitaient trop de leur statut de client pour asseoir une supériorité inexistante et quand on me manquait de respect, il n’est pas rare de recevoir mon poing dans la figure, c’est mon boss qui a failli le prendre pourtant. En tout cas Paul a raison, ce job c’était de la merde et valait mieux que je me casse, bon certes, mon hôte ne l’a pas dit de cette façon mais l’idée est là. « C’est généralement ce qu’on se dit puis dès qu’on saute le pas on se rend compte que c’est pas si horrible » j’offre même un sourire encourageant. Je considère que tout le monde devrait voyager et seul, ce serait encore mieux. On en apprend tellement sur soi et à se dépasser, parfois même on en devient accro et on ne peut plus s’en passer… et c’est mon cas. « Pourquoi tu dis que t’en serais pas capable ? » je demande finalement, lister ses faiblesses est une excellente façon de visualiser concrètement ce qui nous pourrit la vie ainsi que de trouver un plan pour améliorer les dits points. Finalement lorsque la famille est mentionnée, Paul a une réaction inattendue, il interrompt la partie dont il était pourtant fier de mener. Curiosité taquinant mes entrailles, mes prunelles ne le quittent plus, spectatrices de chacune de ses gestes. « C’est une situation compliquée » je résume, ne trouvant rien à redire. Des parents à proximité qu’ils ne voient pas donc ils ne s’entendent pas et ceux avec qui il a de bonnes relations vivent ailleurs et le père adoptif a disparu, de gré ou de façon accidentelle. La tristesse est perceptible chez lui et comme toujours, je ne sais pas comment la gérer, j’ignore ce qu’il faudrait dire et je n’ai pas à me creuser la tête longtemps puisque à la façon d’un bipolaire, les yeux de Paul brillent d’une lueur nouvelle. Je ne vais pas m’en plaindre. « La médecine, une passion ? » j’ai probablement un air ahuri mais de ce que j’ai entendu de cette filière, il n’y a pas beaucoup de trucs positifs. « De ce que j’ai entendu dire, de James notamment, il parait que c’est une véritable séance de torture » Bon, il faut dire que le gars n’a pas l’air de bosser avec acharnement pour reprendre les termes de mon hôte. « t’as déjà choisi une spécialisation ? » Il a l’air de bosser assez dur pour un simple docteur qui soigne les maux de tête et rhumes dans un quartier résidentiel. J’ai un sourire quand il en vient à m’associer aux études dans sa question, je me retiens d’ailleurs d’éclater de rire. « C’est pas pour moi » je secoue la tête de gauche à droite « le lycée a été un sale moment à passer donc j’ai pu me débarrasser de tout ça, je me suis barrée en Europe » Je ne garde qu’un mauvais souvenir de l’école entre les longues heures à rester assis à prendre des notes sur des trucs inintéressants et ma difficulté à suivre, j’avais vite fait d’aller traîner avec ceux qu’on qualifiait de marginaux. « Au fait t’es toujours partant pour une pizza ? » je demande au bout d’un moment alors que mon estomac me rappelle à l’ordre.
Lorsqu'elle me dit qu'il s'agit plus de patience que de coordination, je me rends rapidement compte que quelques années en arrière, cela m'aurait été autant impossible pour cette raison que pour celle que j'avais évoquée. La patience, c'est pas que j'en avais pas. C'est que bien que je me sois beaucoup calmé depuis environ un an, avant c'était... Chaotique. Il m'arrivait de piquer des crises de colère monstrueuse et de tout balancer dans ma chambre. J'avais appris à subir les critiques des autres en silence, mais ça n'a pas toujours été le cas. Si l'on remontait le temps quelques années en arrière, on aurait bien vu que tant bien que mal, je m'évertuais à ne pas me laisser insulter. Et bien que ce fût souvent soldé par des échecs, l'intention de me faire respecter était là. Néanmoins, j'avais rapidement finis par comprendre que me laisser faire était plus simple. Et que piquer ces crises de colère était loin d'être bon pour ma santé mentale. « Et tu n'es pas patiente, n'est-ce pas ?» Question rhétorique, j'avais rapidement constaté qu'elle ne l'était pas. Mais j'aimais en apprendre davantage sur elle, considérant que la moindre question pouvait l'emmener à m'en dire plus que ce que j'avais demandé. A me raconter des anecdotes qui m'aideraient à la cerner davantage. Lorsqu'elle me dit qu'il fallait que je me décide simplement à sauter le pas de voyager, je ne répondis rien. Qu'aurais-je pu dire de toute façon ? J'en était tout bonnement incapable. J'étais encore bien trop fragile et le monde était un danger permanent, pour moi. «Et bien, je... » Je restai un moment silencieux, cherchant désespérément un moyen de lui expliquer pourquoi j'étais incapable de voyager seul, sans pour autant en dire trop sur moi, et sur ce que j'étais. Mais c'était compliqué. « Je ne suis pas comme la plupart des gens.» C'était ce que j'avais trouvé de mieux à dire. Même si je savais que ça risquait de faire déferler une tempête de questions, ensuite. Même si je savais qu'elle finirait probablement par découvrir ce que j'étais et s'enfuir, comme ils le faisaient tous. S'enfuir, être désobligeants, ou se servir de moi. C'était les trois types de réactions principales quand on se rendait compte que j'étais Asperger, et donc de fait surdoué intellectuellement, mais aussi... Différent socialement. Je me contentai ensuite de lever légèrement le menton en signe d'accord lorsqu'elle souligna que ma situation familiale était compliquée. C'était rien de le dire. Et je devais me battre chaque jour pour continuer de vivre malgré tout ça. Malgré cette solitude que j'étais presque incapable d'assumer. Alors oui, heureusement que j'avais la médecine, et mon psy parce que quand je paniquais, je me plongeais dans mes cours, et le concret de mes études m'aidait à garder les pieds sur terre. « James ? Il n'a aucune envie d'être médecin, de sauver des vies. J'imagine qu'il finira plasticien, si jamais il arrive à aller jusqu'à l'internat de chirurgie.» Ce dont je doutais fortement. Il était bien trop occupé par ses soirées et l'alcool pour y arriver. Et recopier sur moi prendrait fin lorsque nous quitterions les bancs de l'école pour commencer à étudier dans un véritable hôpital. « Je pense choisir la chirurgie, mais j'ai encore un peu de temps pour me décider. Pourquoi pas neurochirurgien ? Je trouve le cerveau humain fascinant.» Avec ses mille et une facettes, ses mystères et le fait qu'au final on en sache tellement peu. Il me fallait des défis, des challenges à relever. Du coup, le cerveau c'était sans doute ce qu'il y avait de mieux pour moi. Pour me donner des objectifs, qui étaient nécessaires à construire le but de ma vie. Parce que oui, j'avais besoin d'un but pour exister. « Tout le monde n'est pas fait pour les études. Mais je crois que le lycée est un calvaire pour la plupart des gens.» A cet âge là, en général les gens se croyaient adultes mais pourtant se comportaient comme des gamins pourris-gâtés. Enfin, entre ceux là, ceux qui se prenaient pour les rois du bahut, et ceux qui souffraient en silence, c'était un beau ramassis de souffrance. Autant pour ceux qui subissaient que pour ceux qui faisaient du mal, parfois allant contre leur nature pour être populaires. Lorsqu'elle me parla de la pizza, je jetai un oeil à ma montre, me rendant compte qu'il commençait à être tard en effet. « J'ai pas vu l'heure, tu veux quoi comme pizza ?» Je me levai souplement du canapé, le contournant pour aller jusqu'à mon sac, dans lequel je récupérai mon portable, et retournai près d'elle, toujours debout. J'étais loin d'être un accro à mon téléphone, et puis à part ma soeur personne ne m'appelait, alors... Il restait bien souvent à l'abandon dans mon sac. Au fond, ça me faisait du bien de ne pas être seul ce soir. D'avoir quelqu'un avec qui discuter. J'avais toujours plus ou moins eut l'habitude de vivre en communauté, alors me détacher de ma solitude pour quelques heures n'était pas déplaisant. « Tu as quelque part où dormir, pour la prochaine étape de ton voyage?» Demandais-je avant de composer le numéro de la pizzeria pour commander la pizza, qui arriverait dans un petit quart d'heure.
« Pas le moins du monde » je réponds quand même, sachant pertinemment que Paul n’attend pas de réponse. De toute façon, c’est un trait de caractère qu’on remarque immédiatement chez moi et avec le temps, j’ai simplement appris à faire avec. J’ai des défauts pire que celui-là après tout. La partie se poursuit et la discussion également. On se présente un peu plus en détails, allant au-delà du prénom et de l’âge… quoique c’est une information que j’ignore encore sur mon hôte, tant pis, ce n’est pas nécessaire. Qui dit présentation chez moi, dit voyages car c’est certainement ce qui me définit le plus. Paul, pas du tout, au contraire. Il m’affirme en être incapable car n’étant pas comme la plupart des gens. Je laisse mon regard vagabonder sur lui pendant quelques minutes, en quête d’un indice, d’une révélation mais rien ne vient, si ce n’est la voix de James dans mon esprit : il est particulier. En quoi ? Comment ? Pourquoi ? Ma curiosité n’a décidément aucune limite. Pourtant, je parviens à la contenir… pour l’instant du moins. Aucune question ne traverse mes lèvres et je me contente d’un petit hochement de tête. « Je vois » il n’y a aucun jugement dans ma voix, un simple constat. Il n’est pas comme la plupart des gens, soit. En même temps pour considérer la médecine comme une passion, ça ne me surprend qu’à moitié à vrai dire. Le simple coup d’œil que j’ai donné à ses fiches de révisions m’a donné un mal de crâne je n’ose pas imaginer ce que ce serait si je devais m’y adonner des heures durant. James, au contraire, appartient au commun des mortels, à ceux qui se demandent ce qu’ils peuvent bien foutre à bouffer des formules du matin jusqu’au soir, quoique dans son cas, il a trouvé quelqu’un pour le faire à sa place. « Plasticien c’est pas de la médecine ? » Ca sauve des vies si on considère qu’améliorer un complexe sur un corps change l’existence de quelqu’un, ce qui n’est pas complètement exclu. « Après c’est sûr que la neurochirurgie ça l’air plus sérieux » et compliqué surtout. Paul a l’air d’être de ceux qui se donnent à fond quand ils ont un objectif, alors pourquoi pas après tout. Ce n’est pas parce que les études et moi sommes en mauvais terme qu’il en est de même pour les autres. « Ah toi aussi t’as mal vécu le lycée ? » Sans doute pour des raisons différentes aux miennes. La dyslexie et ma mère ont été ma croix à porter, la première qui m’empêchait de tenir le rythme et la seconde qui se refusait à voir mon handicap, et moi avec. Heureusement, tout ceci était il y a une éternité, ou presque. Les confidences creusant l’estomac, je rappelle très vite à Paul sa promesse de manger une pizza. « Une pizza saumon avec un supplément mozza » je le laisse se dépatouiller avec la commande alors que je porte de nouveau mon verre à la bouche, il n’y a pas à dire, du coca sans rhum ça ne donne pas pareil. « Oui, ça devrait aller. Je vais remonter dans l’île du nord, j’ai des potes qui y vivent » Aux dernières nouvelles Ahsin était partant pour m’héberger, mais en couple avec une meuf qui ne peut pas me voir en peinture, il y a des chances qui me refourgue à un de ses potes ou cousins ou je sais pas quoi. « Pourquoi tu connaitrais des gens aussi généreux que toi ? » Généreux ou inconscients, je n’arrive pas à me décider. « Ca arrive dans combien de temps ? » je fais signe en direction du téléphone qu’il tient encore dans ses mains.
Evidemment qu'elle n'est pas du genre patiente, et faut dire que même si elle n'avait pas répondu à cette question qui au final n'en était pas vraiment une, ça ne m'aurait pas empêché de le deviner. Elle le portait presque sur elle. Et faut dire que son besoin compulsif de voyager était pour moi un signe évident de son manque de patience, elle avait besoin de bouger, de changer d'air, de rencontrer de nouvelles personnes. Au final, réflexion faite, je crois que j'aurais encore préféré être comme elle, j'aurais sans doute un peu plus profité de la vie. Malheureusement même avec tout la bonne volonté du monde, j'en aurais été tout bonnement incapable. Pendant tout le moment où le silence s'installait alors que je lui avais annoncé que je n'étais pas comme les autres, je ne la quittai pas du regard, attendant sa réaction avec nervosité. Au final, elle n'en eut aucune, ou presque, bien que j'avais constaté qu'elle avait réfléchit un moment. Peut-être essayait-elle de décrypter ce qui était différent, chez moi. Et je ne lui facilitait sans doute pas la tâche. D'ailleurs, moqueur comme il était, je ne doutais pas qu'il avait dû en dire, des choses sur moi, je voyais d'ailleurs très bien son petit sourire à ce moment là. Ce sourire hautain que je détestais. Je fus tiré de mes pensées par ses autres paroles. « Oui, c'est de la médecine. Mais disons que ça rapporte plus que les autres spécialité, alors c'est souvent des gens comme James qui choisissent d'être plasticiens.» En fait, ce que je voulais dire par là, c'est que certes il y avait des exceptions, des gens qui faisaient ça pour aider les grands brûlés à retrouver une apparence aussi normale que possible, par exemple, mais à côté de ça il y avait tous les gosses de riches mal élevés sans scrupules qui amassaient l'argent et se fichaient bien que les gens détruisent leur santé avec des changements maladifs et superflus. Refaire sa poitrine quand on est complexé, ok. Finir avec des implants qui donnent un bonnet G, avec tous les problèmes de dos que ça impliquait dans l'avenir, non. Et ce n'était qu'un exemple parmi tant d'autres, concernant ces médecins que j'exécrais, ceux sans scrupules. Et je voyais sans mal James faire partie de ceux-là. « C'est la recherche qui m'intéresse surtout. J'aimerais trouver un moyen de guérir Alzheimer.» Grand projet n'est-ce pas ? Que je ne réaliserais sans doute jamais, mais au moins, je pourrais me targuer d'avoir essayé. Il ne me manquait plus que le niveau d'études et donc de connaissances suffisants pour me lancer dans mes recherches. Lorsqu'elle me demanda si moi aussi j'avais mal vécu le lycée, je me contentais de soulever légèrement le menton en guise de réponse. Voilà encore une chose dont je n'avais pas la moindre envie de parler. Même si dans le fond, vu ce qu'elle sous-entendait, je me doutais qu'elle aurait pu comprendre, je n'étais pas du genre à m'épancher sur mes sentiments. Lorsqu'elle me dit quelle pizza elle voulait, je pris donc mon téléphone pour commander les pizzas et raccrochais rapidement. Des mots simples, courts, concis, pas de fioritures. Tout moi. « Et bien... Mes parents ont un ami, qui tient un hôtel. Je n'y suis jamais allé, mais je pourrais peut-être l'appeler.» Il m'aimait bien. Plus que mes parents en tout cas, à chaque fois qu'il était venu passer un peu de temps avec nous, il s'était montré très gentil, et il lui arrivait même encore maintenant de m'appeler de temps en temps pour prendre de mes nouvelles. Peut-être qu'il accepterait de dépanner gratuitement une chambre à Chadna pour quelques nuits si je le lui demandais. Il m'avait toujours dis que si j'avais besoin de quelque chose, je devais l'appeler, et je n'avais jusqu'ici jamais usé de ce droit. Et je préférai la savoir avec un logement assuré qu'errant dans les rues à la recherche de quelqu'un comme moi. Elle pourrait tout aussi bien tomber sur un psychopathe et l'idée me glaça le sang. « Quinze min...» Je fus coupé dans ma réponse parce qu'on sonnait à la porte. Ca aura donc été beaucoup moins de quinze minutes. Qu'importe, je retournai près de mon sac pour me saisir de mon portefeuille et alla ouvrir. Je réglai la pizza et la récupéra, puis je refermais derrière-moi. Je retournai ensuite près de Chadna, pour déposer le carton sur la table basse et me rendis à la cuisine pour récupérer deux assiettes et des couverts. Enfin, je revins m'asseoir près d'elle après avoir déposé le tout dans une rigueur très précise sur la table. Les assiettes parfaitement alignées l'une et l'autre. J'ouvris le carton et mis une part dans chaque assiette. Les parts elles aussi étaient posées parfaitement au milieu de l'assiette. Je déposai alors les couverts dans chacune d'elle et lui en tendis une. Je n'avais pas très faim pour ma part, mais d'un autre côté je ne mangeais que très peu, depuis toujours.