Les plasticiens rapportent donc plus que les autres, au fond ça ne me surprend pas tellement. Il suffit de faire un tour sur Instagram pour remarquer que soixante-dix pour cent des utilisatrices y ont recours, quoique les hommes ne sont pas non plus en reste. Le marché est si lucratif que certains s’improvisent même plasticiens ce qui donnent lieu à des conséquences dramatiques, de quoi me refroidir sur de potentielles envies. « Je vois, y en a qui sont là pour le fric et d’autres pour l’envie d’aider les autres » je conclus et je suis d’accord sur un point, James correspond beaucoup plus au premier profil. Aider les autres ne fait pas partie de ses priorités, loin de là et je ne le juge pas, j’en ferai probablement pareil si je devais me taper d’aussi longues études. Contrairement à Paul qui semble animé d’une mission et quelle mission d’ailleurs ! « Wow impressionnant » et encore le mot est faible, en tout cas avec un tel objectif, je n’ai aucun doute que le jeune homme se donnera à fond. D’un autre côté, ça rend tous mes buts quelque peu ridicules, m’enfin chacun son cerveau et ses motivations. « Je te souhaite d’y parvenir en tout cas » Je suis sincère, cela aiderait bien de malades qui sont incapables d’écrire convenablement le nom de leur maladie, un comble. Paul est vraiment quelqu’un d’intéressant, quoiqu’un peu difficile à comprendre mais visiblement gentil puisqu’il propose de me trouver un logement pour la suite de mes aventures. « T’es toujours aussi gentil ? » entre le fait d'accueillir une inconnue et contacter un proche pour en faire de même, c’est seulement de la générosité ou il y a là un motif douteux ? « Sinon t’inquiètes pas, j’arrive toujours à me débrouiller » ce qui est vrai , je me suis sortie de tellement de galères que je ne m’en fais plus, je me laisse porter par le courant et je sais qu’une situation se présentera. Pour le moment, il me faut manger. « Ah ouais, c’est du service rapide » je m’exclame alors que Paul se dirige vers la porte et revient avec la pizza dans les mains. Je laisse mon hôte faire son travail, ramener les assiettes, les couverts qu’il dispose au millimètre près, je le soupçonne d’avoir quelques tocs. Je le regarde faire, avec attention mais fidèle à moi-même, j’abandonne la fourchette et le couteau pour mes doigts, c’est ainsi qu’on mange une pizza par chez moi. « J’ai une question » je lance au bout d’un long moment afin d’attirer l’attention de Paul. « Qu’est-ce que tu voulais dire par ne pas être comme la plupart des gens ? » je crois me souvenir que ce sont les mots exacts qu’il a employé. « James m’a dit que t’étais particulier, c’est par rapport à ça ? » Je suis incapable de garder mes questions pour moi plus longtemps et la meilleure façon d’avoir une réponse, c’est de demander non ? Je mets les deux pieds dans le plat, comme à mon habitude, la subtilité ne fait pas parti de mes traits de caractère et ça fait longtemps que j’ai appris à l’accepter.
Elle résume donc la situation concernant les plasticiens, et je ne vois rien à redire. Il faut tout de même être honnête et reconnaître que bien d'autres chirurgiens dans d'autres spécialités sont du même acabit, mais en général ça ne fait pas de bons médecins. Ils sont tellement attirés par l'appât du gain, qu'ils en deviennent négligeants et commettent ainsi des erreurs qui peuvent aller jusqu'à coûter des vies. Bien que je n'avais encore jamais eut l'occasion de voir et toucher des organes, je m'étais bien documenté sur le sujet, et je connaissais parfaitement la responsabilité des chirurgiens et les risques des opérations, même la plus minime. Puis, lorsqu'elle me dit qu'elle espérait que j'allais arriver à mon but, une vague de fierté m'envahit. Je l'espérais aussi, mais se sentir soutenu était toujours gratifiant. Surtout que j'étais ce genre de personne qui perdaient rapidement confiance en soi, alors du soutien ça me reboostait et j'en avais besoin régulièrement. C'était probablement d'ailleurs pour ça que mes études me paraissaient si difficiles. J'avais largement les capacités intellectuelles, mais ça demeurait des études longues et fastidieuses et j'étais seul. L'idée d'abandonner m'était déjà venu un million de fois. Mais ce qui me retenait c'était : Et que ferais-je si j'arrête ? « Je n'ai jamais compris l'intérêt d'être méchant.» Répondis-je à sa question. Et c'était vrai, c'était une question qui me torturait les méninges depuis toujours. Quel était l'intérêt d'être méchant et de se ficher du malheur des autres ? « Il est un peu tard, alors je l'appellerais demain matin avant d'aller en cours.» Il était hors de question que je la laisse avec une possibilité de passer une ou plusieurs nuits dehors s'il existait ne serait-ce qu'un moyen d'éviter ça. Une fois la pizza récupérée et le tout préparé à ma convenance, nous commençâmes à manger, en silence, qui s'alourdit pendant quelques minutes. Jusqu'à ce qu'elle le brise avec une première question, puis une deuxième qui me généra une telle boule dans l'estomac que j'en reposai presque subitement mes couverts. La moitié d'une part me suffirait pour aujourd'hui, je crois. Je me raclai donc un instant la gorge. Comment trouver le courage de lui énoncer ce mot que je déteste prononcer ? Comment affronter son éventuelle réaction ? Et puis ce James... Un soupire m'échappa en pensant à lui. Il avait bien du culot celui là quand-même. Venir me demander mes fiches, de l'aider à réviser, d'héberger une de ses amies, et de parler comme ça de moi. Enfin, ça ne m'étonnait pas spécialement. C'était tout à fait son genre. Et puis, demain, en cours, il viendrait me voir pour les cours d'aujourd'hui, et moi, je lui donnerais, sans rien dire. Parce que c'était à ça que ressemblait ma vie. Dire que j'aimais ma vie ? Certainement pas. Mais je faisais justement ces études pour que ça change. « Je... » J'imagine que j'étais obligé de lui dire la vérité, sinon elle risquait de s'imaginer tout un tas de choses toutes plus effrayantes les unes que les autres et de s'enfuir. Et je n'avais aucune envie que sa première nuit dehors se passe aujourd'hui. « Je suis autiste. Asperger.» Mon regard se perdit sur le mur en face de moi. Je ne pouvais tout simplement pas la regarder, je ne pouvais pas lire la réaction sur son visage. C'était trop dur. Et même ces mots que j'avais appris à détester à cause des autres finalement, avaient du mal à passer. C'est vrai, au final, je détestais ce que j'étais. Mais d'un autre côté, je n'avais aucune envie de ressembler à ceux qui m'avaient tant fait souffrir, et le faisaient encore. Faut dire aussi que beaucoup de gens avaient tendance à ne pas différencier l'autisme, et le syndrome d'asperger. L'une des principales différences demeurait notre QI au dessus de la moyenne, faisant la plupart du temps de nous des génies au sens strict du terme. Dans des domaines toujours scientifiques, puisque nos problèmes résidaient dans le domaine de l'abstrait. Dans le domaine du non-verbal finalement.
L’intérêt d’être méchant ? En voilà une bonne question. A vrai dire, je ne me la suis jamais posée. J’ai juste accepté le fait qu’il y ait des gens qui t’aideront et d’autres qui te foutront à terre. Une règle qu’on apprend très vite et pour survivre, il faut apprendre à les différencier et agir en accord. Loin d’être des méchants, je serais plutôt des je-m’en-foutiste. Je tendrai toujours la main aux autres, mais après les avoir jaugé auparavant, on est jamais trop prudent. « D’accord » je dis simplement lorsque Paul m’affirme qu’il passerait le coup de fil demain, je sens que ça ne sert à rien de discuter, sa décision est déjà prise et je n’ai qu’à m’y plier. Dans l’absolu, il n’y a aucune raison de se plaindre, s’il parvient à m’avoir une place dans un hôtel pour quelques nuits je ne vais quand même pas dire non, s’il n’y parvient pas ce n’est pas très grave non plus, il y a toujours un moyen de rebondir. Tant que j’ai de quoi remplir mon estomac, comme ce soir avec cette pizza dont l’odeur met immédiatement l’eau à la bouche. Un service efficace pour une production qui s’annonce délicieuse, c’est le pied. Je ne perds pas temps et mord directement dedans, où Paul use de couverts moi je me contente de mes doigts et merde qu’est-ce qu’elle est bonne. « Elle est excellente » je lâche après avoir posé ces questions qui tournaient en boucle dans mon esprit, attendant qu’il fournisse les réponses. Pourtant, il ne dit rien pendant un moment, une personne normale m’aurait sans doute demandé de la fermer, à la place de Paul je l’aurais probablement fait mais Paul n’est pas comme tout le monde. Au contraire, il semble incapable de me demande de me mêler de mes affaires ou bien d’inventer une excuse pour faire bonne figure. Autiste je connais, Asperger non. C’est une sous-catégorie ? Genre autiste option asperger ? Ou c’est un synonyme ? Je garde mes questions stupides pour moi car je peux sentir que ça lui a coûté de partager cette info avec moi. Je me laisse le temps d’aller fouiller au fond de ma mémoire pour savoir ce que je sais de l’autisme : c’est une maladie, les malades s’intègrent difficilement, un documentaire les montrait même en train de se taper la tête contre des murs et des tables en hurlant à la mort. Et depuis le début de la soirée Paul n’a eu aucun de ces comportements, c’est le fait qu’il soit adulte qui rend ce contrôle ou possible ? « Et ça veut dire quoi exactement asperger ? » Je manque de tact, j’en ai conscience et sur l’instant je le regrette un peu. « Enfin qu’est-ce que ça implique ? » je serai bien allée le demander à Google mais mon téléphone s’est éteint il y a quelques minutes, les joies d’avoir un Iphone. « Donc t’es super intelligent, un génie ? » Et ça t’arrive de te taper la tête contre des surfaces dures en période de crise, je poursuis dans ma tête, je n’ai aucun filtre mais il y a des limites.
Je me sens ravis lorsque Chadna semble apprécier la pizza, du moins c'est ce qu'elle me dit. Être un bon hôte règle numéro un selon Sara, la bouffe. Etant donné qu'il est proscrit que je cuisine, j'ai trouvé des alternatives, comme la meilleure pizzeria de la ville. Et son plaisir non dissimulé sonne à mes oreilles comme une petite victoire. Néanmoins s'enchaîne rapidement derrière le sujet que je déteste aborder. Mais c'est vrai, j'aurais bien été incapable de l'envoyer bouler ou encore de trouver une excuse parce que le mensonge était une chose dont j'étais incapable, même si je l'avais voulu. Les questions s'en suivirent forcément, et elle me braquèrent un peu plus. Mais ce n'était pas à cause d'elle, pas à cause de ses questions, c'était parce que j'avais peur de sa réaction lorsque je lui décrirais machinalement et dans les termes que je connaissais par coeur ce qu'était ma neuroatypie. Je pris une nouvelle fois une profonde inspiration, pour me saisir du maximum de mon courage et le regard toujours fixé sur le mur je me mis alors à expliquer ce que j'étais. Au moins, elle, elle avait eut l'obligeance de demander et de s'y intéresser avant de directement passer aux moqueries et aux critiques. Ce qui me détendait au moins un peu. Ca me donnait une chance de montrer que non, je ne bavais pas, et je ne me frappais pas la tête contre les murs. Encore que, je trouvais ça dommage que les gens se moquent de ça, les autistes purs étaient seulement plus atteints que nous, et n'avaient pas ce QI que nous, les Aspergers nous avions. C'était plutôt l'inverse, ils avaient un retard mental, et il n'y avait rien de drôle là-dedans. Du moins c'était mon avis. « Je suis surdoué, oui. J'ai un QI largement au delà de la moyenne. Je parle normalement comme tu as pu le constater par toi-même. J'ai simplement du mal avec... Les conventions sociales. Je n'utilise jamais la communication non-verbale, tu l'auras sans doute remarqué. Je ne souris pas, par exemple. Parce que ce n'est pas naturel pour moi. Et je ne comprends pas tout ce qui est abstrait, comme le second degrés. Je sais ce qu'est l'abstrait mais je ne le comprends pas. Je ne peux vivre qu'en me fondant sur des faits réels. J'ai parlé très tard, seulement après mes 3 ans, mais je lisais déjà. Et je dis à peu près tout ce que je pense. Du moins tant que ça relève de faits réels et non de sentiments. Je peux par exemple te dire que James est un abrutis. Parce que c'est un fait réel. Mais je ne peux pas te dire ce que moi je ressens vis à vis de lui. J'ai quelques TOCS aussi, dont la propreté. L'alignement des choses et le fait qu'elles doivent toujours être à une place précise, au milimètre près.» Et chaque instant, chaque conversation me demandait un effort plus élevé que pour la majorité des gens. Je devais me concentrer plus, parce que parfois se glissaient des mots ou expressions que je ne comprenais tout simplement pas, alors soit je déduisais, soit je demandais, du moins quand j'étais avec quelqu'un qui je le savais, ne se moquerait pas. « Je vois un psy, depuis des années déjà, et j'évolue, lentement. Il m'apprend comment comprendre les expressions sur les visages des autres. Je sais que j'ai encore beaucoup à apprendre, mais je sais aussi que j'en ai besoin si je veux un jour pouvoir être un bon médecin.» Voilà à peu près tout ce que je pouvais lui dire concernant ma pathologie. D'ailleurs pendant tout le temps que j'en parlais, mes doigts n'avaient pas arrêté de se triturer, de nervosité. Mais je me doutais qu'elle avait remarqué que ma voix était toujours égale et ne trahissait jamais aucune émotion. Qu'elle avait remarqué que je ne souriais jamais. Qu'elle avait remarqué que je ne disais jamais rien d'abstrait. Au final, le peu de personnes qui s'intéressaient réellement à savoir ce que j'étais, finissais toujours par dire "Maintenant que tu le dis c'est vrai que..." J'étais juste un humain comme un autre, avec des difficultés sociales.
La meilleure façon de me décrire ? Une personne manquant de tact, une personne à qui on n’a pas attribué un filtre entre son cerveau et sa bouche, et ce soir également. A quoi bon tergiverser au fond ? J’ai des questions en tête, des incompréhensions qui subsistent et au lieu de me triturer les méninges à deviner au point d’inventer des centaines de possibilités. Le plus simple est donc d’interroger le principal concerné, au mieux il me répondra et fournira les informations complémentaires, au pire m’enverra sur les roses et je m’en remettrai. Surprise, Paul m’offre une explication et prend même le temps de tout détailler de sorte que mon cerveau puisse suivre la définition des termes techniques utilisés. Détruisant au passage les clichés des autistes présents dans mon esprit. Et dieu seul sait à quel point il y en a. On a beau dire que la télé c’est rien, mais ça parfait une façon de penser comme par exemple considéré tous les bazanés comme dangereux et dans le cas de Paul, les autistes passaient des journées entière à s’éclater la gueule contre les murs, hurlant ou bien encore se roulant par terre. Je connecte au mieux mes neurones pour qu’ils puissent traiter les informations qui sortent de la bouche de mon hôte. Il est donc surdoué, ça ne me surprend qu’à moitié, il a ce petit air de premier de la classe qui comprend ce que le prof dit sans que ce soit répété, très différent de moi en somme. Et de James, probablement. « Donc t’es plus porté sur les faits que sur l’affect » je hoche la tête doucement, mon ton est distrait signe que je suis en proie à une profonde réflexion. « Donc si t’es triste, content, agacé tu pourrais pas le dire ? » j’ai des difficultés à comprendre ni à visualiser la chose. Pourtant j’entends bien ce qu’il me dit mais c’est à des années lumières de ce que je connais. « Par exemple » j’abandonne ma part de pizza sur l’assiette et me risque à un geste qu’il pourrait juger inapproprié : je me rapproche un peu plus de lui et vais jusqu’à poser ma main réconfortante sur ces doigts qu’il n’arrête pas de triturer. « quest-ce que ça te fait d’avoir ma main comme ça ? » J’ai beau m’être torturée les méninges sur ces propos mais sûrement pas sur ce geste, comme d’habitude. Soudain, je suis frappée par une nouvelle question « Tu dis ce que tu penses tu m’as dit, mais pourquoi tu dis pas à James d’aller se faire foutre ? C'est également un fait non ? » Oui je suis restée sur ce point, qui ajoute une pierre au mystère que Paul représente.
En cet instant, je sentais bien que Chadna s'interrogeait sur moi, les rares regards que je lançais dans sa direction me confirmaient ce fait, puisque je voyais bien à son regard qu'elle réfléchissait. C'est vrai que j'étais probablement un mystère, et ce même pour moi-même. Il y avait beaucoup de questions pour lesquelles j'ignorais les réponses, probablement parce que certaines façon de se comporter des neurotypiques m'étaient étrangères et je ne les comprenais pas. Je vivais un peu dans ce monde, en en étant exclus. J'étais un peu un étranger sur cette terre. On aurait pu comparer ça à un animal albinos au milieu d'une meute. C'est un peu cette vision là que j'avais de moi-même, d'ailleurs. Aussi, Chad souligna que j'étais plus porté sur les faits concrets, je décidai donc de préciser son affirmation, toujours aussi nerveux. « Oui. Tout doit être rangé dans des cases, je dois pouvoir comprendre et l'expliquer par des faits probants.»Je m'attardais énormément sur les faits scientifiques, comme beaucoup d'Aspergers. Je ne comprenais simplement pas les figures de style de type comparaisons abstraites ou encore le sarcasme. Je prenais tout au premier degré, et parfois ça pouvait faire des ravages. « Je suppose que non. J'ai des... Réactions physiques qui le montrent, comme tout le monde. En général, je pleure. Je peux me mettre en colère aussi, mais souvent dans ce cas là, je crie sur la personne qui m'a énervé, et je pleure.» Et autant dire qu'il était extrêmement rare que je m'énerve. Et ce quelle que soit la sensation éprouvée, du moins dans le négatif. C'était bizarre, à la fois agréable et désagréable de parler de ça avec elle. Au fond elle était toujours plus ou moins une inconnue, mais une inconnue qui cherchait au moins à comprendre. Rares étaient les personnes qui avaient agit comme elle, et chaque fois que ça m'arrivait, ça m'aidait au moins à me sentir un peu exister. Comme un être à part entière, et pas comme une bête de foire. Alors oui, je pleurais, très facilement. Je pleurais, sans aucune expression sur le visage. Et ça ne durait jamais longtemps, très vite j'usais de mon mécanisme de défense. A savoir tout enfoncer quelque part au fond de moi, et oublier. Lorsque sa main vint se poser sur la mienne, je pris une profonde inspiration, m'efforçant de toute mon âme de ne pas avoir la réaction de recul peut-être brutale que j'aurais eut en temps normal. Je baissai donc les yeux pour l'observer un long moment en silence. Je tolérai les contacts physiques avec mes proches, en général, mais ce n'était pas pour autant que j'aimais ça. J'avais simplement appris à l'accepter, comprenant par la force des choses que les gens faisaient ça par amour, compassion, empathie. « Disons que... J'ai appris à le tolérer. Mais je ne... Suis pas capable de faire la même chose.» Je ne comprenais que très mal les règles de bienséance, et je ne savais jamais quand il était bon de donner un geste d'affection à quelqu'un. Je n'avais d'ailleurs jamais connu l'amour, pourtant c'était depuis presque toujours un sentiment qui m'intriguait. Intimement convaincu qu'un tel sentiment incontrôlable me forcerait à développer ce concept d'affection, au moins avec une personne, celle que j'aimerais de cette façon là. Puis le sujet revint sur le fameux James. J'écartai donc doucement mes mains de la sienne, pour reprendre le contrôle de moi-même, et pris un instant de réflexion pour trouver comment formuler mes mots, sans pour autant passer pour une espèce de victime, ce que dans le fond j'étais, malgré moi. « Je l'aurais fais, avant. Mais les coups de pieds dans les cotes, ça fait mal.» Dis-je simplement. Alors non, je ne lui aurais pas dis d'aller se faire foutre, mais sans doute lui aurai-je dit qu'il était un crétin congénital hautain et inintéressant. Et je me serais retrouvé une fois de plus au sol, à me faire tabasser. Parce que oui, physiquement j'étais plus ou moins incapable de me défendre. J'étais incapable de semer qui que ce soit dans une course poursuite. Incapable de frapper qui que ce soit. « Je me doute que tu as autant de mal à me comprendre que j'en ai à vous comprendre... Mais tu sais, en général, il suffit de m'expliquer les choses, et je les apprends.» C'est ce qui se faisait doucement avec les conventions sociales par exemple, comme dire "Bonjour" ou "Merci". Ou encore quelques expressions faciales. Je retournai donc mon regard vers elle, pour lui adresser un sourire aussi normal que possible. Evidemment il était un peu bizarre, mais l'intention y était. C'était comme un moyen de lui montrer, que j'apprenais, petit à petit, des choses qui semblaient évidentes pour le commun des mortels.
Des questions, des questions et encore des questions. J’ai l’impression que plus Paul, plus des interrogations s’ajoutent, le pauvre, il ignore vraiment dans quoi il s’est fourré. Déjà faire face à une nana aussi curieuse que moi c’est compliqué, mais quand je ne pige rien, c’est encore pire. Pourtant, il s’applique, il essaie, on se croirait presque dans l’autisme pour les nuls. « Je vois » je dis quand il m’affirme que tout doit être dans des cases, ça doit pas lui faciliter la vie d’être dans une société où tout le monde tient à s’affranchir des étiquettes… bon sans forcément y parvenir et le plus souvent de manière hypocrite. On dit adieu aux cases, aux définitions pourtant j’ai l’impression qu’on y a plus que jamais recours. « Donc faut que l’émotion soit hyper intense et le plus souvent ta réaction c’est de chialer ? » il n’y a pas de jugement dans ma question, juste la volonté de suivre son raisonnement. C’est intéressant la façon dont cette soirée a tourné, j’ai cru qu’on se taperait une pizza et tout le monde au lit… chacun dans son lit même si avec de téquila ça peut être sujet à du changement. Bref, tout ça pour dire que je n’ai jamais pensé que je me lancerai dans de profonde discussion sur l’autisme, on ne le répètera jamais assez, le voyage est la clé à évolution de soi. Ou amélioration d’ailleurs. Toujours dans une optique de meilleure compréhension, j’amorce un contact physique car on dit souvent que les autismes n’en sont pas très fans donc je verrais concrètement la manière dont Paul gère ses émotions. Bon point il ne pleure pas, donc ce n’est pas une forte émotion ou il a juste appris à faire avec comme il me l’explique. « Les contacts physiques sont surfaits de toute façon » je hausse les épaules, je pense en avoir perdu l’habitude à la mort de mon père et aujourd’hui mis à part une bonne partie de jambes en l’air, je le tolère difficilement. J’imagine au passage que le concept de parties de jambes en l’air est étranger à Paul, ce serait pousser sur sa gentillesse que de lui poser la question n’est-ce pas ? J’ai déjà un peu poussé en parlant de sa pathologie et plus encore de c qui se passe entre James et lui. « Le fils de pute » ça m’échappe quand j’ai confirmation de la relation que les deux hommes entretiennent. Le classique joueur de football et l’intello de la classe. « Tu devrais lui casser les dents parce que c’est pas normal ça » il a dit qu’il suffit de lui expliquer pour qu’il comprenne n’est-ce pas ? « ou mieux tu paies quelqu’un pour le faire » s’il y a bien quelque chose que je déteste c’est ceux qui s’en prennent aux plus faibles, c’est trop simple en plus d’être ridicule au possible. « J’peux même m’en occuper, je quitte le pays dans quelques jours et il osera jamais dire qu’une fille lui a cassé la gueule » je le pense, que Paul soit d’accord ou pas, je vais sûrement faire un tour par chez James pour le remercier de m’avoir trouvé un toit pour la nuit et lui rappeler comment traiter les autres. « Tu devrais apprendre à te défendre aussi, le monde est dangereux et y a beaucoup d’enfoirés en liberté »
Je me reculai dans le canapé, collant mon dos au dossier de ce dernier. Probablement un moyen de contrecarrer l'inconfort de la discussion par mon confort physique, bien que mon dos me faisait toujours souffrir. Et dire que je n'avais pas encore commencé les gardes endiablées et les heures en salle d'opération. Je me demandais comment mon corps réagirait à ça. Mais la conversation et surtout les interrogations de Chad continuèrent leur cours naturellement. « Parce que c'est la seule émotion que je n'arrive pas à contrôler.» Emotion était un bien grand mot, mais pour une raison que j'ignorais, je n'arrivais que très rarement à contrôler mes larmes. Par exemple, aussi paradoxal que ça puisse paraître je n'avais jamais versé une seule larme au décès de Jim, ou encore à la disparition d'Allan. Je supposai alors que c'était plutôt la colère ou les propos discriminatoires qui me faisaient pleurer. Ou sans doute le fait de me sentir dépassé par les événements, de me sentir impuissant. Au final, j'étais effrayé par ce que je ne pouvais pas contrôler, donc forcément quand on se moquait de ma pathologie ça me rendait fou puisque... Qu'est-ce que croient les gens ? Que je n'aurais pas aimé être "normal"? Que je n'aurais pas préféré naître sans cette difficulté à m'intégrer au monde ? Quelques années en arrière j'aurais sans doute prit l'insulte de Chadna au premier degré, mais heureusement je l'avais depuis entendu suffisamment de fois pour savoir ce que ça voulait dire. Ca m'arrangeait dans le fond, ça m'éviterait de passer pour l'abrutis que je n'étais pas en lui demandant ce qu'elle voulait dire par là, ou en lui expliquant que la mère de James n'était probablement pas une prostituée bien que j'ignorais cette information pour tout dire. Ce n'est pas comme si lui et moi étions assez amis pour parler de ça. « Je n'aime pas tellement la violence. Et je n'ai pas tellement de force.» Ce qui était plutôt étonnant pour un mec gaulé comme moi, non ? J'étais grand, plutôt musclé et carré. Pourtant je ne mangeais presque rien et le seul sport que je faisais, se résumait dans les heures de marche que je faisais tous les jours, ne serait-ce qu'en tournant en rond dans mon appartement pour essayer de faire disparaître les crises d'angoisses qui pointaient le bout de leur nez. « Et tu sais, si je payais quelqu'un pour faire ça, je me sentirais sans doute obligé de le lui dire avant que ça n'arrive.» Garder les secrets et surtout faire bonne figure, c'était pas tellement mon genre. Enfin les secrets passaient encore, mais faire semblant... C'était juste pas possible. Et puis qui aurait accepté de faire une chose pareille pour moi? Chad apparemment, du moins c'est ce qu'elle me proposa ensuite. Je dois avouer que cette proposition me surpris profondément. Nous nous connaissions à peine après tout. « Je suppose que quoi que je dise, si tu décides de le faire, tu le feras.» J'avais bien cerné le personnage. Je savais que si elle décidait d'aller lui mettre son poing dans la gueule ce n'était pas mon avis qui allait l'en empêcher, et elle connaissait mon avis sur la question. Il n'en demeurait pas moins que je lui en serais probablement un peu reconnaissant si elle faisait ça. Mais évidemment ça je ne le dirais pas. « Comment veux-tu que j'apprenne à me défendre ?» Pour faire une chose pareille il faudrait déjà que je me débarrasse de ma peur des coups, pour apprendre à en recevoir et surtout à en donner, ce qui n'était pas gagné du tout. Un coup d'oeil sur ma montre me suffit à comprendre qu'il était déjà tard, et qu'il fallait que je me couche à une heure raisonnable pour assumer les cours le lendemain. Aussi je me levai et me rendis dans ma chambre pour récupérer un coussin pour le moins rembourré et une couverture, lui ramenant le tout dans le salon. « Je vais aller me coucher, maintenant. Demain matin j'appellerais l'ami de mes parents.» Evidemment "bonne nuit" et toutes ces petites choses ce n'était pas mon genre, néanmoins j'espérais lui avoir fait comprendre qu'elle pouvait faire comme bon lui semblait... Regarder la télé, prendre une douche, dormir, tout ce qu'elle voulait. Je retournais donc dans ma chambre et m'allongeait dans mon lit après m'être déshabillé.
************ Le lendemain je me réveillais aux alentours de sept heures, allant prendre une douche rapide et m'habillant pour ma journée. Puis je pris mon portable et téléphona le plus discrètement possible à l'ami de ma famille. Quand il fut l'heure de partir, constatant que Chad dormait toujours, je décidai d'écrire un petit mot sur un post-it que j'alla ensuite poser sur la table basse à sa vue. Chad, Mon ami t'attend à l'hôtel, tu n'as qu'à dire que tu es l'amie de Paul. Il a dit que tu pouvais rester aussi longtemps que tu le voulais. Claque la porte derrière-toi en partant. Inconscient de la laisser seule dans mon appartement ? Sans aucun doute, mais il n'y avait de toute façon pas grand chose à voler chez moi, à part ma console. Mais autant j'y tenais, autant je n'apportais que peu d'importance aux choses matérielles. Aussi, toujours aussi discrètement je sortis de l'appartement et me rendis à la Fac.